Vacarme 07 / chroniques

météo d’hirondelles

par

en hommage à Guy Jarry du Muséum d’Histoire Naturelle

Une hirondelle ne fait pas le printemps, et pourtant lorsqu’en mars le ciel encore tendu retentit brusquement du babil de l’une de ces voyageuses au long cours, le printemps s’engouffre par les fenêtres. Corsetée de noir, ailes finement biseautées, queue échancrée en V, dos lustré comme l’acier, ventre blanc, l’élégante aborde son nid de l’année précédente et, s’il se trouve à l’intérieur d’une étable, elle se lance dans un bavardage étourdissant jusqu’à ce qu’on lui octroie le passage. Amoureuse de la chaleur, attachée aux âtres et aux êtres humains, l’hirondelle de cheminée maçonnait autrefois son refuge dans les cheminées à bois — d’où son nom. Du printemps à l’été, les silhouettes de ces passereaux, fines comme une ligne d’encre, tracent dans le ciel les figures les plus audacieuses. Leur vol ramé (elles prennent appui sur l’air comme des rames sur l’eau) épouse les mouvements des proies qu’elles poursuivent : le bec qu’elles ont largement fendu happe le plancton aérien au ras des plans d’eau et des champs par temps humide, en altitude par temps sec. Leur séjour marque le temps des amours, l’éclosion des couvées et le nourrissage des hirondeaux insatiables qui grandissent au rythme de 400 repas par jour avant de s’entraîner aux looping aériens.

Mais l’été passe à son tour, la mollesse de l’air fléchit, le jour s’éteint plus tôt, la belle saison tire à sa fin. Au terme d’une chasse frénétique, grasses à souhait, les annonciatrices du printemps se préparent à rallier l’Afrique. Elles s’assemblent en pépiant le long des fils électriques ou dans les roselières et s’envolent par nuées de centaines, de milliers, ou de dizaines de milliers d’individus. Le ciel se pointille une dernière fois de leurs silhouettes sombres. Nous restons là, devant les coupelles grises de leurs nids désertés, sans carnet de bord et sans correspondance, un peu perdus, un peu pantois. D’où vient ce sentiment aigu d’absence qu’elles nous laissent ? Est-ce leur vivacité, leur cri joyeux, cette façon singulière de traverser l’espace où nous vivons en trois coups d’ailes, d’apparaître sans crier gare et de disparaître en un tournemain, cette insolence avec laquelle elles effleurent nos toits, nos murs et nos sentiers qui nous manquent ? Nous restons là, sans elles, incapables de quitter ce sol d’où elles nous permettaient, en les suivant des yeux, d’échafauder des perspectives inédites, de deviner la sensualité de l’air et la griserie de la vitesse.

Les hirondelles ont rendez-vous avec la chaleur. Une moyenne de 44 km à l’heure, 250 à 400 kilomètres par jour, repos de nuit. Le voyage est long et éprouvant. Elles chantent pour maintenir le contact entre elles, déchiffrent le paysage — leur rétine détecte les ultraviolets du soleil au travers des nuages —, auscultent le bruit du vent sur les chaînes de montagnes, le roulement des vagues, les orages, que leur oreille sensible aux infrasons perçoit.

Quel est le mystérieux signal qui déclenche ce réflexe migrateur ? On ne sait pas encore si c’est une « horloge interne » ou la diminution de la lumière du jour, mais la mémoire prodigieuse qui les ramène, infailliblement, chaque printemps au même nid, les conduit aussi infailliblement en Afrique Sahélienne. C’est là leur villégiature... Point de nid, point d’attache, parties de chasse en bandes, moucheronnage éperdu dans les oasis, indigestions de fourmis et de termites ailées, repos et, plume à plume, mue lente et livrée neuve... Prêtes pour un nouveau départ, elles traversent à rebours les déserts, les mers et les montagnes, retrouvent les mêmes étapes, empruntent les mêmes voies pour lire la vaste carte qui s’étend au-dessous d’elles et les guide chacune jusqu’à cette région d’élection où les jours rallongent peu à peu et où nous attendons qu’elles refassent le printemps...

Que se passe-t-il, vous demandez-vous, si l’on encage un migrateur, si l’on retient prisonnier ce petit corps ailé mû deux fois l’an par un si puissant appel du voyage ? Incapable de quitter un hémisphère pour rejoindre l’autre, l’oiseau est pris d’une excitation que rien ne distrait, d’une danse folle et voletante, d’une énergie qu’il déploie en vain et qui s’interrompt au terme d’une durée correspondant au voyage qu’il aurait dû accomplir...