Vacarme 07 / attentions

« on n’est pas obligé de subir. »

Bénédicte Prouvost est sociologue et assistante sociale. Une partie importante de son activité s’exerce actuellement au sein du BAPU (Bureau d’Aide Psychologique Universitaire). Son engagement professionnel est aussi, et de longue date, un engagement militant.

VACARME : Défendre les gens, en prendre soin, comment cela passe-t-il dans votre travail par la prévention ?

Bénédicte Prouvost : La dimension de la prévention dans le travail social m’a toujours intéressée, dans mon travail avec des populations très différentes : j’ai travaillé avec des immigrés, avec des handicapés, et maintenant ici (au BAPU). On pourrait penser que ce sont des publics qui ne posent pas du tout les mêmes problèmes, mais en fait, il y a tout de même une dimension qui est commune à tous ces groupes, c’est que, lorsqu’on est dans une relation de travail avec des personnes qui vous font confiance, on se dit : « Mais comment en sont-ils arrivés là ? » On essaie de comprendre, et on se dit qu’au fond, souvent, on aurait pu éviter ce pour quoi ils en sont là. En tout cas, à mon niveau, je vois la prévention comme quelque chose qui permet d’aller mieux plus vite, qui évite qu’on soit dans la difficulté. Non qu’il faille éviter la difficulté à tout prix ; les difficultés, c’est important aussi dans la vie, de les traverser, avec des gens qui peuvent les comprendre ; mais, tout de même, je veux croire qu’on peut aussi travailler avec les gens quand ils vont bien. On peut anticiper les choses avec eux, on peut éviter qu’ils aillent mal. Alors ici, au BAPU, on accueille les gens dans une demande temporaire, sans que ce soit nécessairement pour quelque chose de très grave, plutôt à l’occasion d’une difficulté à un moment donné ; si on est écouté au bon moment, je pense que cela permet d’éviter que des situations ne deviennent plus compliquées après, ne se referment sur elles-mêmes, et conduisent par exemple à l’hospitalisation, ou à d’autres situations d’impasse. En fait, c’est une espèce de mise en perspective...

VACARME : Quelque chose comme l’ouverture d’un espace qui n’existait pas...

B. P. : Voilà. On est devant des moments comme on en a tous vécus, où on tourne un peu en rond dans sa vie, on ne voit pas de débouchés, on se sent seul, et puis bon, on essaie de se sortir de cette boucle qui vous enferme, et un champ de réflexion peut s’ouvrir par le dialogue avec quelqu’un, l’échange ; si bien que, d’un seul coup, on peut voir la situation autrement. Je crois que c’est un peu comme ça, le champ du travail social. Je pense à plusieurs situations, et aussi à des gens parmi lesquels certains ont pu avoir, très jeunes, un parcours difficile, avec parfois des moments d’hospitalisation psychiatrique. Une structure comme celle du BAPU permet à certains de contrôler par exemple leur besoin d’aller à l’hôpital : ils choisissent d’être suivis ici, par un thérapeute, et mon rôle, lorsque quelqu’un s’adresse à moi, c’est d’aider à ce que se retissent des liens avec l’extérieur, avec le monde social. Les demandes qui me sont adressées sont très variées : ça peut aller de l’aide pour trouver un logement qui fasse sortir d’un enfermement dans la solitude ou dans la famille, à la discussion sur tel ou tel terrain d’activité, que je peux éventuellement, sur la base d’une sorte de contrat que j’établis avec le jeune, partager avec lui. Je me suis aperçue, à l’occasion de certaines des expériences que j’ai eues ici, que, pour bien des jeunes, très isolés pour diverses raisons, la réouverture de possibilités d’insertion dans la vie avec les autres passait par un travail très concret sur le partage avec eux de temps communs, et autant que possible dans le plaisir !... Mon travail, en fait, c’est d’arriver à imaginer avec quelqu’un quels seraient pour lui les chemins de l’implication dans un monde avec d’autres. Ce que je veux, c’est que l’accès au droit de penser puisse leur être rendu. Car lorsque quelqu’un a eu, ou est menacé d’avoir, un statut de malade, souvent il intériorise cela au point que sa pensée aurait à se conformer à cela : être malade.

VACARME : Comment défaites-vous ce statut social de malade, intériorisé, qui risque de mettre quelqu’un hors circuit ?

B. P. : C’est compliqué, ça pèse ; plus vous avez eu ce statut longtemps, et plus les croûtes sont épaisses... Je crois qu’on retrouve le chemin de la pensée, parce qu’il y a un échange qui fait plaisir, parce qu’on arrive, avec des situations finalement quotidiennes, à repenser la réalité, à ne pas la subir. Je me rends compte aussi que je travaille beaucoup sur le futur, que c’est un espace qui m’intéresse, parce que c’est l’espace du désir. C’est : qu’est-ce qu’on aimerait faire ? Si l’on n’avait plus d’entraves, comment serait-on ? C’est un espace de rêve, de contraintes aussi, mais les contraintes sont anticipées, on peut les voir à distance, donc on peut les apprivoiser...

VACARME : Cela a à voir avec la prévention, justement, dans un sens bien plus fort...

B. P. : Oui, on peut essayer d’éviter d’être enfermé dans la répétition...

VACARME : Vous avez travaillé aussi avec des immigrés...

B. P. : Oui, j’ai travaillé longtemps avec des immigrés, d’Afrique du Nord. Et j’ai encore envie de parler du temps... Parce que ce qui est caractéristique, avec les immigrés, c’est justement la rupture. Il y a eu le temps où on vivait chez soi, le temps où on est arrivé en France, le temps que l’on construit ici, et aussi le temps où on va retourner là-bas. Plusieurs dimensions, très fortes quand on travaille avec des immigrés. Ce qu’il y avait dans leur famille, avant, qu’ils ont quitté ; ce qu’ils ont trouvé ici : l’échec, l’hostilité ; et puis, ne vivre que pour l’avenir : « Mais quand on sera chez nous... » Je me souviens d’un travail que nous avions fait avec des groupes de femmes maghrébines qui ont complètement subi l’immigration. Dans notre local, on faisait très régulièrement des fêtes : elles n’avaient pas la place de faire des fêtes dans leur HLM, nous avions un grand local, alors on faisait la fête avec elles ; et puis, de fête en fête, on s’est rendu compte qu’il y avait plein de choses qu’elles avaient envie, collectivement, de dire ; et puis qu’elles s’échangeaient des recettes, qu’elles regrettaient le tissage, des tas de choses comme ça, des gestes... Et on a eu l’idée de faire une coopérative de produits artisanaux. On avait carrément rêvé ! Comme on était en grande banlieue, il y avait encore des terrains, on s’était dit qu’on pourrait acheter des moutons, à plusieurs familles... Puisqu’ils allaient les manger à l’Aïd, autant les acheter vivants ; ceux qui étaient sans travail auraient pu les garder, après ça on aurait tondu les moutons, les femmes auraient fait le tissage de la laine, et puis des tapis qu’on aurait vendus. Comme ça, on aurait refait la boucle...

VACARME : C’est intéressant, parce que ce ne sont pas des utopies, mais c’est plutôt que, dans ici, on introduise comme une poche de ce qui était censé être complètement ailleurs ; que l’ailleurs, il soit là, en fait...

B. P. : Oui, donner l’espace pour que ça existe, reconnaître que ça existe. On s’est heurté évidemment à toutes sortes d’obstacles, ensemble. Et on a vu qu’à moi, qui étais française, travailleur social, on me mettait des bâtons dans les roues, autant qu’à eux, qui étaient immigrés. Je crois beaucoup à ce que dit Guattari, il me semble, que lorsqu’on est proche de son désir, eh bien on trouve toujours la loi... Ça m’a donné toujours envie de bouger, car la loi, elle est là pour que l’on vérifie sa pertinence, aussi ; elle agit comme cadre, mais ce n’est pas un cadre immobile, ça peut bouger.

VACARME : Il y a aussi la question de l’intériorisation de certaines normes, qui conduit parfois les gens à se sentir très mal ; vous avez dû vivre cela dans votre travail, comment ce qu’on catalogue souvent très vite comme pathologie tient en fait à ce qu’on s’est coincé pour intérioriser tel statut, tel discours, qui en fait ne sont pas pertinents...

B. P. : Oui, il y a ces normes subies, qui ne sont pas celles qui valorisent lorsqu’elles sont aussi, comme dirait Durkheim, désirables. J’essaie de voir comment elles ont attaqué les gens, jusqu’où elles ont pénétré...

VACARME : « Attaqué » comme un acide ?

B. P. : Oui, je pensais à du calcaire exactement, comme si ça avait entartré la personne ; ça ne circule plus, ça ne respire plus. Il me semble que ce que j’aime bien faire avec les gens, c’est de repenser ça avec eux ; souvent ils sont dans des carcans, ils croient que s’ils ne font pas ça il va y avoir ça, ils fonctionnent beaucoup dans le chantage social, et à la peur aussi... On essaie de repenser ensemble pourquoi ça marche comme ça, et jusqu’où on est censé accepter ça. Il faut d’abord savoir de quoi on souffre, par rapport à cette norme. J’essaie de décoller un peu les choses. On n’est pas obligé de subir, on n’est pas obligé. Donc on essaie de retrouver de la liberté. Bien sûr, on est déterminé, mais dans des situations où tout le monde est déterminé, il y a quand même des gens qui font autre chose.

VACARME : Et vous, vous travaillez dans les interstices à partir desquels ça se décolle...

B. P. : Voilà ; et je fais des propositions, parce que je trouve qu’il faut se mouiller. C’est mon côté peut-être un peu militant... Ce sont des boulots où il faut donner de soi. Pas pour le modèle, pas pour la pédagogie du modèle, mais parce qu’il faut se mouiller socialement ; montrer qu’on existe, montrer qu’on est disponible, qu’on est prêt à donner de son énergie, de son temps, de son désir, de sa réflexion : c’est cela que j’appelle se mouiller. On doit dire ce qu’on ne trouve personnellement pas bien ; la morale y joue dans cette affaire. Je m’implique. Je peux dire par exemple : « Ce qui vous arrive, là, je trouve ça dégueulasse. Donc on va se battre. » Parce qu’il faut retrouver quelque chose de légitime. Ce n’est pas comme ça, par hasard, que les choses arrivent ; on n’est pas hors du champ politique. Et puis, on peut montrer aux gens qu’on a des limites, on n’est pas très puissants, nous, comme travailleurs sociaux, mais on n’est pas non plus impuissants. Il faut avoir conscience de sa propre puissance. La puissance est relativement peu importante dans la hiérarchie, mais, personnellement, on peut beaucoup de choses. On existe personnellement, et ça, j’en suis convaincue.

VACARME : Et c’est cela aussi sans doute qui permet aux gens de retrouver le droit d’exister personnellement...

B. P. : Oui, on n’est pas aux mêmes places, mais ils ont un espace où ils peuvent, eux, prendre leurs responsabilités.

VACARME : Il y a des affects, d’indignation par exemple, avec lesquels vous travaillez...

B. P. : Oui. Les rencontres que je fais me touchent en tant que personne : en tant que femme, en tant que citoyenne. Elles peuvent me toucher à plusieurs niveaux, d’ailleurs, pas toujours le même. Ma réponse est porteuse — je veux peut-être employer un grand mot — d’un peu d’humanité. Au nom de l’humanité, je suis indignée par l’injustice.

VACARME :Auriez-vous des exemples ?

B. P. : Eh bien, je me suis beaucoup bagarrée par exemple pour des histoires de logement. Quand vous voyez des gens qui habitent dans des taudis, insalubres, c’est quelque chose qui vous révolte complètement. Et quand vous voyez le peu de moyens que vous avez pour faire changer la situation... Bon, maintenant, des associations s’en occupent, mais, à une époque, je me souviens qu’on ne pouvait pas se contenter de rester dans son rôle de travailleur social, on ne pouvait pas faire croire aux gens que puisqu’ils avaient leur inscription à l’office d’HLM, ça allait changer ; on savait bien que ce n’était pas vrai. Donc quand des gens allaient être expulsés parce qu’ils n’avaient pas payé leur loyer, dans les années 1970, la réponse était alors directement d’aller à la mairie. Je travaillais dans une mairie PC, on avait les élus avec nous, et le jour où les huissiers arrivaient, vous voyiez cinq adjoints au maire avec le bandeau tricolore, et on se battait physiquement ; c’est-à-dire qu’on empêchait, avec notre corps, on se tenait comme ça (gestes) pour empêcher les huissiers d’entrer, avec les gosses derrière nous, et c’était notre corps qui faisait un bouclier, contre la société. Je garde des souvenirs très forts de cela. Ce n’était pas marqué dans notre contrat de travail !... (Rires) Mais bon, c’était dans mon contrat éthique, si je ne l’avais pas fait, je n’aurais pas pu me regarder dans la glace. Et puis il y avait quelque chose de collectif, on savait que des copains faisaient la même chose ailleurs. Il fallait occuper son terrain, là où on était, avec toute son énergie, et on savait que les copains faisaient pareil, et c’est comme ça que la société changeait. Les révolutions minuscules...

VACARME : Vous évoquez les années 1970, comment voyez-vous les choses aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous paraît s’être transformé, dans les souffrances que vous rencontrez, dans les manières d’y répondre ?

B. P. : En lisant le bouquin de Cohn-Bendit, Nous l’avons tant aimée la révolution, j’ai réalisé la négation du corps avant les années 1970. Les filles n’avaient pas le droit à la contraception, etc., ça avait été une génération sous cloche en quelque sorte. Et ça m’a frappée parce que la façon dont on militait dans ces années-là, c’était toujours un truc très physique ; on mettait notre corps en avant, on était toujours très soudés, on se tenait par les bras dans les manifs... Je trouve que ce rapport au corps a changé. La deuxième chose qui me frappe maintenant, c’est la prise en charge des problèmes tout de suite par des spécialistes. Il y a des associations pour tel ou tel problème. Il n’y a plus à mon avis de vue suffisamment globale. Par exemple les copains qui s’occupent du DAL, bon, ils s’occupent du logement, point ; mais le problème d’une fille qui se fait refuser un avortement dans l’hôpital d’à côté, ils n’en ont rien à faire. Les gens qui s’occupent, mettons, de la contraception, etc., ils s’occupent de ça, mais s’il y a des histoires de sans-papiers, ce ne sont pas les mêmes. Je crois que c’est trop émietté. Et je le ressens dans mon travail. Par exemple, si quelqu’un est toxico, je peux trouver tout ce que je veux pour l’aider ; mais si par exemple il commence à fumer un peu trop, on ne peut pas dire qu’il soit encore toxico, et bien je ne peux plus le mettre dans un circuit, parce que ce circuit-là n’accepte que des gens qui sont étiquetés dans leur mal-être, catalogués : alors, il y a tout ce qu’il faut, mais, il faut être ça. Si vous êtes juste avant, ou un peu à côté, ça ne fonctionne pas. Il y a une espèce d’optimisation de la prise en charge, mais c’est assez saucissonné, il faut rentrer dans des cases. Pour ma part, j’ai toujours lutté contre les « tranches de vie », « tel âge à tel âge », je trouve ça complètement stupide... J’ai toujours beaucoup de mal avec des limites imposées... les « créneaux ». Car peut-être que, du coup, on est moins proche de la dimension politique.

Pourtant, les rencontres que je fais avec les gens aujourd’hui me font dire qu’après avoir été longtemps déçus, un peu éteints — on s’est donné du mal pour que ça change, les révolutions minuscules, c’était bien, mais enfin, c’était quand même pour prévoir plus grand, et c’est resté quand même relativement minuscule — maintenant, on est rejoints par les gens, par les jeunes par exemple. Quand je leur dis : « Il ne faut pas accepter, il ne faut jamais accepter, il faut toujours critiquer, même si on n’a rien à dire. », enfin, des trucs de base, comme ça, je m’aperçois que les gens me disent : « Oui, il ne faut pas que ça se passe n’importe comment, quand même, la gauche et la droite, ce n’est pas pareil. », eh bien oui, je dis : « Ce n’est même pas du tout pareil. » On essaie d’en parler ; ceux qui disent que l’extrême-gauche et l’extrême-droite, c’est pareil, je leur dis que non, qu’il n’y a que le mot « extrême » qui soit commun, mais droite et gauche, ça n’a rien de commun ; d’ailleurs, la main droite et la main gauche, il suffit de faire un peu de musique pour s’en rendre compte, ce n’est pas pareil... (Rires) Et c’est ça les étincelles en ce moment, il y a beaucoup de gens qui n’acceptent plus ce qui est intolérable. Et donc il faut être présent. Sortir de la neutralité.