rire pour ne pas voir entracte
par Alain Ménil
Qu’y a-t-il de commun entre le dernier spectacle de Pina Bausch (Le Laveur de vitres), Iets op Bach de Alain Platel, le Glowing Icons de Jan Fabre ou Les Brigands de Schiller montés par Dominique Pitoiset ? Apparemment rien, si ce n’est le lieu de leur représentation (ils ont tous été donnés au Théâtre de la Ville), et la date de programmation (la saison théâtrale 1997-1998). Mais ce serait une fausse hypothèse que de s’en tenir à cette unité de temps et de lieu, qui finirait par incriminer tel public plutôt que tel autre ; or la deuxième version de L’Homme qui, d’après Oliver Sacks, et monté par Peter Brook aux Bouffes du Nord, pourrait sans conteste donner lieu aux remarques qui vont suivre. Comme nombre d’autres spectacles. Car c’est par leur effet sur le public qu’ils méritent d’être rapprochés, aussi différents soient-ils : c’est qu’un drôle de rire, un rire insistant, est venu doubler systématiquement les représentations, comme si c’était devenu la norme constante de réception des spectacles : cet affect serait-il le seul effet qu’il soit possible d’exercer sur le public ?
Ce rire ne nous étonne pas simplement parce qu’il aurait été obtenu involontairement — rien dans ces spectacles ne paraît relever d’une intention comique ou burlesque —, ni parce qu’il s’épanouit dans une totale déconnexion à l’égard de ce qui est censé le susciter ; s’il nous retient, c’est par ce que son mode d’exclamation a d’unanime et de grossier : comme un nappage permanent qui vient tout recouvrir, au point qu’il devient impossible de distinguer entre les émotions, comme de rendre justice à ce qui s’est simplement manifesté sur scène. À cet égard, on peut douter de l’existence d’une véritable critique, tant celle-ci se montre à ce point inattentive aux conditions de réception — lesquelles participent, le sait-on assez ?, des conditions d’existence de l’œuvre elle-même. C’est pourquoi nous voudrions rapidement tenter de décrire cet étrange rire : il ponctue moins les scènes qu’il ne les accompagne d’une sorte de basse continue, indifférente aux accentuations ou aux diverses tonalités d’une scène, qui, à être observée, paraît tout sauf drôle : un acteur se débat avec un texte monté en boucle, dont la répétition devrait produire, plutôt que le rire, un effet d’envoûtement ou de fascination horripilée (Jan Fabre) ; des scènes qu’on pourrait plutôt mettre au compte des allégories possibles de la domination d’autrui et de l’aliénation de soi, et qui explorent les diverses façons dont on ne parvient à exister qu’en s’abîmant dans la négation violente de soi et d’autrui (Alain Platel) ; scènes où la seule façon d’être est d’exister de façon autistique, au point que l’auto-érotisme demeure encore la seule possibilité pour la joie d’advenir ici (Alain Platel encore). Rire énigmatique, que celui qui naît du spectacle du malheur d’autrui — du spectacle de la très grande misère, ou de celui de cette détresse absolue qu’est le fait d’être privé absolument de tout langage propre ; de n’avoir, pour dire la solitude endeuillée de soi-même, que l’abandon aux poncifs de l’injure et de l’obscénité, ou à la déréliction de soi-même (ce qui, dans chacun de ses spectacles, apparaissait toujours, à un moment donné).
Il y a bien longtemps, certes, que rire et pleur ne se distribuent plus en affects respectivement accordés à des genres qui les auraient préalablement identifiés comme une sorte de visée a priori. Pourtant, que le spectacle de la misère puisse être drôle n’implique pas que toute représentation de la misère ou de la détresse fasse rire. De même, qu’un même spectacle puisse mêler le rire et les larmes n’implique pas qu’on puisse indifféremment rire et pleurer, ou qu’on puisse rire là où pleurer s’imposerait. Aussi le phénomène dont nous nous occupons tient-il moins à une redéfinition des partages émotionnels du spectacle qu’à une sorte de constante contamination de tous les aspects du spectacle, par l’indifférente réaction qu’ils rencontrent, et ce, en dépit de l’évidente disparité qui constitue la liste de nos spectacles. Rien ne saurait assimiler, évidemment, les corps miséreux et enfermés dans une sorte de solitude tragique, proche de l’aphasie, qui constitue l’essentiel de la matière et de la manière de Platel (et que ponctuera la musique de Bach comme précédemment celle de Purcell pour La Tristeza complice), au défilé ironique d’icônes glacées prises dans un tourbillon de moins en moins négociable, comme l’étaient les emblèmes d’une certaine contemporanéité médiatique épinglés par Jan Fabre. De même n’y avait-il rien d’identique entre le carnet de voyages de Pina Bausch et les pantins auxquels étaient ramenés les personnages de Schiller par les effets malencontreux d’une mise en scène qui aura préféré surjouer de peur que le spectateur s’ennuie. Dans ce dernier cas, l’observateur agacé pouvait croire que le rire était une manière de répondre à l’appauvrissement qu’une perspective aussi caricaturale fait subir à un texte dans lequel on n’a pas assez eu confiance pour le laisser se déployer, et aux bizarreries duquel on répond par une distance qui se voudrait ironique et supérieure, et qui n’est jamais que l’aveu de notre radicale étrangeté à son propos. Le rire de la salle ne répondait même pas à un parti pris discutable, ce n’était en aucun cas une réplique. Bien au contraire, il était tout de connivence avec les partis pris d’une mise en scène, si tant en est qu’on puisse parler de parti pris là où s’expose avant tout un refus d’assumer la distance qui nous sépare de l’écriture romantique de Schiller. Dans ce rire redondant par rapport à une mise en scène à contresens, il y avait toute la petitesse mesquine que le ricanement oppose à toute grandeur incommensurable à la mesure commune (à ce compte étriqué qui confond la dérision et le grand rire éclatant, tout théâtre vire vite en mauvais mélo).
Une telle constance de la part du public mérite attention. Tout se passe comme si ce rire unanime et univoque constituait dorénavant l’unique mode de réception possible. Indépendant de toute gestuelle particulière, du type de récit ou de jeu pratiqué, ce rire ignore la distance, comme délai de la réflexion, moins par une sorte d’excessive spontanéité, que parce qu’il est, dans son immédiateté résolue, parfaitement programmé : il préexiste au spectacle et ce n’est qu’en apparence que ces spectacles le susciteront. Car ces spectacles n’ont rien qui appelle une telle réaction ; aussi peut-on en conclure que le rire avait déjà commencé avant — avant même la moindre action engagée, et dont le caractère supposé burlesque ou comique finirait par s’avérer, avant même le lever de rideau. Ou plutôt il succède aux interminables conversations privées que le spectacle, en commençant, vient interrompre fort inopportunément. Alors, plutôt que de se résigner à donner son attention à ce qui se donne à voir, là, sur scène, on s’installe dans une sorte de rire mécanique, qui oscille entre le ricanement et la rigolade de potaches. Plus préventif que consécutif, il anticipe l’effet plutôt qu’il n’en résulte.
Ce rire, au fond, n’a plus rien à voir avec ce qui se laisse penser habituellement sous sa catégorisation esthétique en genre (la comédie, le comique, le burlesque, etc.), car il qualifie moins l’appartenance de ces spectacles à des genres déterminés en fonction d’affects spécifiques, qu’il ne signifie avant tout la teneur de la disposition d’accueil du public. Il s’agit d’un rire ontologique, qui participe autant de la consistance musculaire et physiologique du public — disposition à ce point indépendante du spectacle qu’il n’est peut-être pas nécessaire de chercher un quelconque lien entre l’occasion de sa manifestation et la cause de son déclenchement — que de son attitude. Ce rire semble officialiser une manière d’être, une façon de s’asseoir et de se caler dans son fauteuil, à moins qu’il ne se charge de masquer, par un agacement des nerfs, une indifférence profonde au spectacle, en proclamant une euphorie ostentatoire.
S‘il y a des rires qui supposent l’intelligence d’une action exécutée et du regard jeté sur le même monde, il en est d’autres qui en sont totalement dénués. Ainsi en est-il de celui dont nous voulons parler. Flotterait-il en lui un souvenir de bout de gras jamais vraiment discuté, mais toujours acquis préalablement, une réminiscence de mauvaises blagues où l’humour potache le dispute malaisément aux connivences d’avant-boire ? Peut-être, quoique à continuer indéfiniment sur cette lancée, on manquerait l’essentiel, qui est d’obéir à la logique d’un conditionnement plus contemporain : celui des rires préenregistrés qui accompagnent, à la télévision, tant d’émissions, et doivent forcer le téléspectateur à acquiescer à la drôlerie autoproclamée de ladite émission. Le rire ne vient plus éclater comme la sanction heureuse d’un accord, il intervient d’emblée comme signe d’identification du produit. Le rire appartient moins au spectateur en tant qu’il serait l’effet visé au moyen d’une production intentionnelle, il est partie prenante du produit, comme un signal susceptible de déclencher une conduite. Ce qu’il y a alors de surprenant est qu’en se manifestant à la façon des rires préenregistrés, il ne témoigne pas simplement d’un conditionnement particulièrement réussi du public, mais de sa volonté de se conformer aux schèmes qui, jusque il y a peu, relevaient plutôt d’une logique de l’entertainment. Le contresens qui conduit à rire du spectacle de la désolation n’est pas simplement une façon de le désamorcer, en le rendant insignifiant, il témoigne aussi d’une indifférenciation du sens esthétique.
Comme un bruit de fond destiné à faire oublier le vide des situations ou le caractère aseptisé des lieux publics, ce rire est en effet désinvesti de toute articulation signifiante à un univers de signes préalablement compris : à peine suffit-il que le corps de l’acteur surgisse, et déjà il fuse. Nulle action n’est requise, là où suffit un effet allusif de reconnaissance. C’est qu’on a reconnu, sous le personnage ou la figure esquissée, la personne de l’acteur ou du danseur, comme si la relation que le public avait nouée avec l’univers d’un artiste était devenue une relation personnelle avec la personne elle-même. Comme si le public se sentait dans l’obligation de dire : « Je vous ai reconnu. », et nous le signalait bruyamment, quitte à se montrer ignorant des codes de la représentation théâtrale. C’est ainsi que la salle de spectacle devient une annexe de la pièce où il regarde, chez lui, le téléviseur. Au fond, ce rire témoigne de l’abolition progressive de cette distance intime à l’égard de la scène que devait représenter pour le spectateur, la frontière invisible du quatrième mur : de fait, un soir, il nous fut donné de voir, à notre grande stupéfaction, comme à celle de l’acteur, un spectateur ramasser un objet qui était tombé du plateau et le lui tendre...
Ce serait à tort que nous prendrions cette connivence pour une volonté de participation ou d’implication dans le processus dramatique — nous sommes très loin des utopies interactives jouant d’un effacement des frontières ou d’un brouillage des lignes de partage entre salle et scène, entre public et acteurs : il n’y a pas moins « actant », ou plutôt il n’y a pas plus passif que ce public. Car lui répugne plus que tout la moindre désorientation — qui est pourtant le seul véritable bénéfice de l’expérience esthétique. Aussi le rire est-il une manière de lutter contre celle-là, tout en refusant de s’avouer mauvais public. Pas de petit bénéfice : le rire laisse sous-entendre un degré de satisfaction supérieur à la moyenne, en évacuant le risque de s’avouer à soi-même sa déception, son désaccord, sa fureur.
Ceci se double d’un autre phénomène — dont la concomitance demanderait à être soulignée : ce rire semble s’être emparé de salles entières où c’est à peine s’il surnage un maigre souvenir des batailles d’Hernani d’il y a vingt ans. Aussi les rires ont-ils succédé aux prises de position esthétiques que le public s’estimait devoir prendre : les salles divisées, partagées, sont des souvenirs d’antiquaires, et rarissimes sont les spectacles qui provoquent encore quelque effet polémique. Après des années de diète des affects, le public semble dorénavant n’avoir d’autre moyen de signaler sa propre existence que le recours au zygomatique : ultime refuge pour une volonté narcissique de le sursignifier comme effet de reconnaissance — et de dire ainsi non le contentement qui succéderait à la satisfaction d’une attente, mais l’excitation qui préexiste à toutes choses — et d’abord au spectacle lui-même ?
Bien entendu, ce rire a un certain rapport avec ce qui se donne à voir sur scène — mais sous la forme d’un déni. Rire pour ne pas voir, tant il est vrai que cette vague omniprésente semble faire obstacle à une authentique perception ? Sans doute, car ce rire massif, univoque dans sa mécanique manifestation, finit par faire écran. On pourrait raffiner sur les différentes occurrences de ce rire, et considérer que celui qui accompagne maintenant tant de spectacles de Pina Bausch est comme la conséquence non voulue d’une connivence obtenue par le succès lui-même et gagnée par la chorégraphe en récompense de la très grande fidélité qu’elle a organisée dans sa relation au public, en revenant ainsi chaque saison depuis vingt ans au même endroit. Les derniers de ses spectacles la montraient consciente de ce danger (ce qu’on nommerait ailleurs et sur d’autres sujets effet pervers), et elle s’ingéniait à en prévenir la redoutable conséquence : cette cécité qui se double d’une réelle surdité à l’égard de ce qui se dit et se montre sur scène, de différentes façons. En le jouant, afin de s’en jouer, et permettre, le moment venu, à l’émotion de poindre dans sa nudité essentielle — laissant ainsi le silence accueillir le solo tragique d’un Dominique Mercy, par exemple. Encore faut-il à celui-ci plus que du talent pour imposer à une salle dissipée le silence d’une attention à la hauteur de ce qu’exige la magnifique impudeur dont ses solos se nourrissent. Mais cette saison, combien de patience a-t-il fallu au spectateur attentif pour s’abstraire de cette ambiance de foire, qui finit par donner à tant de lamentos, entamés sur fond de détresse, l’allure d’une virée à la Foire du Trône ? Seuls, peut-être, Jan Fabre, Matthias Langhoff ou Jan Lauwers, les années précédentes, sont arrivés à faire taire ce public — qui, de ce fait, obligé de voir pour de bon ce qui s’obstinait à résister à la graisse pommadée de son rire, a fini par comprendre que ce qui se donnait à voir était rien moins que drôle, et en tout cas, pas aimable au sens habituel que lui, public, aime à donner à ce terme et s’imagine savoir ce que c’est qu’aimer un spectacle ou une œuvre d’art. (C’est pourquoi aussi, ce fut l’une des rares occasions où il nous fut donné de voir une salle se vider — tant il est vrai qu’une salle qui se vide signale moins que jamais qu’il s’agit d’un four horrible : c’est sans doute la seule réaction qu’il nous reste quand, oublieux des grandes querelles esthétiques, nous jugeons incivil de siffler un spectacle ; en tous cas, c’est à peu près le seul signe visible aujourd’hui d’un rapport un tant soit peu concerné par le spectacle.)
Quel est donc ce rire qui empêche de voir, parce qu’il fait écran, et constitue un authentique barrage de protection que la salle arrive à mettre en place afin de pas se laisser atteindre par cela même que le spectacle se propose de produire — un certain type d’affects ? Car si le rire est bien une manifestation inappropriée (parce qu’inadéquate à la visée du spectacle), encore se donne-t-il lui-même comme un affect. Mais il se pourrait bien qu’il n’en ait que l’apparence, ou qu’il soit le seul affect dont est susceptible une foule anesthésiée, qu’il soit en quelque sorte le seul pathos convenant à une communauté réunie dans l’apathie, et communiant sous l’expresse réserve de n’être ébranlée en rien par ce qu’elle a à voir. Aussi ne se laisse-t-elle pas aller jusqu’à voir ce qu’elle feint de regarder : ce qu’elle voit, elle le regarde comme au travers du cadre préalablement posé par l’écran de télévision. Ne nous étonnons pas alors si, dans le même temps où ce rire fuse pour un oui ou pour un non, l’attention dispersée que ce public prête au spectacle relève du zapping : à affect indifférencié, attention indistincte. Et à attention indistincte, attente indifférente.