La Caravelle, une cité HLM

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C’est l’histoire de La Caravelle, un ensemble de barres HLM construit à Villeneuve-la-Garenne entre 1959 et 1968, qui contient dans son nom la promesse d’un nouveau monde. C’est l’histoire de La Caravelle au moment où Roland Castro s’apprête à la remodeler intégralement. C’est l’histoire d’une cité qui devient neuf quartiers. C’est l’histoire de ses habitants, de ceux qui sont partis, de ceux qui sont venus, de ceux qui ne veulent pas la quitter. C’est aussi une histoire à la fois singulière et exemplaire de l’habitat social en France.

Pendant longtemps on ne construisit rien. C’était impossible. La zone soumise à des crues régulières présentait une faible assise au sol. Il n’y avait que du terrain vague. La garenne n’était-elle pas « un lieu boisé et sablonneux où vivent les lapins à l’état sauvage » ? Enclavée dans une boucle de la Seine, la warenna basse-latine muée en zone de première-deuxième couronne se couvre de son premier habitat ouvrier, cité née tardivement, en gros au début du siècle.

À la Neuve Garenne, une avenue desservie par le bus qui permet de gagner les stations de métro et de RER, deux villes et deux bras de Seine plus loin, fait office de centre. Une avenue le long de laquelle on rencontre aujourd’hui un hôtel de ville en verre fumé, une concentration de pharmacies préfabriquées, des tours irrégulières et de longs immeubles.

Avec près de 26 000 habitants, la ville s’est progressivement densifiée. De modestes pavillons, cernés par de minuscules jardins, bordent la Seine et conservent le souvenir de ce qu’était Villeneuve il y a encore cinquante ans. Le Parc des Chanteraines maintient la verdure dans une enclave. Le nom d’un café rappelle le passage de Sisley.

Les noms de rue racontent une autre histoire : Charles de Gaulle, le maréchal Leclerc, Verdun. Il y a aussi un hommage à Marc Sangnier. C’est que le maire, Roger Prévost, UDF apparenté réélu sans interruption depuis 1953, se réclame du catholicisme social. Sous son impulsion, Villeneuve s’est généreusement dotée de HLM pour près de 80 % des logements de la ville. C’est ainsi que la population a changé, suivant le mouvement de la majorité des ensembles d’habitat social. Villeneuve a permis de loger des populations captives de la crise économique, exclues des centres urbains. Aujourd’hui, deux tiers des Villenogarennois sont d’origine étrangère : la majorité ne peut pas voter.

La folie des grandeurs

On présente parfois La Caravelle comme « la plus grande barre de France ». Vanité : à Nancy, la barre de la Cité du Haut-du-Lièvre, construite par Zehrfus en 1953, s’étend sur 700 mètres. À côté, les 385 mètres du bâtiment central de La Caravelle font piètre figure. Quand on y est, pourtant, c’est immense. Tellement qu’en dépit de la simplicité relative du plan, on s’y perd. Cela tient en partie à l’absence de repères qui accrochent l’oeil et structurent l’espace. D’autres chiffres donnent le vertige : La Caravelle, 10 étages, 15 500 m2 au sol, un peu moins de 6 000 habitants, 1630 logements.

À titre de comparaison, seulement 700 appartements sociaux de construction neuve ont été livrés à Paris en 1998.

Dedans /Dehors

Jusqu’en 1968, les architectes ne font pas de maquettes, et travaillent sur de grandes feuilles. Les projets sont examinés à la manière d’une fresque ou d’un tableau.

Roland Castro : « Sur la toile, un tableau de Mondrian suggère l’infini. Mais quand on fait du Mondrian sur un plan de masse, on peut se retrouver avec une nasse. »

Dans La Caravelle, il y a des endroits où l’on ne voit plus le ciel : une impasse, un goulot — tous ces mots que reprennent à leur compte les habitants de la cité. Nadia Abid : « C’est comme si on était enfermé. Quand on habite à La Caravelle, on part avec l’idée qu’on n’ira pas loin. » Le décor est au diapason du sentiment d’assignation à résidence.

Le plan de La Caravelle brode sur le motif de la barre. À deux endroits, le bâtiment se referme en boucle. Moderne dans ses matériaux, dans ses dimensions, dans le souvenir qu’il semble garder du chemin de grue, l’ensemble rappelle la grande conception classique : un Palais Royal du pauvre.

Au centre de la plus grande boucle, le square Gérard-Philippe, « le terrain rouge », à cause de la couleur de la terre battue. Quand on joue au foot, la cour fait caisse de résonance. Les gens se plaignent, évidemment. D’un côté, c’est très pratique : les enfants peuvent jouer en toute sécurité, sous la surveillance des parents. C’est pourquoi on n’est pas toujours rassuré par l’opération de réhabilitation : on va percer des bâtiments pour faire passer des rues.

Très vite, pourtant, on pressent ce que c’est qu’être un adolescent à La Caravelle, quand tout se déroule au vu et au su de tout le monde. Si la ville n’est pas très hospitalière, l’étau se resserre. Contrôle à tous les étages : dedans, les voisins ; dehors, la police. Villeneuve-la-Garenne est l’une des villes de Hauts-de-Seine les plus dotées en forces policières. Pas forcément les pires. On peut ironiser sur les rencontres sportives entre le commissariat et la cité ; mais Yvon Castel, gardien de la paix, remarquait dans un précédent numéro de Vacarme qu’il n’y avait qu’à Villeneuve qu’il avait vu une femme policier parler le berbère avec des jeunes. Cette familiarité peut aussi accentuer la pression : on vous connaît par votre prénom ; on ne vous interpelle pas systématiquement — on vous reproche de traîner.

Dedans, la police ne s’aventure pas trop. Mais il y a des rondes de voitures tout autour. Au moindre problème, elles se font plus visibles, et donnent à La Caravelle un aspect de camp retranché. Au contrôle dont ils font l’objet, des adolescents répondent par un autre contrôle : la bande, le territoire, quitte à mener bataille contre les bandes d’autres cités — La Sablière à Villeneuve, Le Luth à Gennevilliers. Désolé que cela ressemble à un cliché. Monsieur Bousselmi : « Quand les flics passent ; c’est en famille. Ils ne traînent pas par ici. L’année dernière, ils ont jeté un pavé sur la tête d’un policier. »

À La Caravelle, la frontière entre l’intérieur et l’extérieur est celle qui distingue la cité de la ville. Celle qui sépare l’appartement et le dehors est moins claire.

Aïssé Traoré : « Ici, on ne peut rien cacher. Ou alors c’est un secret de famille. ». Nadia Abid :« Les jours où il y a un mariage, c’est l’horreur. ». Et quand il y a un deuil ? « C’est comme la nuit où le père de Maghnia est mort. Le matin, tout le monde le savait. Alors les gens passent, ils donnent de l’argent. »

Tout à l’heure, Madame S. disait : « Un soir, ils ont cassé la pharmacie en bas. Quand j’ai entendu le bruit, j’ai allumé la lumière. Je regarde, je vois les voyous. Et je ne peux rien faire : ni téléphoner, ni rien. Parce que j’ai allumé la lumière. » Maintenant, elle corrige :« Nous, de toutes façons, on ne voit pas. Même quand il y a quelque chose dehors, on ne regarde pas, même par la fenêtre. Alors quelquefois, il y a des gens qui disent : “Ils ont brûlé...” Mais nous, on n’a rien vu. » Quand rien n’échappe à la vue, il vaut mieux ne rien regarder. L’architecture ne fait pas tout, mais elle y contribue. Sur les photos de l’époque de construction de La Caravelle, les bâtiments semblent surgir de nulle part. Rien d’étonnant à ce que les premiers aient surgi juste après la guerre, sur les ruines des bombardements aériens : on n’avait plus de comptes à rendre à la ville. Depuis, c’est la ville qui est venue au grand ensemble, grignotant petit à petit l’espace alentour, et renforçant la sensation de cloisonnement. Samia S. : « Maintenant, ils vont détruire mon appartement pour faire une route. Je vais vous expliquer : quand la police vient, les jeunes arrivent à se sauver de l’autre côté. Parce que c’est fermé. Bientôt, la police pourra arriver plus vite. Ils nous ont dit du baratin, mais on a tout de suite compris. »

Roland Castro : « Ils ont raison. Je ne suis pas spécialement pour que les flics passent, mais il se trouve qu’on fait des rues : on refait un quartier normal. L’objectif est urbain, au sens le plus large. Et le fait que les flics puissent passer me semble faire partie de la question urbaine. »

« Du Arcimboldo sur du Malevitch. »

Roland Castro : « L’idée était de réinscrire la cité dans la continuité urbaine. On installe donc trois “accroches”, entre la ville et La Caravelle, respectivement réparties au bord des trois axes routiers qui l’entourent : un centre commercial ouvert sur la ville, une place publique tournée vers l’extérieur et une maison socio-culturelle. Puis on ouvre des rues, d’est en ouest et du nord au sud, au prix de démolition d’une partie des bâtiments : la longue barre centrale est ainsi scindée en trois bâtiments de taille équivalente. Bref, on désenclave, pour rendre le quartier plus perméable ; on remaille, pour diviser la cité à neuf quartiers distincts ; et on construit des bâtiments satellites, pour introduire de la complexité, diversifier les affectations, faire varier les perspectives.

On retrace les espaces publics, pour l’instant totalement indifférenciés. Entre l’espace public et l’espace privé, on introduit des gradations : des jardins semi-privés en pied d’immeuble, appropriables par les habitants. Enfin, on travaille « en deuxième couche » sur les bâtiments existants. Les soubassements actuels sont écrasés : on leur redonne du pied en faisant des socles, qui pourront, par exemple, devenir des locaux professionnels. On travaille la ligne de ciel, en écrêtant ou perçant des fenêtres en continu, pour lui donner un rythme différent de celui du corps du bâtiment. On ajoute, ça et là, des colonnes de bow windows, de balcons ou de loggias, qui épaississent et rythment verticalement la façade. Bref, on instille de la différence, on propose des repères visuels qui arrêtent le regard et adoucissent la perception. De la même façon, on essaie d’attendrir l’ensemble en ajoutant à la barre des bâtiments un peu moins hauts. On peut donc dire qu’on encombre pour dédensifier. On complique un système trop simple. Les travaux ont commencé au début de l’année. Ils seront achevés dans cinq ans. Ils sont financés par le conseil général. Sauf dépassement imprévu, ils devraient coûter 500 millions de francs : 200 pour les bâtiments, 300 pour l’espace public. »

Le Blanc

Personne ne saurait dire quand La Caravelle est devenue « Le Blanc ». Mais le surnom s’est imposé : on habite au Blanc.

« Le Blanc », cela va de soi : ici, pas de couleurs pétantes ; les barres sont revêtues d’un carrelage imperceptible. Longtemps, l’austérité des bâtiments a été distraite par le cadre noir des fenêtres, que l’architecte a irrégulièrement distribuées sur les façades. Il y a quelques années, une première opération de réhabilitation a lessivé quelques-uns des bâtiments et remplacé les châssis de métal noir par des cadres en PVC blanc. Roland Castro a emboîté le pas. Le Blanc est encore plus blanc.

Il paraît que le PVC noir « n’offrait pas toutes les garanties » (Castro). Il eût coûté plus cher, comme tout ce qui n’est pas standard. Mais il rendait aussi plus ingrate la tâche de Castro : lui joue sur les reliefs ; l’architecte de La Caravelle avait misé sur le dessin. Graphisme contre volume, deux logiques concurrentes. Si l’on en croit le bâtiment témoin, La Caravelle, version Castro, formera un ensemble plutôt cohérent. Trop, peutêtre. Le remodelage est si radical qu’il semble effacer la trace de ce que fut La Caravelle originelle. C’est un peu comme si on construisait un bâtiment neuf, en faisant l’économie d’une démolition de la cité. L’efficacité du dispositif est peut-être aussi sa limite. La longue barre centrale était écrasante et dépourvue de repères : bientôt ce seront trois bâtiments auxquels on aura adjoint des annexes pour briser la perspective. Trois bâtiments comme dépourvus de cette mémoire sédimentée des lieux urbains qui peut être précieuse. Pour compenser ce déficit, on a mis en place pour les locataires un groupe de parole qui conserve un souvenir du lieu au moment où celui-ci s’apprête à disparaître.

À La Courneuve, l’architecte Laurent Israël a imaginé une solution très différente pour la barre Balzac : il la perce de part en part, à mi-hauteur et sur plusieurs étages. D’immenses brèches apparaissent, par lesquels on voit le ciel. Toute l’orientation des appartements voisins en est profondément modifiée. Mais la structure initiale reste intégralement déchiffrable. Le passé et le présent du bâtiment se télescopent sans s’annuler.

La cité porte en elle sa propre mémoire - celle de sa transformation et de ses événements.

Ici et là-bas

Samia S. fait la visite avec une assurance de guide : « Il y a les bâtiments tranquilles et les bâtiments agités. Les bâtiments tranquilles, c’est là où il y a les drogués. Ils n’embêtent personne, ils restent dans les escaliers. Et les bâtiments agités, c’est ceux des motos. Et ceux des jeunes qui foutent la merde. »

Les bâtiments sont notés, de A à E ; chacun d’entre eux est composé de plusieurs cages d’escalier, également numérotées. On habite au D10, par exemple. Mais ils n’ont pas bonne réputation. Le codé d’accès ne fonctionne plus depuis déjà longtemps, les portes sont brisées. Elles l’ont aussi été dans les cages d’escalier témoins de l’opération Castro : un matin, tout était goudronné.

Quand il faut déménager de La Caravelle à La Caravelle, on craint le pire, on le refuse parfois. L’une des filles de Madame S. ne voudrait pas des D. Monsieur Bousselmi : « Ici, on est au calme, il n’y a pas de problème. Mais j’ai des filles. Je ne veux pas qu’elles aillent là-bas. »

Ces différences recoupent à peu près le partage entre les bailleurs. Aujourd’hui, il y en a trois, dont le patrimoine est à peu près identique : la Sageco, premier de la classe, dont le représentant Georges Vercollier est aussi syndic de la résidence — c’est le plus fidèle allié du remodelage ; l’OPDHLM 92, acquéreur récent, après que la SCIC a longtemps traîné les pieds ; et la Sarelli, qui met des bâtons dans les roues, au point que nul n’est encore tout à fait assuré de la possiblilité de mener intégralement la réhabilitation.

De fait, la partie Sarelli est repérable à l’oeil nu. Là, les châssis de métal noir des fenêtres sont intacts, et le blanc des murs, pour n’avoir jamais été nettoyé, vire au gris. Là, on garde une idée très nette de ce que fut l’aspect initial de La première Caravelle.

Histoire de l’art

Est-ce que vous trouvez ça beau ? Plusieurs fois posée à des habitants, la question ne reçoit pas de réponse. C’est peut-être parce que la revendication d’un logement au moins décent, et la possibilité de mener une vie qui ne soit pas empêchée par les relations de voisinage l’emportent sur les considérations esthétiques, chez ceux qui font la demande d’un logement social : chez ceux qui n’ont pas d’autre choix. Est-ce que vous trouvez ça beau est une question de touriste.

Et moi, est-ce que je trouve ça beau ? Pas de cette beauté que l’on habiterait. Philibert de L’Orme disait de la belle architecture qu’elle « calme la mélancolie ». Sa proposition touche juste, parce que la beauté architecturale y est prise dans une notion plus vaste : celle de l’habitabilité - un art pour vivre.

La Caravelle est un immense vaisseau graphique, un décor pour un film d’Antonioni. Dans le catalogue d’une exposition consacrée à son architecte, Jean Dubuisson, on dit Malevitch ou Mondrian, on parle de partition. Il paraît aussi que Dubuisson s’est inspiré des premières cartes informatiques. Mais on s’en vante moins. En esthète, Dubuisson a tenté de conjurer l’uniformité du grand ensemble. Pour La Caravelle, la difficulté est accrue par les contraintes économiques. Le terrain choisi oblige à creuser très profondément afin d’asseoir les fondations. On ajoute donc quelques étages pour rentabiliser l’ensemble, au risque d’accroître la sensation de gigantisme. En outre, le souci de construire à moindre prix interdit la solution des balcons et des loggias. Dubuisson privilégie donc « la recherche d’une grande élégance dans le dessin de la façade » en la déconnectant autant que possible des logements, afin d’éviter le sentiment de monotonie créé par la répétition à grande échelle. II en résulte un bâtiment presque abstrait, comme recouvert d’une toile percée selon un dessin savant, qui empêche la perception ou l’intuition de l’intérieur : la réalité d’une série de 1630 logements.

La Caravelle semble inappropriable. Toute expression de l’individualité des logements fait une verrue : un drap qui sèche, les antennes paraboliques pour les chaînes en- arabe. L’affaire est de toutes façons compromise par la continuité rigoureuse de la surface de la fenêtre et de celle du bâtiment : ici, pas de bordure où l’on puisse poser un pot de fleurs.

Roger Prévost, maire de Villeneuve : « Ce qu’on peut reprocher aux habitants de La Caravelle, c’est qu’ils vivent derrière leurs fenêtres et ne vivent pas avec l’extérieur. » Roger Prévôt se trompe de cible. Et La Caravelle de Castro, est-ce que c’est beau ?

Non, sans doute : elle évoque les immeubles bien tournés que l’on construit dans les banlieues aisées. L’ensemble est d’une joliesse un peu fade, alourdi par des matériaux chers. Pourtant, fatigué par le formalisme grand genre de La Caravelle 1, on en vient à lui savoir gré des vertus de médiocrité de La Caravelle 2. Ici, au moins, on n’est pas au musée. Du coup, on prête une oreille moins distraite à la pose voyou de l’architecte : « Nous, on essaie de faire résidentiel. Il s’agit d’embourgeoiser les bâtiments. Il faut éviter la prouesse d’architecte. Moi, je suis pour le béton brut dans le XVIe arrondissement ; je suis pour les lofts dans le XIe ; je suis pour le métal dans les quartiers historiques... Mais dans des quartiers comme ça, je suis pour l’embourgeoisement. »

Les bonnes œuvres de Monsieur Pasqua

Pacte 92 n’y va pas de main morte. Ce « plan d’harmonisation sociale et urbaine » mis en place par le Conseil général de Hauts-de-Seine pour coordonner la réhabilitation de sites dans le 92, a pour mission de « CONJUGUER L’URBAIN ET L’HUMAIN ». Des mots pleins d’eux-mêmes et de majuscules, comme ce « Pacte » qui sonne comme une injonction. D’ailleurs, personne n’est dupe à La Caravelle — au grand dam de Madame Mariani, sa coordinatrice à Villeneuve, qui met ses difficultés de communication sur le compte des « différences culturelles ». C’est dommage : en matière de politique de la ville, tout n’est pas indigne dans le 92. Le département le plus riche de France en a les moyens. Mais Pasqua colmate des brèches qu’il a contribué à creuser : les lois Pasqua ont fragilisé un peu plus le tissu social, en créant des catégories arbitraires qui distinguent, par exemple, entre les Français de souche et les Français sous conditions. Après cela, on peut jouer — les pompiers.

En 1994, six sites ont été sélectionnés, où l’intervention urbanistique s’accompagne d’un travail avec les acteurs de terrain, en partenariat avec la ville, les établissements scolaires, la Caisse d’allocations familiales. La SEM 92 tient les cordons de la bourse. Il s’agit de faciliter les projets et de les coordonner dans un ensemble plus général. Le remodelage de La Caravelle fait l’objet d’une information régulière, dispensée au fil de réunions et dans les pages du Petit journal de la Caravelle. On y relaie les activités du Phare - le centre social et culturel mis en place par Pacte 92 : « alphabétisation couture, cuisine, soutien scolaire, arts plastiques, boxe et foot » ; on y fait le portrait de personnalités maison : les gardiens, les travailleurs sociaux, sans compter des locataires promus au statut de médiateurs, en général en fonction de leurs origines ethniques ; Pacte 92 a créé une filière de promotion professionnelle à l’intérieur de La Caravelle.

On comprend la philosophie du projet : ne pas se limiter à la requalification du cadre bâti — le champ de commerce des pouvoirs publics —, mais favoriser dans le même temps les structures d’action sociale. Les intentions sont bonnes, mais sur le terrain les choses se compliquent : chaque fois qu’apparaît un défaut de communication entre les habitants et le dispositif institutionnel, — on bricole de nouvelles médiations. Le lieu de la décision n’en paraît que plus lointain. Le local de Pacte 92 est protégé par un lourd rideau de fer. En outre, le style de Pacte 92 apporte un démenti à l’ambition manifeste du dispositif. Ici, on surligne tout, à la manière de ces dames de charité qui ar-ti-culent avec une application condescendante, moins pour se faire comprendre que pour signifier leurs efforts méritoires.

À ce titre, un film vidéo intitulé Agir ensemble pour La Caravelle et distribué à tous les habitants au début des travaux est exemplaire : Ils s’appellent Joanna et Amar ; ils n’ont pas vingt ans à eux deux. Comme ils rêvent de ce que pourrait être une cité idéale, un bon gardien les envoie rencontrer deux architectes, un paysagiste, un syndic, la directrice d’un organisme para-public, un maire et un président de Conseil général. Mettez les noms sur les fonctions. Les bambins avaient, quant à eux, des idées assez précises : tracer des rues en détruisant une partie des bâtiments etc. C’est pratique : ils décrivent exactement le projet Castro. De maîtres d’oeuvre, ils deviennent les observateurs émerveillés d’une histoire racontée avant eux et sans eux. Le dernier mot revient à Charles Pasqua : « Ce n’est pas votre problème de savoir si on peut le faire tel que vous l’imaginez. Ne vous en occupez pas : laissez parler votre imagination, laissez parler le rêve. »

On ne pouvait inventer illustration plus claire de la réalité des ambitions démocratiques affichées : des habitants identifiés à des enfants que l’on dessaisit de leur initiative pour les reléguer dans le domaine de la poésie ou de la consommation ; des dispositifs de concertation réduits à une politique de communication et d’information sur des décisions prises ailleurs. Quand le paysagiste Christophe Laforge a rencontré les élèves du collège, il a voulu mettre en garde contre le risque de dégradation des nouveaux jardins : « Je travaille comme un médecin avec un malade ; libre à lui de prendre ou non son médicament. »

C’est qu’à Pacte 92, on donne, on aide, on soigne, on enseigne, on s’occupe de tout.

Partir

À la fin d’un autre film, une voix off propose « que La Caravelle redevienne une famille. »

D’après le maire de Villeneuve, La Caravelle a d’abord accueilli des rapatriés. Madame Mariani, coordinatrice du projet pour Pacte 92, parle, quant à elle, de « cadres supérieurs ».

Au-delà de la façon dont chacun retricote à sa façon l’histoire, on aperçoit à traits grossiers la grande histoire des grands ensembles. Au départ, La Caravelle n’était pas tout à fait destinée à l’habitat social. À Villeneuve, on reçut des rapatriés, comme on avait relogé, quelques années plus tôt, les habitants de quartiers détruits par les bombardements. Ou ces femmes et ces hommes à propos desquels le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme avait dit : « Le logement est un droit pour le salarié. » - un accessoire indispensable à la mobilité du travailleur. La mode y avait mis du sien. En auxiliaire idéologique zélée, elle avait joint ses violons aux sirènes du discours officiel. Elle invitait en 1953 à quitter la ville : « La banlieue et moi, c’est une histoire d’amour. » Des familles au niveau de vie sans doute plus confortable que celui des habitants des tout petits pavillons avoisinants habitent d’abord à La Caravelle. Ceux qui en ont les moyens la quittent quelques années plus tard. Jean Dubuisson :« Très longtemps, cet immeuble géré par la SCIC a fonctionné parfaitement. Depuis quelques années, la SCIC l’administre en association avec d’autres gestionnaires pas toujours très vigilants sur le choix des locataires. » C’est oublier que, depuis que les conditions de confort de l’habitat se sont relativement uniformisées, en tous cas pour ceux qui ont accès au logement, le quartier et le type d’habitation pèsent plus lourd en matière de distinction sociale. Les classes moyennes ont déserté La Caravelle quand les grands ensembles sont devenus, pour l’État, un outil de la politique de résorption de l’habitat insalubre et des bidonvilles.

Roland Castro : « Je ne crois pas que le décor produise la misère. Mais quand tous ceux qui le peuvent foutent le camp, les gens qui n’ont pas d’autre issue s’y retrouvent. Et alors, la laideur apparaît. »

À l’intérieur

La chambre est minuscule. Elle n’a que l’avantage de réserver une solitude.

Madame Rangassani :« Ici, c’est la chambre pour bébé. C’est comme ça qu’ils disent. C’est le grand fils qui habite ici. »

C’est comme ça qu’ils disent. La formule évoque à la fois les stéréotypes de la distribution intérieure des appartements et les petites résistances que la vie leur oppose : habiter, c’est détourner.

C’était l’époque orgueilleuse où des architectes, dans la droite ligne des hygiénistes, pensaient réformer la vie. Après la guerre, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme menait campagne contre « le vice » : la distribution des fonctions dans une même pièce, reliquat archaïque de la France rurale.

À chaque pièce son usage : on appelle cela le confort moderne, on le privilégie a priori, parfois au détriment de l’espace. La « cellule universelle » — c’est le terme qu’on emploie — comporte une cuisine « intégrée », toujours trop petite pour y manger. À La Caravelle, les Bousselmi n’ont pas pu caser dans la cuisine le gros congélateur où l’on stocke les quartiers de mouton halal : il ronronne dans le séjour ; il fait face au sdader, ces banquettes orthogonales qui composent le salon arabe.

Les Bousselmi aimeraient bien réserver le salon aux occasions, mais ils ne peuvent pas. Les S. aimeraient bien pouvoir tenur à plus de deux dans la cuisine, mais c’est difficile : la conception de la « famille moderne » prévoyait sans doute qu’une seule personne prépare les repas ou fasse la vaisselle. Ils trouvent aussi qu’un seul cabinet ne suffit pas pour sept personnes.

Outre des mesures d’adaptation aux normes, l’opération de réhabilitation prévoit quelques opérations de remodelage des intérieurs. Pas de tous, cependant : les changement morphologiques du bâtiment déterminent ceux des appartements qui seront modifiés. Pour le reste, « incitation » a été faite aux bailleurs d’engager des travaux supplémentaires, selon les vœux des habitants, avec la participation financière su Conseil général. Une fois de plus, c’est l’extérieur, plus visible, sans doute plus photogénique, qui a été privilégié. Mais l’inconfort n’est pas d’abord la fatigue occasionnée par l’uniformité : c’est le sentiment qu’on vit dans une maison qui dicte un rapport à son corps et à celui des autres dont on ne se satisfait pas, des valeurs qu’on n’a pas choisies - une maison qui ne soutient pas.

Le Prince et l’Architecte

Pas étonnant que Castro s’en prenne à La Caravelle : son projet de rénovation a des airs de règlement de compte. En 1968, il s’en prenait déjà à la « violence » d’une architecture « statistique » : un « fonctionnalisme totalitaire ». Castro est en guerre contre les fils de Le Corbusier. Dubuisson en est un. Si Castro lui concède « une certaine élégance », le compliment dissimule un autre motif de guerre : son bâtiment « dialogue avec l’histoire de l’art », sans souci de « l’habiter ». Le visible contre l’usage - vieille dialectique. Quand le projet de Castro s’est concrétisé, la très conservatrice revue d’A, liée au Conseil de l’Ordre, a tenté d’orchestrer une cabale :« Au nom de l’usage, a-t-on le droit de tout faire ? » On voulait que Dubuisson intente un procès à Castro, en faisant jouer la propriété artistique.

Au même moment, l’Institut Français d’Architecture (IFA) organisait une rétrospective Dubuisson. Ce fut une consécration patrimoniale, pour celui dont la carrière épousa exactement les Trente Glorieuses. Premier Grand Prix de Rome en 1945, il ferme son agence en 1983.

Pour aller vite, on dira de Dubuisson qu’il est un disciple de Le Corbusier. Mais il entre dans la carrière au moment où les principes du maître deviennent la règle en matière de commande publique. Et au moment où l’État français engage une politique du logement pour répondre au défi d’une reconstruction de masse. C’est donc tout naturellement qu’il travaille avec et dans les ministères. La génération de Dubuisson œuvre dans le consensus. Au premier plan, un projet social et politique progressiste : l’accession à l’habitation, la lutte contre l’insalubrité, le droit au confort. Mais le propos idéologique cadre avec les logiques économiques : la taille des bâtiments est déterminée par la mise en place d’une filière industrielle de la construction et au développement des procédés de préfabrication. À l’époque, la seule voix dissonante est celle de l’Internationale Situationniste, qui plaide a contrario en 1957 pour « un espace social et urbain compliqué ». Aujourd’hui, il y a Castro. On est passé d’une ère du « progrès » à une époque de la « réparation ». À partir de 1983, il lance l’opération Banlieues 89, qui souligne la nécessité d’une « couture » : entre les espaces urbains, entre le tissu urbain et le tissu social. Dans les faits, le bilan est anecdotique, mais il y avait au moins là une - tentative pour penser l’habitat à l’échelle de la ville - en termes d’enchaînement des échelles et des seuils, d’espacements et de rencontre - qui conduira Castro, avant La Caravelle, mais selon des principes identiques, à transformer complètement l’ensemble du Quai de Rohan, à Lorient.

Comme Dubuisson, l’architecte a ses princes. L’homme de Mitterrand est devenu celui de Pasqua : un dialogue exclusif. Qu’importe si l’on saute au passage quelques étapes démocratiques - la détermination collective du projet, l’appel d’offres, le débat contradictoire :« Il y a un joli mot de Lacan : “J’ai renversé le champ du commerce ordinaire. Avec l’offre, je crée la demande.” »

En février dernier, quand commence le tout premier percement de La Caravelle : « C’est toujours dur de devoir démolir. Mais pour faire une ville, il le faut bien. Haussmann l’a fait. »

Dubuisson était un artiste officiel un peu hautain ; Castro est travaillé par la figure d’Haussmann. Avec Pasqua en petit Napoléon des banlieues.

Mixité

La Caravelle n’a jamais été menacée de démolition complète. Quoi qu’il en soit, les destructions ne sont plus à l’ordre du jour : l’heure est à la réhabilitation du bâti - un cadre parfois d’autant plus dégradé que les grands ensembles ont été souvent mal construits. François Bloch-Lainé aurait parlé, à l’époque, de « construire pour 30 ans » : la qualité de la construction et des matériaux était calculée en fonction de la durée d’amortissement du capital. Et après cela, le déluge.

La réhabilitation de La Caravelle veut être une « normalisation ». Il s’agit d’en faire un quartier de la ville comme un autre. Au risque de retrouver le même problème à une autre échelle. Car à Villeneuve, l’exclusion sociale n’est pas rassemblée dans La Caravelle : si elle y est plus « visible », elle est diffusée dans l’ensemble du périmètre urbain ; ici, peu de hiérarchie ; pas de centre embourgeoisé et de pauvres relégués dans la périphérie. Mais une ville elle-même enclavée, coincée entre Saint-Denis, Asnières et Gennevilliers. Monsieur Traoré, pince-sans-rire : « Ce n’est pas la banlieue. C’est la banlieue de la banlieue. » Le 23 juin dernier, Lionel Jospin relançait officiellement le chantier de la politique de la ville. On aimerait qu’elle soit l’occasion d’une remise à plat de l’ensemble de la politique des transports. Vu de Villeneuve, le problème n’est pas seulement que la ville est peu accessible. Il est aussi que la structure des transports en commun a été entièrement pensée sur le vieux modèle de la relation entre le domicile et le lieu supposé du travail ; il est aussi que les tarifs de ces transports privilégient presque exclusivement ceux qui bénéficient d’un travail salarié.

Pour lutter contre la ségrégation, Jospin vise « la mixité sociale et résidentielle ». C’est un concept à la mode. Il est aussi l’horizon du remodelage orchestré par Castro à La Caravelle : le loyer des nouvelles constructions sera relativement plus cher que les autres. Il s’agit de rouvrir la Caravelle à des catégories sociales qui l’ont désertée, de lutter contre « le spectre du ghetto ». Dans le concert des bonnes intentions, peut-on se permettre une réserve de mauvais aloi ? Peut-on combattre l’évidence selon laquelle la lutte contre la ségrégation devrait coïncider avec la mixité résidentielle ? En d’autres termes, l’urgence d’ouvrir des ponts et de permettre des passages ne se résoudra pas nécessairement dans le voisinage, n’en déplaise à ceux qui combattent avec acharnement le « communautarisme social ». Sur les deux cents dernières années, on connaît au moins deux cas de figure de mixité résidentielle : l’immeuble haussmannien, avec sa répartition hiérarchique des étages ; et les quartiers urbains populaires progressivement investis pas la bourgeoisie. Il n’est pas sûr qu’on puisse parler à leur propos de pacification du corps social. L’invocation de la mixité ne changera pas grand-chose au privilège des riches, qui est de pouvoir choisir son lieu d’habitation — y compris dans un quartier populaire. Dans ces quartiers se sont longtemps développés des cultures ouvrières, des réseaux de solidarité, pour une part rompus avec les migrations vers les grands ensembles. Mais une culture commune du lieu commence à exister dans ces grands ensembles, en dépit des problèmes qu’ils rencontrent. C’est elle qu’il faut favoriser. Car elle pourrait être, à sa manière, un mode d’intégration à la ville. Faute d’avoir les moyens de décider où on habite, on peut préférer certains voisinages à d’autres. Madame Bousselmi, rencontrée pendant le ramadan, trouve que « c’est plus facile si les voisins sont musulmans ». Cela aussi, il faut l’entendre.

« Et maintenant, ils me mettent dehors. »

Samedi 9 janvier 1999.

Madame S. : « J’ai reçu deux lettres. Dans la première, on me disait : “Vous avez demandé un logement.” Mais moi, je n’ai jamais rien demandé. Alors je n’ai pas bougé. Et puis j’ai reçu une deuxième lettre en décembre : “Voilà, venez d’urgence, on va détruire la maison.” Là, on m’a dit : “Madame, on vous a envoyé deux lettres, on n’a pas de nouvelles.” J’ai dit : “Je suis bien chez moi, je ne veux pas déménager.” On m’a dit : ”C’est obligé, parce qu’on va détruire. On va vous reloger où vous voulez.” J’ai dit : “Alors moi, je ne reste pas à La Caravelle.” Alors on m’a dit : “II y a cet immeuble de la SCIC avenue de Verdun.” Mais là-bas, tout est électrique : c’est cher. Alors on m’a dit de réfléchir, de parler à mon mari. On m’a dit : “Après les fêtes, on vous contacte.” Et maintenant, j’attends. » Les S. ont cinq enfants. Monsieur S. est employé de nettoyage dans une société des Champs-Élysées. Il touche 5500 francs par mois. Sa femme ne travaille pas. L’appartement coûte 4080 francs mensuels, mais ils paient deux fois moins grâce aux aides au logement.

L’aînée est contente de s’en aller ; elle aimerait bien Nanterre ou La Défense. Le plus jeune ne veut pas bouger. Le grand fils aimerait monter plus haut. On leur a proposé un troisième étage, mais Madame S. a des problèmes cardiaques. « L’ascenseur est presque toujours en panne. Et plus on monte, plus il y a de cafards. Et puis, quand on déménage, on déménage. » Les autres disent que « c’est la vie ». Quoi qu’il en soit, la décision se prendra à la majorité.

10 % des appartements de la Caravelle doivent être détruits. Tous leurs habitants ont été ou seront relogés par leurs bailleurs respectifs. Pour le moment, un tiers d’entre eux choisissent de rester à La Caravelle, un autre tiers restent dans Villeneuve, un dernier tiers préfèrent quitter la ville. Au local de Pacte 92, ceux qui viennent sont majoritairement concernés par les destructions. Souvent, on ne les y avait pas vus auparavant. Ce que Madame Mariani résume avec une élégance toute relative :« Ce sont des populations qui vivent dans l’instantané. » À la rentrée, l’une des filles de Madame S. sera en hypokhâgne dans un lycée parisien. Les autres enfants sont dans l’expectative : fin juin, on n’a toujours pas reçu de nouvelle de la date du déménagement.

À la rentrée, le premier grand percement sera achevé.

Post-scriptum

Cette enquête n’aurait pas été possible sans l’aide de Jean-Philippe Renouard et de Dominique Blanchon.

Note : les propos de Jean Dubuisson sont tous empruntés à un article de Christine Desmoulin, in d’Architectures, n°72, janvier-février 1997. Ceux de Roger Prévost et de Charles Pasqua sont volés à deux films réalisés par Pacte 92. La majorité des habitants de la Caravelle ont demandé que leur nom soit modifié.