Artivisme
par Jade Lindgaard
Un genre politique mauvais genre : formel et informel, idiot et secoué, élitiste et esthétique mais aussi imaginatif, énergique, irrécupérable, résolument contestataire et même, oh surprise, qui pourrait faire envie... Sur la trame ancienne du carnaval se sont récemment tissées des modalités d’actions à la frontière de l’acte artistique. Performances politiques ou politiques performatives, puisque convaincues qu’il faut qu’une mobilisation soit ludique, belle, joyeuse et juste pour créer un monde heureux ? Les laboratoires de création insurrectionnelle invitent à échanger d’urgence les idées et les méthodes de subversion.
En anglais, jouer à l’épervier se dit « to play British bulldog ». Pour jouer au « Nike British bulldog », il faut se donner rendez-vous dans un magasin Nike à une heure de pointe et se scinder en deux groupes, chacun d’un côté de la boutique. Au signal, courir rejoindre la base de l’équipe d’en face. Au milieu, le « Bulldog » attrape le plus possible de joueurs. Chaque coureur intercepté par le « chasseur » change de camp et se met à son tour à pourchasser les autres, à la stupéfaction du service de sécurité, soudain épaulé dans sa chasse aux intrus... par les intrus eux-mêmes. En octobre 2004, à Londres, aux abords du Laboratoire d’imagination insurrectionnelle [1] — atelier de contestation créative de trois jours — circule un drôle de tract, tout en grilles, tableaux et cases à cocher : une carte, ou plutôt un mode d’emploi du « Nike British Bulldog », du « Starbuck musical chairs » (ou comment jouer aux chaises musicales dans un Starbuck coffee), du « Mac Bingo » (bingo devant les caisses d’un MacDo à partir des commandes de clients) ou encore du « Find the Gap » (cache-cache dans un magasin Gap), tous répertoriés au programme du Multinational Corporate Games, un marathon d’actions directes dans les chaînes commerciales de la ville. Caricature du militantisme, simple divertissement ou techniques-artistes du politique et de ses modes de contestation ? Ce n’est pas par hasard si, quatre ans plus tôt, pour entamer le XXIe siècle, les zapatistes lancent des escadrons d’avions en papier contre un campement de soldats mexicains ; si à Québec en avril 2001 le Bloc Médiéval catapulte des peluches au-dessus des barrières bloquant l’accès du Sommet du libre échange des Amériques ; si l’Infernal Noise Brigade défile avec sa section rythmique de samba, ses urgentistes, et ses majorettes le long de la zone démilitarisée protégeant l’hôtel de Madeleine Albright pendant la manifestation anti-OMC de Seattle en novembre 1999 ; si à Prague, en 2000, un groupe de Frivoles Tactiques se déguise en rose et argent pour calmer policiers et anarchistes ; si les intermittents du spectacle en France, couchés devant les portes d’entrée d’un cinéma pour en gêner l’entrée, hurlent à la mort quand les spectateurs les enjambent... Un mélange de désobéissance civile, de carnaval, d’action directe, de saynètes grotesques, de jeux collectifs et de réappropriation de la rue. Entendu pendant la manifestation anti-OMC à Seattle : « Même si on se fait taper dessus, on s’amuse plus qu’eux » [2].
Autant d’expériences mineures, fragiles et précieuses, où se murmure du politique non hiérarchique, auto-critique, gai, hyper créatif, aisément transmissible et potentiellement (re)mobilisateur. « Qui veut encore de l’ennui des manifestations et traditionnelles ? — Les parcours rituels de A vers B, les autorisations de la préfecture et l’encadrement policier, l’ersatz d’actes de désobéissance civile, les réunions verbeuses et les discours ennuyeux desdirigeants ? » demande le collectif Notes from Nowhere [3]. En guise d’antidote, laboratoires et collectifs défendent une ancienne forme de culture populaire : le carnaval. Inversion des hiérarchies sociales, travestissements des genres, triomphe de la folie et de l’absurde, culte de la spontanéité, croyance en la magie du pouvoir de l’imagination, émancipation par la joie, érotisme des corps, de la musique et de la danse : le répertoire d’actions carnavalesques offre un registre de commentaire social particulièrement riche quant aux rapports de pouvoir, au défaitisme, à l’injonction au sérieux, au déni de soi, et à la soumission à ce qui se pressent comme relevant d’un indiscutable ordre établi. La remise à l’endroit, mais de travers, d’un monde à l’envers.
Mais pour quoi faire ? Les slogans des contre-sommets ont beau scander : « Ils sont huit, nous sommes six milliards », ils ne mobilisent qu’une infime minorité de ceux auxquels ils s’adressent, dont seul un nombre dérisoire s’engage dans une forme non conventionnelle de contestation — quand bien même les autorités savent leur accorder le sérieux qu’ils méritent quand vient l’heure de les réprimer (en 2000, le FBI introduit l’événement du « Carnival against capital » dans sa liste des organisations terroristes). En réalité, la mémoire populaire collective en a très peu gardé la trace, mais cet investissement récréatif de la contestation de l’ordre établi a une histoire. En Europe centrale, dans les années 80, à côté du travail en direction de l’Ouest des dissidents les plus connus, des réseaux clandestins de militants — plus proches des préoccupations de la population mais aussi plus isolés — portent de nouvelles formes de rapport au politique dans des sociétés civiles écrasées et, pour beaucoup, sans espoir de changement : Alternative orange, Liberté et paix en Pologne, NMS (Association indépendante pour la paix) et Enfants tchèques en Tchécoslovaquie, Société du Lion et Peuple pour une culture de la paix en Ukraine. Entre les manifestations post-Tchernobyl en Pologne du printemps 1986 et la Révolution de velours tchécoslovaque, se produisent toutes sortes de happenings politiques, aujourd’hui recensés dans le livre d’un historien américain, Padraic Kenney [4]. 1987 : de célèbres dissidents (dont Vaclav Havel et Adam Michnik) trinquent au whisky sur la ligne de frontière, interdite d’accès, entre la Pologne et la Tchécoslovaquie, autour d’une pancarte : « Frontière. Interdiction de traverser ». 1987, à Wroclaw : à la veille de l’anniversaire de la révolution russe, appel au port iconoclaste de rouge (en écharpe, en chaussette, en vernis à ongle, sur un collier de chien... ) et, plus tard, manifestation d’opposants au régime déguisés en espions. 1988, Pologne :« carnaval ProletaRIO » avec schtroumpfs, marionnette de Jaruzelski et petit chaperon rouge bras dessus bras dessous avec un loup, annoncé par ce tract :« Habillez-vous pour la fête. Cette fois-ci la police ne fera rien contre nous. Nous prononcerons une formule magique et elle disparaîtra ou se joindra au carnaval ». 1989, à Prague : manifestation de poussettes d’enfants tenant des pancartes... « Le style, le mode, le vocabulaire et les objectifs de la participation de la société dans les mouvements de 1989 étaient une extension de ce qu’ils avaient expérimenté depuis plusieurs années, explique Padraic Kenney. Dans leur majorité, ni les dissidents les plus connus, ni les communistes réformateurs n’avaient cherché à mobiliser la société par la grève ou la manifestation. Les nouveaux mouvements, au contraire, ont introduit le carnaval dans la ville ».
Alors quel rapport avec l’opposition à la globalisation ? En y regardant bien, on pouvait lire sur le foulard de l’un des pirates de Nike Town : « Nous resterons sans visage parce que nous refusons le spectacle de la célébrité, parce que nous sommes tout le monde, parce que le carnaval nous attend, parce que le monde est à l’envers, parce que nous sommes partout. En portant des masques, nous montrons que qui nous sommes n’est pas aussi important que ce que nous voulons, et que ce que nous voulons c’est tout pour tous. » Le carnaval en lieu et place de l’émeute. Sortir de la martyrologie de l’engagement, de la victimisation du militant, du culte du sacrifice. Mettre en scène sa propre parodie pour aiguiser son esprit critique. Pas de centre, pas de scène, pas de hiérarchie. Provoquer des événements, des ruptures dans l’espace public. Jouer une performance du collectif au temps de la fonte des effectifs syndicaux. Rejeter le mythe du Grand Soir ; faire l’éloge du petit, de l’action modeste, du super local. Refuser le mythe de la clandestinité. Passer de l’underground à l’overground. Prendre, reprendre la rue. Se confronter à l’illégalité mais inventer des techniques pacifiques qui ridiculisent l’emploi de la force armée dans un contexte postGênes, et surtout, de l’après 11 septembre. Vue pendant le Mayday de Reclaim the streets en 2000, une banderole : « This is not a protest. »
Faut-il même encore employer le mot « militant » pour désigner les acteurs de ces formes de « résistance culturelle » ? [5] Alex Foti, organisateur depuis 2001 du Mayday à Milan, manifestation festive et activiste autour du thème du précariat, lui préfère le terme d’« activiste », et ce n’est pas par goût de l’anglicisme : « La catégorie "militants" appartient au passé. Aujourd’hui, nous sommes des activistes. Un militant croit toujours aux grandes causes. Un activiste se mobilise s’il aime ce qu’il est en train de faire. Un activiste ne se mobilise pas parce qu’il doit le faire, ni parce qu’"il faut" le faire, mais parce qu’il sent qu’il veut le faire. » [6]
C’est le réseau Chainworkers [7], composé de programmeurs, écologistes urbains, chercheurs précaires, centres sociaux, revues, syndicats de base, média-activistes, qui organise le Mayday italien. Au-delà des intentions politiques, plus ou moins collectives, de la manifestation, comment activer physiquement leur revendication d’une identité précaire, féministe, environnementaliste, transgenre, libertaire ? En inventant une signature reconnaissable entre toutes : San Precario, saint patron des luttes contre le libéralisme, dont la sculpture géante de mousse colorée introduit les actions, comme les saints sculptés ouvrent depuis toujours les processions religieuses en Italie. Et comme toute apparition divine, San Precario possède son histoire miraculeuse, dont le récit circule, chaque fois embelli, entre fidèles et nouveaux convertis : apparu pour la première fois dans un bus pendant que des contrôleurs verbalisaient des passagers sans ticket, on l’a revu entre les rayons de supermarchés, provoquant des accès de ferveur des clients présents :« San Precario, protège-nous tous, précaires de la terre... », ou encore lors de rendez-vous réguliers et décentralisés (les « points San Precario ») [8]. San Precario ne sort jamais sans ses reliques : un téléphone (pour invoquer les call centers), un ordinateur (les intellos précaires), un sachet de frites (les Mcjobs), et semble avoir suscité au moins une autre vocation céleste : celle de la Madone enceinte, dont les dévotes exigent une rémunération pour le temps de leur grossesse [9].
Icône activiste, San Precario tente aussi parfois de faire des miracles. Trouble in paradise... Car en offrant sa bienveillante protection aux libérateurs d’aliments, de livres et autres disques, il « met en acte le miracle de la possible circulation des biens malgré les dures lois du marché global. » [10] Poussant très loin l’ironie antimercantile, le service espropriproletari.com fait même mine de proposer aux grandes (et moyennes) surfaces un service d’expropriation, sous la protection de San Precario, pour « faire connaître leur entreprise sur le territoire national » [11]. Une sorte de joint-venture rendant les magasins concernés complices de la réquisition que les adeptes de San Precario souhaitent y mener. Le problème, c’est que la police italienne ne croit pas aux miracles activistes. Après une apparition, le 6 novembre dernier, de San Precario dans une grande surface de Rome (des clients en ont profité pour sortir du magasin sans payer) et dans une librairie Feltrinelli (des livres ont été dérobés alors que les manifestants distribuaient gratuitement le divix du dernier film d’Almodovar), soixante-treize personnes ont été poursuivies. Les peines encourues vont de trois à quinze ans de détention pour vols multiples aggravés et le procès est prévu avant l’été. Certains journaux italiens ont assimilé l’action aux « espropri proletari » des années 70 et toute la gauche l’a condamnée à l’exception des Verts. Le premier effet de ces incidents aura été de justifier aux yeux des autorités judiciaires un traitement plus répressif des activistes. Pas vraiment de quoi déplaire au gouvernement Berlusconi.
C’est aussi dans cette zone grise de l’illégalité que s’inscrit l’activité de Yomango. Le réseau hispanophone, créé à Barcelone, avec des agences au Chili, au Mexique, en Argentine et depuis peu en Allemagne, agit comme une marque (avec des ersatz de slogans : « Yomango, c’est en toi ! », « Yomango, parce que le bonheur, ça ne s’achète pas »... ) mais se revendique comme communauté (« Nous réalisons ce que Nokia se contente de promettre : connecting people. » [12]), fondée sur une pratique coin-mune : la désobéissance civile et l’action directe contre les multinationales par le biais d’acquisitions collectives (et ponctuelles) de biens sans débourser d’argent : quatorze bouteilles de champagne dans un magasin d’alimentation Champion (un « désachat de Noël » en hommage aux victimes de la crise économique argentine) ; une robe de la boutique Bershka pour le lancement officiel de la marque Yomango (dans un chaos et une mise en scène spectaculaire) ; de quoi préparer un dîner gastronomico-subversif pour le Hub hacktiviste et désobéissant du premier FSE à Florence (en chantant « robare... Ohohoho... non pagare... uoh uoh !!! »). Dans ce mouvement social qui utilise les formes de l’art, selon un processus créatif, coopératif, il y est beaucoup question de mythes, de récits d’action, de fictions à vocation émancipatrice. Les Yomango sont de ce point de vue les premiers producteurs de leurs propres légendes, et filme leurs actions les plus spectaculaires comme de véritables petits bijoux pop (montages cut, musiques, effets de suspens...). « On essaye d’étendre la lutte contre la précarité au quotidien, en inventant des formes subversives, qui sont aussi des formes populaires, explique Leo, de Yomango Barcelona. C’est un processus politique, qui permet par exemple de poser publiquement la question de la gratuité. Yomango, c’est un concept compliqué, qui parle d’expériences clandestines. Nous sommes en porte-à-faux car nous rompons avec les codes qui servent habituellement à légitimer les processus artistiques et politiques. » [13] La robe dérobée chez Bershka s’est un temps retrouvée exposée au Musée d’art contemporain de Barcelone. L’art a, sans conteste, offert à ces types de mouvements, radicaux et récréatifs, un espace d’expression à la hauteur de leur plasticité. L’Armée des clowns [14] expose ce printemps sa salle de guerre au Centre pour l’art contemporain de Glasgow, tandis que les Yes Men [15], auteurs d’un site pirate de celui du GATT qui leur permit de se faire inviter en lieu et place des porte-parole officiels de l’OMC, sortent le 1er avril dans le circuit du cinéma commercial un film rétrospectif, dans des conditions assez similaires à celles d’un groupe de rock [16].
Le faible risque d’instrumentalisation (quelle institution, quelle multinationale pourrait sans risque d’y perdre récupérer les actions de ceux qui la volent ?), en fait naître un autre : celui de la folklorisation. Trop de forme tue l’idée ? Trop de spectacle en tout cas brouille les cartes, et inscrit l’action dans un champ strictement symbolique, incompatible avec le moindre objectif d’efficacité. Ce n’est donc pas nécessairement paradoxale que la capacité d’invention formelle des Yomango, Yes Men, San Precario, Circa, etc. exige d’eux aujourd’hui de repenser l’équilibre entre la créativité de leurs pratiques et leur travail théorique. Car comment laisser des slogans, aussi brillants soient-ils, tenir lieu d’analyse ? Il revient aux acteurs de la contestation récréative d’un côté, et aux lieux de production de savoir, de contre-expertise, d’outils stratégiques et d’énergie critique que sont mouvements sociaux, réseaux associatifs, revues, forums sociaux, éditeurs, médias et artistes de l’autre, d’apprendre à se côtoyer, à faire le lien entre eux. Et d’amorcer peut-être ainsi une nouvelle ère de collaboration stratégique : célébrer le contenu de la forme et la forme du contenu.
Notes
[2] We are everywhere : the irresistible rise of global anticapitalism, Verso, 2003, p. 180. Les exemples précédents sont également tirés de ce livre.
[3] We are everywhere, op. cit., p. 174
[4] Carnival of revolution, Central Europe 1989, op. cit.
[5] L’expression est de John Jordan, entretien avec l’auteur, oct. 2004.
[6] Entretien avec l’auteure, Milan, mai 2004.
[10] Extrait du tract distribué par les activistes-dévôts de San Precario à Rome le 26 novembre 2003, proclamé journée sans achat.
[13] Entretien avec l’auteure à Barcelone, décembre 2004.
[14] Voir dans ce numéro, pp. 38-41.
[16] De même qu’un livre, aux éditions La Découverte.