autochtonie, nickel et environnement
Une nouvelle stratégie kanake
par Christine Demmer
Le mot d’autochtonie peut bien suggérer la nostalgie des origines, l’archaïque ou l’immémorial : il ne faut pas pourtant y entendre un retour, mais un mouvement actuel et un changement de stratégie. De ces transformations, la Nouvelle-Calédonie et les conflits qui s’y déploient autour de l’exploitation du nickel sont aujourd’hui un laboratoire décisif : adossé aux conventions internationales, s’y esquisse un glissement hors de l’affrontement traditionnel entre loyalistes et indépendantistes, au grand embarras de la République.
Le sol calédonien renferme 30% du nickel de la planète. Le Territoire fournit 13% de la production mondiale de ce minerai. En 1997, il représentait 80% de ses exportations. Richesse économique majeure, il est aussi un enjeu politique central. Depuis la signature des accords de Matignon en 1988, conçus pour rééquilibrer économiquement la Province nord et les Îles, à majorité kanakes, peu développées par rapport à une Province sud, centre administratif et financier contrôlé par les Blancs, les indépendantistes kanaks ont à cœur de maîtriser l’exploitation du minerai vert. En 1990, la Province nord, dont ils sont les principaux élus, rachète au groupe Lafleur la Société minière du Sud Pacifique (SMSP), transformée en une société d’économie mixte, la SOFINOR. En 1998, à l’échéance des accords de Matignon et à l’orée des accords de Nouméa, elle obtient avec l’aide de l’État 51% du massif du Koniambo — l’un des gisements les plus riches du monde. Elle s’associe, pour l’exploiter, à la société canadienne Falconbridge afin de s’affranchir de la tutelle française : pour un petit pays, disait Jean-Marie Tjibaou, l’indépendance consiste à « bien calculer les interdépendances » [1]. L’exploitation du Koniambo est le projet-phare des indépendantistes ; ses bénéfices — impôts et emplois — doivent développer la Province nord, tout en profitant au futur pays dans son intégralité.
Jusque-là partagée par la mouvance indépendantiste, réunie depuis 1984 au sein du Front de libération kanak et socialiste (FLNKS), l’implication dans les multinationales est aujourd’hui remise en question par une association née en juillet 2005 : le Comité autochtone de gestion des ressources naturelles (CAUGERN). Celui-ci affirme qu’il n’existe aucune garantie quant à la pérennité du contrôle kanak sur la SOFINOR : les choix de développement du FLNKS n’assureraient donc pas aux Kanaks d’en être les premiers bénéficiaires. Considérant que le nickel a longtemps profité à la France — à travers la Société Le Nickel (SLN) — et qu’il est en passe d’enrichir des multinationales étrangères, il revendique une fiscalité qui reviendrait directement aux seuls Kanaks. L’argument est simple : ils sont les premiers habitants du Territoire et l’exploitation du nickel par des groupes qui les ont dominés ou les dominent encore ne leur a été profitable ni sur un plan économique, ni sur un plan écologique. Aussi, le CAUGERN réclame-t-il d’inscrire dans les lois des dédommagements financiers. Ce faisant, il admet laisser dans l’ombre la question de l’emploi kanak, assumant le choix de réclamer en priorité des droits sur les ressources naturelles.
La naissance de cette association marque une étape nouvelle dans le combat que mènent les Kanaks depuis les années 1970. Pour la première fois, certains d’entre eux se positionnent avec force sur les problèmes environnementaux — et notamment sur les pollutions d’une industrie minière vieille de plus de cent trente ans. En outre, en refusant de jouer directement le jeu des multinationales comme les indépendantistes au pouvoir, les militants du CAUGERN ne se placent plus dans l’optique nationaliste d’un recouvrement de souveraineté ouvrant à un développement pour tous. Ils se situent dans les revendications des « peuples autochtones » : qu’ils restent inscrits à l’intérieur de l’État français ou qu’ils prennent place, à l’avenir, dans un nouvel État indépendant, il s’agit désormais pour ces Kanaks de faire valoir leur spécificité culturelle et certaines priorités [2].
une double revendication
La principale revendication du CAUGERN est la création d’un « Fonds Patrimoine ». Celui-ci serait essentiellement alimenté par les bénéfices des entreprises qui extraient et transforment le nickel. Le Comité n’exclut toutefois pas de lui donner la forme d’une rente, contrepartie de la cession à un tiers des droits à l’exploitation du sous-sol. Versées dans un fonds de garantie, les sommes dégagées devraient servir en priorité à prévenir la dégradation de la biodiversité et à reconstituer en partie l’environnement naturel après exploitation dans les communes kanakes concernées par l’ouverture d’une mine ; elles devraient également contribuer au développement local et à la sauvegarde du patrimoine culturel kanak. Le Fonds est explicitement présenté comme un dispositif de réparation et de compensation, dû aux Kanaks par tous ceux que le minerai vert a enrichi sans partage : les multinationales étrangères, la SLN et certaines grandes familles caldoches. Les défenseurs du projet s’appuient sur le cas exemplaire de Thio, commune kanake de la côte est, proche de Nouméa : en cent vingt-cinq ans, la SLN y a produit quelque 900 000 tonnes de nickel ; au terme de sa vie industrielle, elle laisse derrière elle des montagnes érodées et une situation sociale sinistrée.
Le Fonds est également conçu comme un moyen d’affirmer des droits au motif d’une antériorité territoriale qui confère aux Kanaks une certaine forme de propriété — exprimée moins comme une possession du sol que comme une appartenance à la terre impliquant des obligations envers elle. Il s’agit ainsi de rendre concrète la souveraineté — « préalable » — des Kanaks affirmée dans le préambule de l’accord de Nouméa. Se positionner, à l’instar du FLNKS, comme l’un des acteurs principaux du développement de la Nouvelle-Calédonie, ou prendre place dans le jeu du capitalisme mondial ne permet pas, selon eux, cette pleine reconnaissance. Si la création du Fonds Patrimoine la permet, c’est parce qu’il doit être contrôlé par les autorités dites « coutumières » : sa gestion serait confiée à un conseil d’administration composé de membres du Sénat coutumier, institution consultative issue de l’accord de Nouméa, chargée d’émettre un avis dès lors que l’identité et la culture kanakes sont en jeu ; une partie en serait supervisée directement au niveau local, par les chefferies dites « minières », c’est-à-dire proches d’anciennes ou nouvelles mines.
Rendre leur souveraineté aux Kanaks passe également, dans la logique de l’autochtonie, par une valorisation des autorités politiques traditionnelles. Le Comité note que le rapport de forces actuel au sein des institutions néo-calédoniennes ne rend pas justice aux Kanaks. Mais surtout, aux yeux du CAUGERN, les institutions politiques occidentales — partis, collectivités territoriales, instances législatives et exécutives — ne sont pas capables de faire entendre une parole kanake spécifique. Plus encore qu’accusées d’exclure un projet de société différent ou des usages propres, les institutions politiques néo-calédoniennes sont perçues comme une négation de l’autorité des « coutumiers » — les personnes de haut rang dans le système politique kanak des chefferies. Le Comité regrette que ces chefferies ne soient reconnues qu’au travers des communes où elles s’inscrivent et que le Sénat coutumier soit limité à un rôle consultatif. De surcroît, il déplore que la loi organique issue de l’accord de 1998 cantonne le pouvoir « coutumier » aux seules terres dites « coutumières » : celles créées du temps du cantonnement et celles qui ont été récupérées depuis les années 1970.
Cette remarque est loin d’être anodine. Elle met l’accent sur ce qui sous-tend peut-être l’existence même d’un groupement de défense des droits autochtones comme le CAUGERN : la marginalisation persistante d’un peuple colonisé, historiquement mis sous tutelle par un statut foncier à part (inscription au sein des terres collectives de réserve), un statut administratif spécial (un assujettissement à un chef chargé de rendre des comptes à l’administration française) et un statut personnel particulier (en tant que sujets de l’Empire puis en tant que citoyens de droits particuliers). Que l’accord de Nouméa transforme le « particulier » en « coutumier », pour valoriser, avec le Sénat, ce qui relève du monde kanak, ne suffit pas à supprimer les inégalités sur lesquelles se sont construites ces catégories. Il faut donc garantir des droits... particuliers ! Est-ce là le signe d’une difficulté à penser l’avenir hors des cadres définis du temps de la colonisation ? Et, si pour tous les Kanaks, par définition, toutes les terres de Nouvelle-Calédonie leur appartiennent en premier lieu, pour le CAUGERN, cela sous-entend un droit pour les autorités traditionnelles de s’exprimer sur tout type de sujet. L’argument de l’antériorité, couplé à celui du rappel de la domination, justifie, comme pour le Fonds Patrimoine, la volonté de reconnaissance d’institutions propres.
Par ce genre de revendications, le CAUGERN se présente donc comme un collectif qui cherche à influer sur la vie politique territoriale au nom d’une antériorité et d’une identité commune spécifique. Sous le coup d’un tel raisonnement, une brèche s’ouvre dans le dispositif calqué sur le modèle républicain français — ou plutôt, elle se redéploie, si l’on se réfère au statut particulier instauré pour les Kanaks durant la colonisation [3]. Nationalité et citoyenneté dans la future Kanaky-Nouvelle-Calédonie imaginée par le CAUGERN pourraient être disjointes : cette fois, seuls les Kanaks seraient citoyens de plein droit face aux autres nationaux. Autre option envisagée (mais très peu diffusée) : les autochtones pourraient être les seuls à détenir la nationalité. Pour l’instant, le discours dominant consiste à dire qu’un droit particulier kanak doit perdurer à côté d’un droit commun fédérateur. La question reste ouverte et peu médiatisée par les leaders du CAUGERN, qui préfèrent rappeler leur implication dans la très symbolique édification, en 2004, d’une sculpture monumentale en plein Nouméa faisant valoir l’accueil, par les Kanaks, de toutes les autres communautés présentes sur le Territoire. Ce qui est certain, c’est que l’indépendance n’est pas leur finalité première : ils espèrent obtenir gain de cause sur les droits autochtones avant même l’échéance du référendum sur l’autodétermination.
Pour autant, le CAUGERN tient à se présenter comme un partenaire du FLNKS, non comme une alternative. Ses leaders le formulent ainsi : le Fonds Patrimoine « doit servir de point d’articulation entre l’activité minière de nature économique portée par les compagnies minières et la notion de responsabilité historique et de droits antérieurs sur l’espace et l’environnement naturel dont se revendiquent les chefferies autochtones » [4]. Mais il n’est pas certain que cela suffise à rendre compatibles ce qui peut apparaître comme deux modes inconciliables d’organisation politique du pays qui se construit [5]. D’un côté, le FLNKS s’engage dans un rééquilibrage aussi bien politique qu’économique qui favorise une région à majorité kanake — même si elle est susceptible d’évoluer dans ses composantes ethniques. De l’autre, le CAUGERN veut que l’on rende la préséance aux Kanaks en tant que tels, sur une base ethnique et non territoriale.
questions anciennes, nouvelles réponses
Les idées du CAUGERN ont commencé à circuler au moment du combat mené contre le projet d’usine Goro Nickel, dans le sud de la Grande Terre, employant un tout autre procédé technologique que celui prévu à Koniambo, au Nord, en raison de la moindre qualité du minerai. Les Kanaks comme des écologistes craignent des rejets chimiques, dans l’air et le lagon, d’une concentration cent fois supérieure aux normes françaises et européennes et des économies sur les mesures antipollution en raison des surcoûts liés à cette faible qualité. Sorti des cartons en 2001, suite à une concession de grande taille faite par la Province sud au géant métallurgique Inco Ltd, le projet Goro se lit volontiers comme le contrepoint de celui de Koniambo : les élus de la Province sud, essentiellement « loyalistes », cherchent à concurrencer le développement industriel de la Province nord — et ses effets de rééquilibrage — en créant « leur » usine. Au départ, les autorités coutumières du Sud n’ont pas manifesté d’opposition. Si les Kanaks n’étaient pas impliqués directement dans l’exploitation, contrairement au projet du Nord, elles espéraient en tirer des bénéfices, notamment par des embauches locales. La réaction est venue un peu plus tard, émanant d’abord d’élus de la commune, inquiets que l’emploi n’échoie à une main d’oeuvre philippine travaillant déjà sur le chantier, et prenant conscience des dangers environnementaux. L’association kanake Rhéébu Nùù, dès 2002, s’est faite alors le porte-parole des chefferies de Yaté, afin de contraindre Inco Ltd à revoir son projet : assignation au tribunal pour insuffisance d’étude d’impact, blocage du chantier, manifestations ont fait connaître son combat. Le CAUGERN — dont une partie des leaders provient de Rhéébu Nùù — élargit cette lutte. Au fil des nombreuses réunions qu’il tient dans les communes, au moyen du site Internet de Rhéébu Nùù et de l’Union syndicale des travailleurs kanaks et exploités (USTKE) et des manifestations organisées par exemple lors de la journée mondiale de l’environnement, il revendique pour l’avenir la création de mines « propres » qui profitent à leurs riverains et inscrit ce combat dans une revendication plus générale de défense des droits autochtones. Ce n’est donc pas un hasard si sa base est constituée de chefferies touchées par l’activité minière, particulièrement de « coutumiers » qui voient là un moyen de reprendre des positions face aux leaders locaux issus des « événements des années 1980 ». Plus largement, le CAUGERN est soutenu aussi par des associations écologistes locales (Action biosphère, Corail Vivant, Point Zéro, Coordination défense du sud), les Verts néo-calédoniens, l’USTKE et le Sénat coutumier ainsi que, en France, par la LCR et José Bové.
La montée en généralité du combat de Rhéébu Nùù intervient à point nommé à l’occasion de la discussion du « schéma minier », l’article 39 de la loi organique faisant suite à l’accord de Nouméa, invitant à redéfinir les modalités de mise en valeur des ressources naturelles. Via le Sénat coutumier, le CAUGERN cherche alors à poser des droits aussi bien sur le nickel — évidemment au centre des débats — que sur les plantes cultivées (notamment des anciennes ignames), pour la pharmacopée, voire la biologie marine. Plus largement, l’accord de Nouméa a encouragé l’émergence d’une contestation politico-identitaire jusque-là inédite sur le Territoire, alors même qu’il pensait en amoindrir la portée. En reconnaissant le passif colonial dans son préambule — notamment en soulignant les spoliations foncières et les déplacements de populations — et en organisant la représentation politique du monde kanak traditionnel, cet accord a ouvert la porte à un mouvement de défense de l’autochtonie. Pour la première fois, la France, pourtant championne d’une conception politique plutôt qu’ethnique ou communautaire de la nation, prenait acte de l’existence d’un « peuple kanak ». Et en l’enjoignant à codifier juridiquement ses coutumes, elle l’invitait à affirmer plus nettement une identité différenciée.
Cette réflexion en cours — qui suppose une uniformisation d’usages relevant d’époques et d’univers de références différents, précoloniaux d’abord, puis en lien avec la présence missionnaire et l’administration coloniale — fait en effet écho à une interrogation forte sur le devenir des chefferies dans le futur État. Le débat est ancien : obligeant à penser une forme d’intégration de ce qui constitue la base de l’organisation sociale kanake, il a toujours agité les indépendantistes. Les penseurs du CAUGERN semblent proposer une réponse à la fois relativement simple et suffisamment générale pour satisfaire un grand nombre. Ils se réfèrent à l’esprit de la charte du FLNKS, rédigée en 1984 dans une période d’intense réflexion sociétale, visant à imaginer une Kanaky « socialiste et kanake » [6]. Mais s’il s’agissait alors de penser une société composée d’une superposition de chefferies dont les rapports sociaux devaient s’ajuster à un développement marchand, il s’agit aujourd’hui de tendre vers un « droit politique [qui] s’enracine dans le droit coutumier » [7], autre manière de revendiquer la revalorisation des autorités traditionnelles et de faire entendre des droits sur les ressources naturelles.
Les revendications du CAUGERN prennent également appui sur un autre malaise persistant. Les avancées des accords de Matignon et de Nouméa — perspective de développement économique, participation des Kanaks à la vie politique, voire reconnaissance symbolique du fait colonial — n’ont pas fait oublier que dans les années 1980, le FLNKS se battait pour une indépendance imminente, non pour un rééquilibrage économique dont les Kanaks ne voient pas toujours les effets : les inégalités d’accès à l’emploi demeurent importantes et le niveau de vie — surtout « en brousse » — reste inférieur à celui des Caldoches et des Métropolitains. Si le message du CAUGERN ne porte pas sur l’emploi et les salaires en général, il peut toutefois se servir d’une situation dégradée pour renforcer son discours sur les injustices minières. Ce qui est fondamentalement débattu par là, c’est l’épineux problème de la souveraineté kanake.
En juin 2006, le bureau politique du FLNKS qualifiait le CAUGERN d’ « attelage d’opportunistes », en référence à la diversité des horizons politiques dont sont issus ses leaders, à leurs (non) prises de positions antérieures sur la question du nickel ou de l’indépendance, et aux divers intérêts politiciens susceptibles de les animer, qui pour de prochaines échéances électorales, qui pour renforcer le poids du Sénat. Il n’en demeure pas moins que les préoccupations dont fait état le Comité reposent bel et bien sur des questionnements réels en tribu, si ce n’est concernant « la souveraineté préalable » des Kanaks, du moins le respect de leur environnement et de leur identité. Là où le FLNKS apporte une forme de réponse plutôt socio-économique, réaffirmant que « la création de valeur ajoutée par la transformation du nickel est un des moyens nécessaires à la construction d’une indépendance économique et politique » [8], le CAUGERN se place sur le plan culturel et revisite ainsi à sa manière les débats des années 1980 concernant la place des référents kanaks dans l’organisation du futur pays indépendant.
appui sur les débats internationaux
Mais si le combat du CAUGERN peut influer sur la vie politique en Nouvelle-Calédonie aujourd’hui, ce n’est peut-être pas tant en raison des soutiens locaux dont il jouit que du fait de son appui sur des débats internationaux en faveur de la défense des peuples autochtones perçus comme garants de la protection de l’environnement. Les projets miniers ont renforcé ses contacts avec des autochtones canadiens très au fait des procédures onusiennes en matière de défense des ressources naturelles. C’est donc en pleine connaissance de cause que les principaux acteurs de Rhéébu Nùù ont porté leurs revendications environnementalistes envers Goro Nickel sur le plan plus général des droits autochtones.
Le couplage des deux revendications est légitimé depuis les années 1990. L’Assemblée générale des Nations Unies a proclamé une « décennie internationale des peuples autochtones » de 1995 à 2004, reconduite pour la décennie suivante. Dans ce cadre, l’ensemble des populations reconnues comme autochtones a pu bénéficier de divers programmes lancés par les agences des Nations Unies et la Banque mondiale [9]. Par ailleurs et dans le même mouvement, une Convention sur la diversité biologique (CDB) est entrée en vigueur en 1993. Son article 8j met en avant le rôle des populations indigènes dans la préservation de la biodiversité et les encourage à persévérer en leur garantissant une propriété intellectuelle. De nombreuses minorités s’en sont saisies pour faire valoir des droits sur les ressources naturelles au nom de la protection de la nature (comme les Indiens du Brésil pour faire valoir leurs droits fonciers ou les Dayak de Malaisie pour défendre leurs forêts). Elles peuvent même aller jusqu’à réclamer des formes d’autonomie justifiées par leur désir de conservation de la nature (c’est le cas des Aborigènes, des Massaï ou des Inuit). À l’instar d’autres communautés, l’ONU et les grandes ONG environnementales fournissent donc aux Kanaks des cadres pour mener leur combat.
Ce processus de reconnaissance de populations dominées, sous cette forme spécifique, est le fruit d’une réflexion qui débute dans les années 1960 [10]. Alors qu’on valorisait auparavant la mise en réserve d’espaces peu transformés et non habités, l’UNESCO, avec le programme « Man and the Biosphere » (MAB) y entérine l’idée d’une conservation incluant les zones utilisées. L’idée se précise au congrès de Bali, en 1982, où l’on commence à utiliser le concept de « développement durable ». Le Congrès « Parks and People », à Caracas dix ans plus tard, promeut explicitement les communautés « locales » comme garantes de la réussite de projets environnementaux. Au-delà du recours à des conceptions basées sur le sentiment que ces peuples sont moins prédateurs pour la nature du fait de technologies moins poussées, d’une relative faiblesse numérique ou d’enjeux moins matérialistes, l’idéologie sous-jacente est celle d’une conservation biologique visant la sauvegarde de ce qui est utile. Les années 1990 sont celles de la valorisation de la biodiversité (gènes, espèces, écosystèmes), souvent réduite à ses composantes potentiellement exploitables. Dans ce schéma, les peuples autochtones sont perçus comme de fins connaisseurs et utilisateurs d’une nature-ressource [11]. Le CAUGERN manipule parfaitement tous ces concepts : autochtonie, coutume, biodiversité, développement durable [12]. La revendication d’un Fonds Patrimoine les synthétise, comme droit de regard autochtone sur les ressources du sol, du sous-sol et des fonds marins néo-calédoniens, participant également de la défense et de la pérennité d’une forme d’organisation sociale originale. Aujourd’hui, ces avancées juridiques internationales constituent donc une arme pour faire avancer, sur le Territoire, les idées d’une association comme le CAUGERN.
Dans un passé proche, la question autochtone était surtout mise en avant pour faire connaître la lutte kanake à l’extérieur de la Nouvelle-Calédonie. Dans les années 1980, il s’agissait de faire admettre le fait colonial et sa perpétuation au-delà de l’acquisition de la citoyenneté par les Kanaks après la seconde guerre mondiale. C’est ainsi qu’en 1986, l’ONU servit de tribune pour faire inscrire la Nouvelle-Calédonie dans la Résolution 41/41 A de l’Assemblée Générale des Nations Unies en tant que territoire non autonome. En 1993, le FLNKS saisit l’opportunité offerte sur la reconnaissance des peuples autochtones pour créer l’Association pour la commémoration de l’année des peuples indigènes en Kanaky (ACAPIK), qui se fixait pour but de commémorer tous les ans la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie (le 24 septembre 1854). Par ce biais, les contacts se sont intensifiés avec des autochtones océaniens (Salomon, Vanuatu et Papouasie Nouvelle-Guinée), des ONG, des représentants des Aborigènes australiens ou des Indiens d’Amérique du Nord. En 1995, l’association s’est transformée en Conseil national des peuples autochtones (CNDPA), qui envoie des représentants à l’ONU. Ce dernier était alors composé d’un collège politique (indépendantistes et RPCR kanaks), d’un collège syndical, d’un collège associatif (dont celui des femmes « Pour un souriant village mélanésien »), d’un autre « coutumier » (à cette époque, des membres du « conseil consultatif coutumier » créé en 1988 par les accords de Matignon) et de représentants de l’Église protestante évangélique autonome de Nouvelle-Calédonie. Le CNDPA avait pour vocation de poursuivre la mission que s’était fixée l’ACAPIK, tout en faisant valoir la spécificité identitaire kanake. En 1998, avec l’accord de Nouméa, nombre de ses membres fondateurs estimèrent que sa mission prenait fin. Ils jugeaient avoir obtenu pleinement satisfaction, aussi bien sur le plan de la reconnaissance officielle de l’identité kanake que sur celui du fait colonial.
Ce premier CNDPA différait donc fondamentalement du CNDPA contemporain — animé, entre autres, par des membres du CAUGERN — dans la mesure où il ne fut jamais question de revendiquer une reconnaissance politique ou économique des Kanaks en tant que tels. Tant que l’objectif fut l’utilisation des instances internationales pour faire connaître le combat indépendantiste et nationaliste, pour affirmer le droit à l’indépendance et construire un pays où l’intérêt général prime sur des intérêts particuliers, nul besoin n’était de lier la défense « des premiers occupants » kanaks (comme on préférait le dire alors) avec la défense des ressources naturelles et, au-delà, de l’environnement. Pour le premier CNDPA, les débats internationaux articulant les deux questions n’étaient tout simplement pas pertinents. Mais une fois la notion de population autochtone reconnue par l’accord de Nouméa, le nickel devenu central dans la stratégie politique du FLNKS et des inquiétudes demeurant quant aux bénéfices que pourraient en tirer les Kanaks, toute latitude était donnée pour que s’affirme un mouvement véritablement porteur de revendications habituellement attachées aux « peuples autochtones » : le respect de coutumes particulières (et souvent de territoires précis), des droits sur les ressources (la fameuse « biodiversité ») et des compensations financières en cas d’exploitation par des tiers.
Il ne faut pas pourtant pas s’y tromper, il ne s’agit pas là d’une stratégie économique à visée marchande — pour faire du profit — mais bien à finalité politique. Il s’agit d’un moyen pour les Kanaks, au motif de leur autochtonie, de se (re)valoriser dans un contexte où ils ne sont pas souverains — quel que soit celui qui gouverne — en défendant aussi bien leur ancienneté sur le sol, par des droits dits « environnementaux », que leur mode de vie, par des droits dits « collectifs » [13].
l’accord de Nouméa
En 1988, les accords de Matignon mettent un terme au conflit entre loyalistes et indépendantistes, et amorcent un processus de rééquilibrage économique. À leur expiration en 1998, un second accord est signé : l’accord de Nouméa. Il prévoit un transfert progressif de souveraineté (à l’exception des compétences régaliennes) avant la tenue d’un referendum sur l’autodétermination entre 2014 et 2018. Son préambule reconnaît la violence coloniale faite au Kanaks, cantonnés dans des réserves au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et culturellement niés. Il reconnaît la spécificité de leur organisation sociale — notamment le lien à la terre, qui définit des positions claniques hiérarchisées — et invite à la création d’un « destin commun » entre communautés dominantes et dominées. Extrait : « Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun ». La loi organique qui accompagne ce texte traduit juridiquement l’accord politique et permet au Congrès et au gouvernement local (une nouveauté) d’élaborer des « lois de pays » qui concrétisent le processus d’autonomisation en cours. Un Sénat coutumier — nouveau lui aussi — se voit accorder une force de proposition sur toutes les questions qui « intéressent l’identité kanake ». Les sénateurs sont choisis « selon les usages propres à la coutume » (comprendre : en fonction de leur rang) parmi les représentants de huit aires linguistiques et culturelles.
Post-scriptum
Christine Demmer est anthropologue au Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie et au Genèse et Transformations des Mondes Sociaux (CNRS / EHESS).
Notes
[1] Cité dans A. Bensa et E. Wittersheim, Jean-Marie Tjibaou, la présence kanak, Odile Jacob, 1996, p. 179 (recueil de textes de Jean-Marie Tjibaou).
[2] « Autochtonie » est un terme qui exprime l’antériorité sur une terre. Dans l’acception donnée aux Nations Unies, il renvoie aussi à une situation politique et/ou économique de domination (souvent coloniale) qui débouche sur des revendications identitaires, économiques et politiques articulées avec la globalisation capitaliste. Voir I. SchulteTenckhoff, La question des peuples autochtones, Bruxelles, Bruylant, 1997.
[3] Voir notamment Isabelle Merle, « Respect des coutumes indigènes ou exclusion républicaine », in Laurence Bérard, Marie Cegarra & al. (eds), Biodiversité et savoirs naturalistes locaux en France, CIRAD, IDDROI, IFB, INRA, 2005, pp. 60-66.
[4] Extrait du document issu de la Table ronde de Goro Nickel du 14 juin 2006 : http://www.ustke.org/syndicat/2006/...
[5] Voir à ce sujet N.Gagné et M. Salaün, « Quand le global produit du local : l’autochtonie en Aotearoa-Nouvelle-Zélande et en Kanaky-Nouvelle-Calédonie aujourd’hui », dans B. Rigo et T. Bambridge (éds), L’Océanie et la mondialisation : Enjeux et stratégies culturelles en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, Paris, Éditions du CNRS, 2007 (à paraître).
[6] Lire à ce sujet C. Demmer, « Les Héritiers d’Eloi Machoro », thèse de doctorat de l’EHESS, 2002, à paraître aux Éditions Indes Savantes en 2008.
[7] Propos tenu lors d’un entretien entre l’auteur et Raphaël Mapou le 3 juillet 2006.
[8] Les Nouvelles néo-calédoniennes, 3 juin 2006.
[9] Lire Marcel Djama, « La question des communautés et peuples autochtones » in Laurence Bérard, Marie Cegarra & al. (eds), ibid., pp.49-57.
[10] Lire à ce sujet M. Bergerhoff Mulder and P. CoppolilloConservation. Linking Ecology, Economics and Culture, 2005.
[11] I. Schulte-Tenckhoff et S. Horner, « Le Bon Sauvage, nouvelle donne » in Fabrizio Sabelli (dir.), Écologie contre nature. Développement et politiques d’ingérence, Paris et Genève, PUF et Nouveaux Cahiers de l’IUED, 1995, pp. 21-29 ; ou encore M. Blaser, H. A. Feit et Glenn McRae, In the Way of Development : Indigenous Peoples, Life Projects and Globalization, Londres et Ottawa, Zed Books et IDRC, 2004.
[12] Je renvoie notamment, pour plus de détails, à l’intéressante déclaration du 23 août 2002 intitulée « Droit sur l’espace et le patrimoine naturel de Kanaky ». Article rédigé par l’USTKE le jeudi 4 août 2005 dont le président du Sénat de l’époque, Georges Mandaoue (un des leaders du CAUGERN), des sénateurs coutumiers et le président du CNDPA sont signataires. http://www.ustke.org/syndicat/2005/...
[13] Je remercie Christine Salomon (INSERM, Unité 687, Santé Publique et Epidémiologie des Déterminants Professionnels et Sociaux de la Santé) et Natacha Gagné (Université d’Ottawa) pour leur conseils et leurs remarques.