Drogues : quels dommages ?
par Aude Lalande
Les consommateurs de drogues, en un sens, sont des professionnels du risque — à défaut qu’ils se conçoivent comme tels, c’est au moins ce qu’on leur répète sans cesse. Toute la difficulté tient dans le caractère séparé, ou exogène, du discours sur le risque : comment se le ré-approprier ? Et faut-il seulement s’y efforcer ? Est-il ré-appropriable depuis l’expérience de la consommation ? Comment, en quels termes, se posent et se construisent la pratique du risque et le rapport à l’incertitude du point de vue des consommateurs ? Notes sur un mariage difficile.
causalités
Le discours social sur les drogues aujourd’hui est un discours exclusivement centré sur les risques, qui en occulte les usages et les utilités sociales. C’est tout entier un discours de prévention, dont les différents avatars ont en commun de se focaliser sur les dommages à venir et leur prévisibilité : simplifications du discours commun (où prendre des drogues vaut « comportement à risques »), programmes d’intervention politique de la prévention primaire (visant à empêcher tout contact avec les produits interdits), programmes d’intervention médico-sociale de la prévention secondaire (cherchant à réduire les risques sanitaires, financiers, psychologiques, sociaux pour ceux qui malgré tout consomment). De fait, le risque a remplacé l’expérimentation transgressive qui faisait la marque des années 1970-80. Défi à la rationalité contre défi à la loi, infantilisme et irresponsabilité des « jouisseurs » des années 1990 contre dimension subversive des « expériences de vie » des années précédentes, la question s’est déportée, depuis trente ans, des atteintes à l’ordre social à la gestion des coûts et des flux sanitaires. Mais le discours du risque n’en manque pas moins, à son tour, l’expérience concrète des drogues. Non que le risque n’existe pas en effet pour les consommateurs — au contraire il est toujours et par définition présent, ne serait-ce que par le poids et la répétition des mises en garde — mais il s’agence d’abord aux pratiques sociales qui l’englobent, connaît des modalités et des hiérarchisations variables, s’appuie sur une expérience des produits qui dissone parfois très fortement avec ce qui en est dit, voire sur-réagit aux expressions dominantes de ses caractérisations. Le premier tort des discours sur le risque est de s’agencer à des causalités tordues : on ne prend pas des drogues pour prendre des risques, on prend des risques parce qu’on prend des drogues. Et on prend des drogues pour toutes sortes de raisons : pour faire la fête, s’expérimenter soi-même sous un jour nouveau, tenir son rang dans un groupe, rester performant en situation difficile, soigner un mal obscur...
occurrences
L’écart est si grand, entre perception de la question par les consommateurs eux-mêmes et obsession commune (et légitime) de réduire les risques liés à la prise de drogues, que très souvent les enquêteurs s’interrogent sur la quasi-absence du terme dans le vocabulaire des premiers concernés [1]. De fait, la notion de risque s’entend rarement et dans des occurrences assez précises dans leur bouche, même si bien d’autres dénotent la prise en compte de problèmes potentiels : le danger n’est jamais très loin, la peur tient à distance d’un certain nombre de produits ou de pratiques, des limites à ne pas franchir sont généralement marquées, et suivre les indices de gravité (les produits qui rendent grave, les{}gens qui le sont devenus) permet de repérer des hiérarchisations.
Pourquoi une telle rareté ? Certes les consommateurs ont toutes sortes de profils, et des attitudes très diverses à l’égard des aléas de la consommation. La sociologie des drogues met en lumière trois types de comportements : ceux qui occultent les risques (ne les voient pas ou en rejettent l’idée), ceux qui, les percevant sans les analyser, cherchent à s’y soustraire et contournent certaines pratiques de peur de s’y abîmer, et ceux qui s’efforcent d’évaluer les dangers potentiels et de les gérer,{}ou{}cherchent à les contrôler [2]. Reste que, sauf dans la bouche des militants de la « réduction des risques » qui en usent avec plus de largesse, le terme lui-même est rare, si ce n’est absent. On peut avancer à cela deux hypothèses : la prise de distance avec les discours dominants, ou plus simplement l’inadéquation de la notion. Le discours du risque et ses messages de prévention peuvent être rejetés en bloc. Certains décrivent dans les milieux techno, notamment chez les plus jeunes, des états d’esprit où, la barrière des interdits ayant été franchie, les écueils de la consommation sont globalisés de façon indistincte, soit que le risque pris en se droguant rende tous les autres dérisoires, soit que la mise en doute de l’interdit lié aux drogues (on a transgressé, mais on y a survécu, c’est bien la preuve qu’on nous a menti) mette en cause à son tour tous les autres types de mises en garde :
« C’est un état d’esprit [...], c’est même pas forcément de l’autodestruction, c’est juste franchement on n’en a rien à foutre, à la limite, au point où on en est c’est vraiment pas le problème de la prise de risques. [...] Les mecs ils te rient au nez quand tu dis, « mais ne prenez pas la même paille ». C’est, « oh mais putain attends, on est en train de se mettre de la c [de la cocaïne] dans le nez et tu dis prenez pas la même paille, c’est bon quoi, des risques on en prend en se droguant ! » Enfin tu vois [...] il y a pas vraiment de mesure entre les risques. Il y a des risques quand tu te drogues ; ils ont passé cette barrière [...], après tu as l’impression qu’ils ont un peu tout dépassé, qu’ils sont un peu au-dessus de tout, un peu blasés [3]. »
C’est l’aspect iatrogène de la prévention, dirait Robert Castel [4]. Le choc, ou la confrontation, entre messages de prévention primaire (« la drogue c’est de la merde, n’y touchez jamais ») et premières expériences de consommation (plus souvent plaisantes que problématiques, fort heureusement, notamment dans les milieux de la fête où les pratiques de consommation sont relativement maîtrisées) jettent le soupçon sur tout message émanant de l’autorité sanitaire, et compromettent les efforts de prévention secondaire, qui visent à empêcher par exemple le partage de matériel et les contaminations virales. Mais même à laisser de côté ces réactions de rejet, on évalue très peu les risques entre consommateurs. Recherchées sur divers corpus d’entretiens, les rares occurrences du terme restreignent le champ à des usages que l’on pourrait qualifier de durs. D’un côté elles renvoient au registre du péril ultime, du risque vital et de l’incalculable : de la contamination sida, de l’overdose ou de la perte de contrôle inéluctable, avec le crack ou l’injection, par exemple, dans un vocabulaire qui garde la trace de stratégies de prévention primaire (« l’injection, je n’y toucherai jamais »). De l’autre elles renvoient à un calcul de type probabiliste, chez ceux notamment qui possèdent un bon niveau de connaissance médicale. Les occurrences laissent entendre alors un usage très précis de la notion : à propos des risques d’interactions médicamenteuses entre drogues et traitements VIH [5], de celui que fait courir la cocaïne à un cœur déjà éprouvé, ou, de façon plus ironique, des interférences entre cannabis et schizophrénie, complications dont ils connaissent à la fois la gravité et le traitement statistique. Ici, le terme ne résiste que dans les zones où le savoir épidémiologique est audible et repéré : rares sont ceux, d’une façon générale, qui emploient le terme quand ils racontent leurs histoires de consommation.
petit bonheur la chance
Pour autant, les amateurs de drogues restent des professionnels de l’aléa, et tout un savoir profane de la gestion des risques s’observe au travers des pratiques et des témoignages. Outre les dommages physiques, psychologiques, sociaux, le risque de dépendance ou celui d’avoir affaire à la police, bien identifiés par tous, deux variables peu perceptibles pour le profane mais tout aussi incontournables ressortent des histoires de consommation : l’aléatoire de l’expérience et l’incertitude sur la composition des produits. L’aléatoire de l’expérience représente une part incompressible de la consommation. Aucune ne peut se reproduire deux fois ; chacune dépend de la dose de principe actif ingérée, des produits de coupe qui l’accompagnent, du contexte et de l’état d’esprit dans lesquels ils sont pris, des gens qui vous accompagnent, de la musique ambiante, de l’air qui circule ou qui ne circule pas... « Ça peut être bien mais ça peut être mal. C’est au petit bonheur la chance, le fait de prendre des drogues [6] », dit B. La relativité des effets des produits, l’extrême importance des contextes et des accompagnements, font le savoir des consommateurs et leurs débats incessants sont le lieu d’une réflexion permanente sur cette étonnante plasticité des états de conscience et des produits, comme sur les conduites à tenir en cas de problème et les conditions d’une bonne expérience. Intimement liée à la qualité de l’expérience ensuite, la nature des produits achetés sur le marché noir (coupés de substances diverses et dosés de façon aléatoire) tient une place tout aussi centrale. « Soit c’est un produit de super qualité, soit tu t’es fait carotter et c’est du Bonux qu’on t’a vendu [7] », soit encore on te vend un produit pour un autre, ou une substance composite aux effets de laquelle il faudra s’adapter. Toute une gamme de techniques s’invente dès lors pour éviter qu’une soirée tourne au cauchemar, ou réduire autant qu’il est possible le risque de mésaventures, du flop provoqué par un produit neutre au grand bad trip qui risque de vous laisser « perché ». Chez les clubbeurs, par exemple, on s’entoure soigneusement et on prépare longuement les conditions matérielles de la soirée (on mange des sucres lents, choisit des vêtements amples, n’oublie jamais sa bouteille d’eau). À défaut de connaître le dosage d’un produit et la façon dont il « monte » (le temps qu’il met à faire effet), on fractionne les doses et on espace les prises. Faute de pouvoir se fier à son aspect (couleur, texture, odeur), on fait jouer des « critères de confiance » à l’endroit des revendeurs. Autant de procédés qui, bien que mal informés sans doute, relèvent de l’évaluation des risques.
mutualisations
Au titre de la réduction des risques se trouve aussi le jeu des solidarités. Lorsqu’il s’agit de sécuriser les pratiques, le groupe d’amis est d’autant plus important que, quand il s’agit de produits illégaux, les autres niveaux de contrôle ou d’encadrement ne peuvent pas jouer, sinon dans le sens de la répression. Dans le contexte des fêtes au moins, où le plaisir vient autant d’être (et de consommer) ensemble que du jeu de ses propres sensations, la solidarité joue dans trois types de situations [8] : lors des premières consommations, quand il faut réagir à une situation difficile (un bad trip), ou pour sécuriser la prise de substances particulièrement dures à manier. Les premières expériences ne sauraient être laissées sans accompagnement : c’est à la fois de l’ordre de l’évidence et de la règle, dans certains milieux. L’idée est tout autant d’accompagner un processus d’apprentissage que de sécuriser une expérience : on anticipe les effets avec le novice, ils devront pouvoir être identifiés et analysés ; on délivre quelques conseils sanitaires de base (espacer les prises, attendre la montée du produit, boire régulièrement) ; et on reste surtout présent, pour désamorcer les angoisses ou permettre à l’autre de « prendre de la réassurance » en cas d’incertitude ou d’appréhension des effets, et ce jusqu’au moment de la descente, où les effets du produit se dissipent peu à peu. En cas de bad trip par ailleurs (réaction de panique face aux effets d’un produit), l’entourage peut retrouver ce rôle de réassurance et de surveillance. Toute la difficulté tient bien sûr à départager les situations qui nécessitent le recours à un intervenant extérieur (pompier, médecin) de celles qui peuvent être « gérées » par des amis un peu expérimentés, mais nombre de petits accidents sont pris en charge par l’entourage. H. raconte ainsi comment lors d’un teknival, alors qu’une surdose d’ecstasy l’avait porté à la limite du bad trip, ses amis sont restés avec lui « sans avoir rien pris jusqu’à six heures du matin, jusqu’à ce [qu’il] recommence un peu à descendre », se passant le relais pour ne pas le laisser seul et s’employant à le réassurer, tout en veillant à ce qu’il s’hydrate régulièrement et qu’il se dévête assez pour ne pas entrer en hyperthermie — en ayant pris soin tout d’abord de lui cacher la peur que leur avait inspiré son état. Enfin certains produits ont des effets si forts, ou certains se savent sujets à de tels excès, qu’il arrive qu’on confie à un proche en début de soirée ses biens ou sa sécurité. L’un confie à un ami des clés trop souvent égarées quand il était ivre ; l’autre délègue à son entourage la fonction de veiller sur les doses qu’il absorbe ; voire, on peut s’appuyer sur le groupe de ses amis pour s’autoriser des consommations qui permettront de perdre entièrement le contrôle, sans pour autant prendre des risques trop importants :
« Je sais qu’il y a une drogue qui me fait vraiment perdre le contrôle, c’est la kétamine. Et sous kétamine, je m’arrange [...] pour éviter tous les accidents possibles [...], je ne la prends qu’en milieu protégé. Donc, par avance j’en prends avec des potes dont je suis sûre, dont je sais qu’ils feront un minimum attention à moi etc. [...] Alors que je sais que prise dans un milieu dont je suis pas très sûre il pourrait se passer des trucs, que j’en sois consciente ou non [9]. »
Sortir des clous n’exclut pas d’inventer ses propres modes d’assurance.
calculs savants/calculs profanes
Les consommateurs de drogues seraient irrationnels ? À maints égards, les calculs profanes paraissent plus savants que les discours officiels. Conjuguant plus de variables, ils sont au moins plus complexes. Dans la confrontation entre estimations savantes et estimations profanes des risques, le débat ne porte pas seulement sur la mesure des occurrences et sur les soupçons d’exagération probabiliste (« on nous décrit des risques majeurs, mais on ne rencontre que des problèmes mineurs, s’interroge F., n’y a-t-il pas là manipulation idéologique [10] ? »), il porte aussi sur la nature des problèmes encourus, et sur leurs conséquences. À tel (ex-)héroïnomane la dépendance au tabac apparaîtra plus inéluctable et plus inquiétante qu’une consommation d’opiacés au fond à peu près contrôlée — d’autant que, visibles, inventoriées, quantifiées, les conséquences à long terme de l’usage de psychotropes légaux (alcool, tabac) sont infiniment mieux documentées que celles des produits illégaux. À tel amateur occasionnel de cocaïne, de la même façon, l’alliance nocive entre traitement antirétroviral et dépendance au tabac (tous deux susceptibles de renforcer le risque cardiovasculaire) paraîtra plus préoccupante que les extras qu’il s’autorise de temps en temps — même si pour lui le risque, à prendre un rail de cocaïne, est de « mourir en plein vol » d’une crise cardiaque. Entre risques liés à l’utilisation répétée des produits (à probabilité forte) et risques aléatoires (à probabilité faible, du type loterie), problèmes différés et problèmes immédiats, affections chroniques et accidents subits, maladie invalidante ou « crise cardiaque par excès de vie [11] », des arbitrages se font, qui ne visent pas forcément le risque zéro.
harm reduction
On peut s’interroger par ailleurs sur une distorsion de départ. Chacun connaît désormais les politiques dites de « réduction des risques » qui ont ouvert à la fin des années 80 dans divers pays européens une alternative aux politiques de guerre totale à la drogue des années 1960 [12]. Sous la menace du sida, toute une gamme de dispositifs (échange de seringues, délivrance de produits de substitution à l’héroïne, boutiques d’accueil et de premiers soins, espaces de prévention dans les rassemblements techno) a progressivement été mise au service de la santé des consommateurs, et par là de la population dans son ensemble [13]. Mais là où les Anglo-Saxons parlent de réduction des dommages ou des dégâts (harm reduction) les Français parlent de réduction des risques. Contingente à première vue, la différence importe pourtant. De fait, le dommage exprime une affection concrète, en cela pourvue de causes, même sujettes à caution, et d’outils de prévention ou d’antidotes potentiels, même s’ils restent imparfaits. Mais le risque exprime avant tout un accident, renvoyé à la prévision et au calcul. C’est « un danger sans cause, un dommage sans faute », dit justement Peretti-Watel [14]. Sans chercher d’intention particulière à une traduction qui n’en avait sans doute pas à son origine (les importateurs du terme y voient une contingence plutôt qu’un choix raisonné [15]) on peut s’interroger, voire rêver de refaire l’histoire. Si le terme dommage avait été adopté, les langages d’approche des drogues se seraient-ils mieux emboîtés avec les préoccupations des consommateurs ? L’offre de soins, voire la perception sociale des drogues dans son ensemble, auraient-elles mieux résisté au langage psychanalytico-épidémiologique du « goût du risque », du « défi ordalique [16] », de la « tentation suicidaire » qui fait la marque de la double pince française, tentation hégémonique de la psychanalyse d’un côté, épidémiologie de plus en plus tentée par la génétique de l’autre ? Les batailles autour de la définition des stratégies de réduction des risques auraient-elles par ailleurs été moins confuses ? Anne Lovell souligne à quel point la concurrence entre les différents acteurs sociaux fut et reste rude dans l’histoire de ce mouvement, pour faire valoir leurs définitions respectives des risques visés, de la gestion de l’épidémie ou des stratégies de soin, et combien la polysémie de l’expression — réduction des risques traduit à la fois risk reduction (un point de vue statistique et probabiliste) et harm reduction(une façon d’agir sur les causes) — a contribué au trouble [17].{}Le débat récurrent autour de la notion de « hiérarchisation des risques » en constitue à sa façon un exemple emblématique. Cet objectif forme le socle des stratégies de réduction des risques, avec le renoncement aux idéaux d’abstinence. Mais de quoi parle-t-on quand on entend hiérarchiser les risques ? de hiérarchiser les dommages pour pouvoir les traiter selon un ordre de priorité ? ou de les soumettre à un calcul probabiliste ? Si le modèle d’action des associations d’usagers de drogues, de santé communautaire ou d’un certain nombre de médecins fut et reste aujourd’hui un modèle de sécurisation des pratiques cherchant à sérier les sources d’accidents, de façon à s’attaquer à celles qui peuvent l’être et à traiter en priorité les plus graves (le sida et l’overdose, historiquement), les textes fondateurs de la politique installée en France en 1994, importés de la littérature anglo-saxonne, l’emportent vers le modèle probabiliste, déportant la responsabilité de la mise en place de solidarités collectives vers la sphère individuelle et le choix du consommateur :
« Plutôt que de se fixer comme objectif exclusif l’abstinence et l’utopie d’un monde sans drogue, la réduction des risques se propose de limiter autant que faire se peut les risques sanitaires et sociaux les plus grands liés à l’usage de drogue. Elle s’adresse donc à tous les usagers de drogues, en particulier par voie injectable, qu’ils désirent ou non cesser de consommer des produits afin de les informer sur les dangers sanitaires et de leur proposer tous moyens permettant de les limiter [...]. Plutôt que de « dire non à la drogue », la réduction des risques s’attache à hiérarchiser ceux-ci : il vaut mieux ne pas consommer de drogues ; si on consomme, il vaut mieux ne pas le faire par voie injectable ; si on consomme des drogues par voie injectable, il vaut mieux utiliser une seringue propre une seule fois ; si on réutilise une seringue, il vaut mieux la désinfecter préalablement à l’eau de Javel, etc. La réduction des risques s’attache à faire des usagers des partenaires et promeut la création de groupes d’entraide et d’autosupport [18]. »
C’est le vieux débat qui oppose les associations de lutte contre le sida à l’administration pénitentiaire : les prisonniers se droguent, c’est un fait. De là deux attitudes sont possibles : soit on leur permet d’échanger leurs seringues dans les prisons, soit on s’en tient aux visées probabilistes d’une contention acceptable du problème, et on leur renvoie la responsabilité du choix. On leur fournit, en d’autres termes, sous prétexte de nettoyage des cellules, une eau de Javel dont, à l’inverse de seringues neuves, l’efficacité est toute relative au regard des risques de contamination ou d’infection [19].
effets pervers
On n’a peut-être pas assez pris la mesure, enfin, des confusions engendrées par la superposition de discours probabilistes et de messages de prévention des dommages. Depuis quelques années se propagent des idées pour le moins étranges, jusque dans la bouche de féministes averties ou d’instigateur(-trice)s de campagnes de prévention, sur l’efficacité contraceptive du préservatif : la capote protégerait plus sûrement du sida que de la grossesse ; outil phare, il y a peu, de la contraception, elle serait désormais renvoyée à la lutte contre le sida, et les jeunes filles invitées à prendre aussi la pilule, pour se prémunir des deux risques. Par quel mécanisme mystérieux le latex laisserait-il donc passer le pouvoir fécondant du sperme tout en contrant le VIH ? La question laisse généralement sans voix, ou fait perdre son latin. Car la solution doit être cherchée du côté de l’extrapolation épidémiologique plutôt que de l’explication compréhensive d’un mécanisme. D’un côté les études comme les campagnes d’information sur la contraception en hiérarchisent les outils selon des données statistiques qui ordonnent leurs efficacités respectives, plaçant la pilule devant le stérilet puis le préservatif [20]. De l’autre elles omettent le plus souvent d’en détailler les modalités d’usage, alors même que, toutes les études le montrent, leur taux d’efficacité est largement corrélé à la manière dont on les utilise et à l’expérience qu’on en a : des accidents se produisent avec les préservatifs (mal placés, mal retirés, perdus en route, etc.), certains couples ne l’utilisent que sur des fenêtres restreintes (du huitième au vingtième jour d’un cycle supposé régulier lorsqu’il ne l’est sans doute pas), d’autres déclarent l’utiliser alors qu’ils s’y tiennent peu... L’observation courante peut venir ensuite sceller la confusion : si trois de mes amies sont « tombées enceintes sur préservatif », ne ferais-je pas mieux de prendre aussi la pilule pour me prémunir d’une grossesse non désirée ? Il faut sans aucun doute résister à la tentation d’enfouir l’explication causale sous le calcul des risques — tentation qui traverse aujourd’hui tout le champ de la lutte contre le sida, divisé entre tenants de stratégies épidémiologiques (circoncision et microbicides, utilisés à grande échelle, peuvent faire chuter considérablement le taux de contamination, même s’ils renoncent à l’objectif d’un taux zéro) et partisans du maintien des outils classiques de la prévention qui, assortis d’explications causales claires, ont fait leur preuve et privilégient les destins individuels sur la loi du nombre. « La notion de risque ne fait pas l’économie de la cause, avertit Peretti-Watel, elle la disperse plutôt [21]. » À préférer la prévision à la compréhension, à sacrifier l’étape de l’explication, le langage du risque met en péril l’efficacité même des messages de prévention.
Notes
[1] Cf. par exemple Anne Coppel, Enquête exploratoire sur la consommation de stimulants de jeunes habitants de la région parisienne, à paraître (rapport préliminaire, décembre 2006) ; Astrid Fontaine, Caroline Fontana et al., Pratiques et représentations émergentes dans le champ de l’usage de drogues en France, Paris, OFDT, 2001. J’ai moi-même fait la recherche sur un corpus de 600 pages d’entretiens réalisés il y a quelques années avec seize consommateurs actifs ou ex-consommateurs âgés de 19 à 45 ans, fréquentant notamment la scène techno (recherche réalisée grâce à un financement Sidaction). Sauf indications contraires, les citations qui apparaissent au fil du texte sont extraites de ces entretiens.
[2] Cf. Céline Verchère, « La perception du risque par les participants aux fêtes techno », Mana,{}8, décembre 2000, pp. 195-208. Anne Lovell, « Ordonner les risques : l’individu et le pharmaco-sociatif face à l’injection de drogues », in Jean-Pierre Dozon, Didier Fassin, Critique de la santé publique : une approche anthropologique, Paris, Balland, 2001, « Voix et regards », pp. 309-341.
[3] Entretien réalisé avec C., 19 ans, le 24 janvier 2002.
[4] Cf. Robert Castel, « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 47, n°1, 1983, p.124. Est iatrogène ce qui est provoqué par le médecin ou par l’intervention médicale.
[5] Quelques cas, rares mais spectaculaires, de décès par potentialisation du principe actif de l’ecstasy par des antirétroviraux ont été signalés au tournant des années 2000.
[6] Entretien réalisé avec B., 27 ans, le 7 novembre 2001.
[7] ibid.
[8] Décrites avec beaucoup de précision par au moins la moitié des personnes que j’ai interviewées.
[9] C., 19 ans, discussion lors d’une table-ronde organisée avec des consommateurs de drogues le 10 novembre 2001.
[10] Entretien avec F., 20 ans, le 11 octobre 2002.
[11] L’expression est de O., 30 ans, le 7 avril 2003. Celle de « mort en plein vol » est de N., 43 ans, le 17 mars 2003.
[12] Aux Pays-Bas, puis en Grande-Bretagne (1987), en Suisse (1990) et en France (1994).
[13] Cf. Anne Coppel, « La réduction des risques : de la clandestinité à l’officialisation », Cahiers de l’actif, 310-311, mars-avril 2002 : « Puisqu’il était illusoire d’espérer que les toxicomanes renoncent spontanément à consommer des drogues, puisqu’on ne parvenait pas à les y contraindre, il fallait qu’ils puissent protéger leur santé tant pour eux-mêmes que pour la menace de contamination sexuelle qu’ils faisaient peser. »
[14] Patrick Peretti-Watel, La société du risque, La Découverte, 2001, « Repères », p.6.
[15] Il s’agit d’Anne Coppel et de Bertrand Lebeau, qui traduisirent les textes fondateurs de la réduction des risques à la demande de Bernard Kouchner en 1993.
[16] L’ordalie des sociétés anciennes est un rite judiciaire qui fait appel au jugement d’une divinité pour trancher une situation conflictuelle : la personne est soumise à l’épreuve par le feu ou par l’eau ; si elle survit elle est innocentée, si elle succombe le rite prouve sa culpabilité.
[17] Anne Lovell, ibid., p.312.
[18] Bertrand Lebeau et Anne Coppel, « Drogues, toxicomanie et action humanitaire », in Jacques Lebas, Florence Veber, Gilles Brücker, Médecine humanitaire, Flammarion, 1994, pp. 55-58. Les auteurs ne revendiquent pas pour autant un modèle à proprement parler probabiliste. Anne Lovell cite de son côté Dom C. Desjarlais et Samuel R. Friedman, in N. Heather, A. Wodak, E. Nadelman et P. O’Hare (eds.), Psychoactive Drugs & Harm Reduction. From Faith to Science, Londres, Whuur, 1993, dont le modèle théorique est très semblable (Anne Lovell, ibid., p. 312). Sur la critique de ce décentrement des responsabilités du collectif vers l’individu consommateur, voir Anne Lovell, ibid, notamment pp. 330-332 et p. 339.
[19] Outre celui de contracter des maladies virales (hépatites, sida), le risque encouru à réutiliser deux fois la même seringue, souvent mal désinfectée, est de s’injecter des germes ou bactéries provoquant, au mieux une poussée de fièvre, au pire une septicémie. Ces risques ont conduit à faire circuler aussi largement que possible le message « une seringue = une injection ».
[20] En 2002, la campagne d’information sur la contraception du ministère de la Santé donnait la pilule pour efficace à 99,5%, le stérilet de 97 à 99%, le préservatif à 95%, les spermicides de 70 à 90%, la contraception d’urgence de 75 à 80%. La campagne de 1999 donnait des chiffres relativement semblables. Cf. [http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/34_020109.htm->http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/34_020109.htm]
[21] Patrick Peretti-Watel, ibid, p. 18. Sur cette question voir aussi Patrick Peretti-Watel, « Du recours au paradigme épidémiologique pour l’étude des conduites à risque », Revue française de sociologie, 2004, 1, pp. 103-130.