Vacarme 41 / lignes

L’égalité à vif

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Hypothèse : dans les années qui viennent, la réanimation du désir d’égalité, dont le succès électoral d’une droite dure signale l’affaissement, sera décisif pour la gauche défaite. Encore faudra-t-il, précisément, en (re)faire un désir, soit plus qu’une simple valeur. La tâche est difficile, quand ce sont d’autres affects qui semblent aujourd’hui l’emporter : l’envie de réussir, la soif de liberté, la volonté d’affirmation individuelle. Et si l’égalité pouvait s’en nourrir ? C’est le pari de cette nouvelle ligne de Vacarme, dans le sillage du texte qui l’inaugure : pas d’issue pour la gauche si elle renonce à promouvoir l’espoir égalitaire ; mais celui-ci, désormais, doit être formulé en première personne — non pas contre l’individu, en tant qu’il serait l’ennemi des solidarités collectives, mais depuis ses aspirations.

Migraine, subst. fém. : Fort mal de tête affectant généralement une moitié du crâne, dans les régions temporale et orbitaire. C’est donc bien ça, ou à peu près : état durable et diffus d’une personne « de gauche » depuis la pré-campagne des élections présidentielles. Pour autant que l’on se souvienne, le réveil au son de la déclaration de Ségolène Royal sur l’encadrement militaire des jeunes en avait constitué une première manifestation douloureuse. Et la céphalée n’a fait qu’empirer, culminant peut-être avec l’invocation martelée de Gramsci par les médias et une cohorte de représentants de la droite triomphante, dans les jours suivant le 6 mai, pour gloser sur la dimension « culturelle » de la déroute de la gauche.

Alors, faute de remède miracle contre le mal de crâne politique, vient l’envie de prendre l’air. Sortir pour une déambulation sans boussole à travers les ruines encore fumantes de la gauche. Ne serait-ce que pour évacuer enfin ce sentiment de campagne, vaguement humiliant, que le mouvement du temps n’était pas avec nous, qu’on ne nous regardait ni ne nous écoutait, bref : que nous n’étions plus désirables. Nous pouvions nous agiter tant que nous voulions et souligner de ricanements vengeurs la caricature grotesquement droitière que nous offrait l’adversaire, rien n’y faisait : l’agent historique de l’ascension sociale des masses était devenu, dans l’esprit de celles-là mêmes, synonyme d’engluement et de flou grisâtre. Oh, nous ne faisions plus peur, non plus : nous étions tout simplement inopérants dans l’époque.

La piste que l’on voudrait suivre dans cette déambulation post-sismique, pavée de quelques intuitions et de beaucoup de questions, est donc celle du désir. Ou plutôt de la perte de désir envers la valeur totémique de la gauche, celle qui fonde son identité politique et est censée motiver son action : l’égalité — entendue ici au sens socio-économique — comme expression même de la justice sociale.

mais qu’est-ce qui s’est passé ?!

Déjà pendant la campagne — depuis bien plus longtemps, en fait — un ressenti lancinant, qu’est venue confirmer l’analyse des résultats : la gauche a perdu la capacité à incarner l’Espoir et le Changement, mistigris de toute élection. Dans une période de grande peur économique et sociale, Sarkozy est parvenu à incarner le renouveau d’une volonté politique à même de changer l’économique — à rebours de l’image libérale censée le plomber. Il n’a pas incarné que cela : la sécurité et la fermeture aussi, sans quoi il n’aurait pas accaparé les voix de l’extrême droite, si décisives ; mais cela, il l’a incarné. Suffisamment pour rassembler le vote des catégories supérieures et populaires, puisqu’il fut majoritaire au second tour tant chez les cadres que chez les employés, les ouvriers, et les sans diplômes. À l’inverse, la sociologie du vote en faveur de Ségolène Royal confirme que la progression de la gauche, ces dernières décennies, dans ce que Jacques Lévy appelle la « France soft » (le Grand Ouest, qui n’a pas connu l’ère industrielle, les grandes villes), ne compense pas sa faiblesse croissante dans l’arc Est/Sud-Est et dans les petites et moyennes communes. Majoritaire uniquement parmi les électeurs disant s’en sortir « très facilement » ou au contraire « très difficilement » d’un point de vue financier, le vote Royal, cantonné aux insiders (diplômés, salariés du public, habitants des grandes villes), et à l’inverse aux minorités en grande difficulté sociale et aux jeunes, s’avère beaucoup moins interclassiste que le vote de droite, dominant parmi ceux qui, au milieu de l’échelle sociale, se sentent en danger de déclassement [1].

L’ampleur du score du candidat de l’UMP l’atteste : Sarkozy a su rééditer la synthèse électorale du gaullisme et convaincre des catégories aux intérêts hétérogènes. Pas seulement par un discours à géométrie variable (libéral en début de campagne, protectionniste et interventionniste ensuite). Au contraire : par une idée vague, tautologique mais qui fait bloc : qu’il pourrait, lui, changer les choses et recréer une dynamique économique conjurant le « déclin ». Une fois au pouvoir d’ailleurs, le discours n’a pas changé, ni ne s’est affiné : le « paquet fiscal » de l’été 2007 a été en dernière instance justifié par la nécessité de créer un « choc de confiance », tout en évitant soigneusement de répondre sur le fond aux critiques (venues pour bonne partie d’économistes libéraux) quant à sa probable inefficacité. Symptôme : avec plus de 75 % d’approbation dans les enquêtes d’opinion, la suppression des droits de succession, qui concerne au mieux 10 % des contribuables, en était la mesure la plus populaire, avant comme après l’élection. De même, la suppression de fait de l’ISF, qui valait il y a vingt ans une défaite cinglante à Chirac, est passée sans grande protestation. Tout se passe comme si, de guerre lasse, une grande partie des catégories dites moyennes et populaires avait fini par estimer que « si c’est bon pour eux, c’est bon pour nous » — et là est la victoire idéologique de la droite ; et que « rien ne peut être bon pour nous, si ce n’est pas bon pour eux » — et là est la part de la défaite qui revient en propre à la gauche, celle sur laquelle il convient de travailler.

Car si le candidat de l’UMP a réussi cette captation de l’Espoir, c’est que la gauche en avait été dépouillée depuis longtemps. Non que les Français soient devenus soudainement et massivement fanatiques de l’économie de marché et du libre-échange — les enquêtes d’opinion internationales montrent le contraire. Le Non au référendum sur le Traité constitutionnel reposait en partie sur la conviction qu’un « autre monde » que celui de la concurrence sans entrave et du dumping social était souhaitable ; mais la nette victoire, à peine deux ans plus tard, d’un candidat de droite assumant clairement une identité libérale témoigne d’un scepticisme quant à la possibilité, ou tout au moins aux modalités d’avènement, de cet autre monde. D’où le naufrage altermondialiste et écologiste, mais aussi la désaffection envers un Parti socialiste n’apparaissant porteur ni de croissance relancée, ni de justice renforcée. Sur ce plan, la défaite de la gauche est totale : un sondage Ipsos réalisé entre les deux tours montrait que Sarkozy était jugé plus crédible que son adversaire sur la capacité à réduire le chômage, à faire progresser le niveau de vie, ou encore sur la question des retraites ou des 35 heures. Voilà qui explique qu’un candidat de droite ait pu séduire un corps électoral dont les préoccupations étaient majoritairement d’ordre social.

Pourquoi ce discrédit de la gauche sur son propre terrain ? Hypothèse : elle s’est enfermée, après la chute du Mur, dans une alternative mortifère. D’un côté, le refus de s’inscrire dans l’économie de marché, mais sans parvenir à convaincre d’un modèle de substitution. De l’autre, le renoncement à infléchir celle-ci dans le sens de l’intérêt du plus grand nombre, mais en perdant alors sa raison d’être — on n’a pas besoin de deux droites. Débat fatal car ne menant à d’autre issue que l’épuisement réciproque des deux pugilistes : l’extrême gauche insignifiante électoralement cette année après son score historique de 2002 face à un candidat socialiste au plus bas, et le PS réalisant en 2007 qu’il n’a plus de réserve de voix pour le second tour de la présidentielle, après avoir établi son hégémonie sur son camp au premier. Débat de pure forme, surtout, et de formes anciennes, fatiguées, sans portée heuristique. L’enjeu n’est plus pour la gauche d’accepter ou non le monde (elle ne peut le refuser sous peine d’impuissance, ni renoncer à le changer sous peine d’inexistence), mais de comprendre pourquoi elle n’incarne plus l’Espoir dans ce monde ; pourquoi la critique dynamique du capitalisme s’est muée en un simple « pessimisme social », selon l’expression de Gérard Grunberg et Zaki Laïdi, aussi confortable que pétrifiant, car dénué de la « force propulsive » du marxisme ; pourquoi ses valeurs et ses objectifs n’y apparaissent plus comme désirables, opérants et moteurs. D’où découle l’interrogation sur la place, la définition, l’avenir du premier d’entre eux : l’Égalité, au sens qu’en a toujours privilégié la gauche, c’est-à-dire réelle, économique et sociale. Pour le dire crûment : intéresse-t-elle encore quelqu’un, et, en premier lieu, nous-mêmes ? Si la réponse est non, il ne reste qu’à baisser le rideau : parions donc que oui. Reste à voir sous quelle forme et selon quelles possibilités.

la dynamique inégalitaire

Le creusement des inégalités aux États-Unis et en Angleterre au cours des années 1980, d’une ampleur plus grande encore qu’en France, et le soutien des classes moyennes et des catégories populaires au libéralisme thatchéro-reaganien ont placé Bill Clinton puis son disciple Tony Blair devant une nécessité électorale : reconquérir ces groupes sociaux majoritaires, et pour cela prendre acte des bouleversements politiques que le modèle économique de la droite libérale avait engendrés. Adieu la lutte des classes, faute de perception par les premiers concernés d’intérêts collectifs à défendre. Mécanisme pensé par les conservateurs et relevé depuis longtemps par la sociologie américaine : le durcissement du caractère concurrentiel de la société érode la solidarité, et un processus auto-entretenu de « préférence pour l’inégalité » se développe [2]. Or l’observation de la situation française mène à un constat similaire. Là où la foi dans « l’ascenseur social » des trente glorieuses créait un regard ascendant, à la fois dynamique et moteur de récrimination sociale progressiste, la crainte du déclassement — désormais vécu comme la règle et non plus comme un simple risque par les catégories populaires — inverse le vécu des destins sociaux [3]. La répulsion pour les strates sociales inférieures prend le dessus sur le sentiment de solidarité. La « repatrimonialisation de l’accès aux classes moyennes » découlant de la perte de valeur relative du salaire par rapport à l’accumulation, mise en relief par Louis Chauvel [4], érode l’attachement aux mécanismes redistributifs liés au salariat (d’où l’acceptation de la suppression des droits de succession). Bref, la polarisation des classes moyennes vers le haut, par attirance, ou vers le bas, par répulsion, provoque un « effet conservateur [5] » en disloquant leur propension à la solidarité.

La fragmentation socio-économique — des situations professionnelles et des contrats de travail notamment — constitue un autre facteur puissant de tension vers une conception individuelle des trajectoires sociales. Car elle fait apparaître comme caduques ou inappropriées les réponses collectives univoques : voir le succès de la critique des 35 heures, ou l’absence de portée de la promesse d’un SMIC à 1 500 €. La fin des perspectives d’avenir professionnel stable et la précarisation rampante renvoient à l’avant-salariat et à l’obsession du vivre « à la journée » décrit par Robert Castel [6], donc à des réflexes de survie individuelle. Et cette fragmentation se double de phénomènes de dissociation dans les rapports sociaux (ethnicisation des cités, séparation géographique croissante de la matière grise et de la sueur, etc.) qui ébranlent eux aussi la possibilité même de réflexes de solidarité. Mieux, l’atomisation du corps social et son corollaire de compétition entre tous suscitent un rejet de la redistribution : car à donner à tous, on risque de récompenser également « tricheurs » et « méritants ». D’où l’écho trouvé par le couple moteur de la campagne de Nicolas Sarkozy, décliné sur tous les thèmes : chômeurs préférant l’assistanat au travail/France qui se lève tôt, casseurs/honnêtes gens, etc.

Enfin, les grands dispositifs égalisateurs du Welfare State, fruits des conflits et des compromis passés entre le patronat, les syndicats et l’État, ont été élaborés dans un cadre national,par des partenaires/adversaires qui en avaient la maîtrise (politique, économique, réglementaire). Or la mondialisation a affaibli leur pouvoir, ce qu’ont parfaitement intégré les individus qui se vivent désormais en confrontation directe avec le « monde mondialisé », sans la protection collective qu’offraient les corps intermédiaires nationaux. À l’atomisation interne s’ajoute ainsi le sentiment d’exposition personnelle à une menace diffuse venue de l’extérieur. Bref — compétition, précarisation, atomisation, mondialisation, et, en élargissant le spectre, perception culturaliste du terrorisme [7] et eschatologie environnementale : le sentiment dominant dans les sociétés occidentales est que l’on est en guerre, tous, mais surtout chacun. Le besoin qui en découle est d’être plus forts, pas plus égaux.

Ainsi, la véritable victoire de la droite ne date pas de 2007 : elle réside dans l’acceptation en profondeur par les sociétés occidentales (juste un peu plus longue à verbaliser en France, comme souvent), au cours des trente dernières années, de l’inéluctabilité des inégalités, sous l’effet de « la crise », la figure du SDF — dont on sous-estime la violence symbolique — incarnant la pérennisation de ce qui est censé être l’exception en société prospère. Ce triomphe du naturalisme social de la pensée de droite, dont la logique profonde est de présenter les inégalités comme la récompense bienvenue, car juste socialement et fonctionnelle économiquement, du mérite différentiel, était au cœur de la campagne de Nicolas Sarkozy. Celui-ci n’a eu de cesse de produire des caricatures de l’échec de « l’égalitarisme » pour justifier le démantèlement des mécanismes égalitaires : l’école échoue à résorber les inégalités ? il faut en finir avec la carte scolaire ; le logement social est insuffisant ? plutôt qu’appliquer la loi SRU, favorisons une France de propriétaires ; etc. « Une imposture à l’heure des privilèges et des rentes de situation », relève justement Éric Dupin, mais tout notre problème est bien qu’elle fonctionne politiquement, car dans un contexte de fatalisme social, elle est source d’espoir. À l’inverse, douze ans après Chirac 1, personne, y compris à gauche, ne s’aventure à parler réduction de la fracture sociale : et pour cause, plus personne n’y croit.

notre libido individualiste

Le contexte n’explique pourtant pas tout. L’aspiration égalitaire traditionnelle a été progressivement minée par un mouvement culturel plus profond : la soif contemporaine d’affirmation de soi et d’épanouissement personnel, le primat des identités particulières, construites sui generis, sur les appartenances héritées — ce qu’il est convenu d’appeler l’individualisme. Le constat date, mais on n’en tire pas suffisamment la conséquence : une demande de distinction, d’autonomie et de possibilité d’expansion individuelle, bien plus que d’assurance de similitude avec les autres. Le désir moteur des sociétés démocratiques-capitalistes, c’est l’égal accès à la possibilité de se distinguer, de se différencier individuellement dans l’espace social. Le marketing l’a compris depuis longtemps, qui individualise au maximum ses messages et ses produits. Anthony Giddens, le « sociologue du blairisme », aussi. Pas la social-démocratie classique, typique d’un capitalisme de masse (grands collectifs, redistribution généralisée, industrie lourde) aujourd’hui dépassé : on se fie de moins en moins à une garantie sociale contre le déclassement, et plus désirables semblent les moyens pour chacun de le prévenir ou d’y réagir.

La réussite historique des mécanismes égalisateurs du Welfarey a d’ailleurs paradoxalement contribué : elle a nourri un large sentiment d’appartenance aux classes moyennes... suscitant aujourd’hui en réaction un affaissement du désir de mêmeté. La « moyennisation » était le fantasme moteur des trente glorieuses, et portait une vision dynamique de l’égalité, puisque passant par une réduction des écarts à la moyenne. Mais voilà, être égaux n’est plus si désirable lorsque nous sommes si semblables. Blues et aspirations fantasmatiques des classes moyennes qui font la matière des romans d’anticipation de J. G. Ballard. Défaite symbolique de l’égalité, renouveau érotique de la distinction, le tout parfaitement perçu par Sarkozy : l’épisode du yacht maltais était son « je vous ai compris », et il fut d’ailleurs largement accepté par l’opinion. À cet égard, on a eu tort de railler les candidats aux émissions de télé-réalité : leur désir de célébrité était l’expression profonde de nos mutations inavouables — avoir sa chance de sortir de la masse, sans autre exigence, en acceptant parfaitement l’éventualité de l’humiliation et de la chute.

Face à cette tension vers l’individualisme, une chose n’est plus possible pour la gauche, si elle l’a jamais été : s’en lamenter. Car elle est l’avatar inéluctable du monde bourgeois né en 1789, monde dont le socialisme est aussi le fruit. La vocation originale de celui-ci a été de promouvoir l’égalité comme vecteur de la liberté, qui prime dans l’ordre symbolique des sociétés capitalistes-libérales. Le collectif et le traitement aussi uniforme que possible des individus ont été plébiscités tant qu’ils apparaissaient comme des garants de l’accès des petits à la liberté réelle — on ne leur fait plus ce crédit. Il n’y a pas pour autant à honnir l’individu et à déplorer son primat contemporain. La gauche s’est aussi affirmée historiquement comme une force émancipatrice contre la contrainte holiste des appartenances héritées et des autorités décrétées : l’Église, l’Armée, la Famille, l’Usine. C’est elle qui, en 1968, a porté cette représentation libératoire de l’individu à l’origine de tant de progrès (émancipation de la femme, droits des homosexuels, etc.), qu’elle ne saurait renier aujourd’hui. Sa vocation est d’affirmer l’existence de la Société, mais cela n’implique en rien (et n’aurait jamais dû mener à) la vague ignorance, teintée de mépris, ou de gêne maladroite, qu’elle affiche à l’égard des logiques contemporaines d’affirmation individuelle.

so what ? [8]

Pour la gauche, il ne s’agit donc pas d’abandonner l’égalité comme ligne d’horizon, mais bien d’en retrouver la force émancipatrice pour les individus et dynamique pour la société. D’inventer les vecteurs et les modalités de son expression dans un cadre contemporain qui rend ses formes traditionnelles caduques, afin qu’elle cesse d’être perçue comme un nivellement par le bas — formidable injustice historique. La notion d’égal traitement a priori des individus (non discrimination) est largement ancrée, et a imprégné jusqu’à la droite, qui a abandonné la pensée aristocratique. C’est sa traduction économique et sociale qu’il faut reformuler. C’est la voie d’un « égal espoir » pour chacun qu’il faut explorer, soit bien plus que la simple égalité juridique des chances au départ : accès pour tous aux possibilités d’évoluer ou de réagir à la dévaluation, protection active contre les abus de position des dominants, bref : égale possibilité d’être particuliers, et non plus promesse générale d’être identiques. Intégrer enfin dans la pensée de gauche et l’idéologie républicaine une considération dynamique pour la diversité (des conditions à l’intérieur des catégories sociales traditionnelles, que l’économie des services à fortement complexifiées, des vécus et des constructions identitaires, des aspirations personnelles) et notamment pour les minorités, qui ont trop souffert de la réduction de l’égalité à l’uniformité et de l’invocation systématique de l’épouvantail communautariste pour justifier de leur relégation. Passer de la posture de défense de droits uniformes (forcément perdante politiquement, car, on y revient, le mistigri de toute élection, c’est l’Espoir) à la promotion de droit collectifs mais individualisés.

L’erreur serait d’y voir un reniement. Car l’aspiration contemporaine à l’autonomie individuelle n’est pas exclusive d’une demande de régulation et d’un désir de cohésion collective. Dans un registre de droite, Sarkozy l’a bien compris, qui n’a pas gagné sur une ligne purement libérale, mais en adossant des propositions ciblées sur les individus (baisse d’impôts, aide à l’accession à la propriété, etc.) à une offre massive d’ordre et d’autorité. Pour la gauche, cela exige sans doute de se recentrer sur ses objectifs et de cesser de fétichiser les moyens qui ont permis autrefois de les formaliser. Il ne fait pas bon le citer de ce côté-ci de la Manche, mais la remise en cause de certains d’entre eux n’a pas empêché Tony Blair d’accroître la dépense sociale de 37 % à 42 % du PNB britannique. Aucun âge de retraite, aucun statut professionnel, aucun temps de travail donnés ne sont intrinsèquement de gauche, et ne sauraient donc être sacralisés — ce qui n’implique évidemment pas d’abandonner l’idéal qui a mené à leur instauration. De même, la réflexion sociale ne doit plus se centrer exclusivement sur le revenu, mais tout autant privilégier l’accès effectif aux droits par l’offre d’infrastructures et de services, sans quoi l’on délaisse tous les exclus du salariat stable. Ce que la gauche doit rétablir par-dessus tout, ce n’est pas l’utopie d’une société sans inégalité, mais l’espoir pour les individus en position de discrimination ou d’infériorité sociale de pouvoir en sortir.

Les outils ne manquent pas pour penser cette mutation. La conception, développée par Danilo Martucelli [9], Armand Colin, 2006.]], de la société comme « système d’épreuves » dans un monde social élastique, à la fois habilitant et contraignant, en est un, car elle appelle à analyser comment les individus s’y confrontent plutôt que d’assigner des origines sociales et des objectifs figés. La notion d’empowerment développée par Act Up, aussi, en ce qu’elle vise à donner aux individus les moyens de leur affirmation, notamment par la connaissance et le capital culturel. Piste majeure pour la gauche contemporaine, car l’enjeu central pour la lutte contre les inégalités dans la knowledge economy qui se dessine est bien celui de l’inégalité des savoirs et des talents, qui exigera notamment de trouver les moyens d’une accumulation des droits et d’une mutualisation des coûts de reconversion des individus tout au long de la vie.

Les pistes existent déjà, parfois divergentes : revenu garanti permettant le maintien de la « puissance d’agir » de la personne par-delà les aléas de la vie professionnelle [10], ou système de « discrimination sociale positive » par laquelle on cible massivement les droits sociaux afin qu’ils bénéficient effectivement à ceux qui en ont le plus besoin — jeunes, mères célibataires, travailleurs peu qualifiés notamment [11]. Sur tous les enjeux, le débat sera chaotique, incertain, douloureux parfois. Il faudra simplement, pour qu’il ne s’enlise pas dans les sempiternelles guerres internes de la gauche qui font le bonheur de ceux d’en face, garder à l’esprit cette double leçon de notre écroulement, ce double impératif trop oublié : il nous faut être désirables sur les objectifs, et crédibles sur les moyens. Ni la radicalité gratuite, ni les tabous hérités, pas plus que le renoncement par adoption plus ou moins avouée des schémas de la droite, ne sont des options.

Bref, bonne nouvelle au milieu des ruines pour ce grand scout plein de bonne volonté qu’est l’homme de gauche : il y a du travail, camarade. Car bien sûr, l’illusion de la société du mérite selon Sarkozy et l’imaginaire simpliste et réactionnaire sur lequel elle s’appuie finiront par se dissiper. Mais nous ne pouvons nous contenter d’attendre ce jour, non seulement parce qu’il est peut-être péniblement lointain, mais aussi parce que nous nous condamnerions alors à une nouvelle alternance temporaire et impuissante. De celles qui, insidieusement, nous ont collé cette migraine chronique.

Notes

[1Sondage Ifop pour le Cevipof, conduit du 9 au 23 mai 2007 (échantillon de 4006 personnes représentatif du corps électoral).

[2Voir notamment Jacques Mistral et Bernard Salzmann, « La préférence américaine pour l’inégalité », En temps réel, cahier 25, février 2006, et Richard Robert, « La préférence pour l’inégalité est-elle en augmentation ? », juin 2007

[3Philippe Guibert et Alain Mergier, Le Descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Plon, 2006.

[4Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, Le Seuil, 2006.

[5Éric Dupin, À droite toute, Fayard, 2007.

[6Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1996.

[7Cet autre sentiment, le 11 septembre 2001, quelques minutes après la seconde tour : qu’on en prenait pour dix ans de droite, au moins.

[8Lénine, Que faire ? (traduction approximative de l’auteur).

[9Danilo Martucelli, [[Forgé par l’épreuve. L’Individu dans la France contemporaine

[10Jérôme Gleizes et Patrick Dieuaide, « De la société du travail à l’émancipation sociale », Mouvements n°50, juin-août 2007.

[11Gosta-Esping Andersen, Les Trois Mondes de l’État providence : essai sur le capitalisme moderne, PUF, 1999.