travail : changer de régime entretien avec Isabelle Ferreras
Pourquoi le travail échapperait-il aux exigences de justice et d’égalité qui sont celles d’une société démocratique ? À partir d’une enquête sociologique menée auprès des caissières de la grande distribution en Belgique, Isabelle Ferreras montre comment, en dépit du régime domestique d’autorité qui continue de prévaloir dans l’entreprise, les aspirations démocratiques l’envahissent peu à peu, faisant du travail un espace proprement politique. Pistes pour une émancipation en cours.
Ce qui est d’emblée saisissant, dans vos recherches, c’est la perspective historique qu’elles tracent : longtemps confiné à la sphère privée, le travail est devenu politique, et le sera de plus en plus.
Pour comprendre l’expérience que les individus font au travail aujourd’hui, il me semble nécessaire de la replacer dans l’histoire générale de l’émancipation de l’individu dans les sociétés occidentales. Cette histoire, c’est celle d’un arrachement progressif du travail au monde privé. Ce « sens de l’histoire » n’est pas naturel, il est le fruit de luttes, d’engagements très concrets. On peut en retracer trois grandes étapes. À la fin du XIXe siècle, au moment où le capitalisme industriel restructure l’ensemble de la vie de la société, on quitte les campagnes pour trouver du travail dans les villes, à l’usine : ce déplacement, le fait que le travail ne soit plus dans le lieu du domestique, du domus au sens strict, constitue un premier arrachement à la sphère privée. Ensuite, le travail va progressivement devenir LE vecteur de la citoyenneté sociale. Adossée aux droits de représentation collective acquis au XXe siècle, la transformation en cours prend sa pleine dimension après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le travail devient le lieu central de l’action politique. Aujourd’hui, troisième étape : le passage d’une économie industrielle à une économie de services. Cela implique bien plus qu’un simple changement d’objet de l’activité. D’une économie où le travail se fait en contact avec la machine sous la supervision d’une hiérarchie dans un lieu clos, on passe à une activité qui met en présence d’autrui, d’un autre qui n’est pas le collègue ni le chef : cet autre, c’est le client. Le client est partout, même s’il n’est pas directement sur le lieu de travail. Prenez le secteur bancaire : dans le back office, sa présence est médiatisée via les technologies de la communication. Même le secteur manufacturier est actuellement soumis au modèle des services. Un ingénieur dans une usine est en contact permanent avec les fournisseurs. Le « paradigme du client » est en train de transformer l’ensemble du système productif.
De quelle manière, exactement ?
Pour les salariés, le client est comme l’opérateur d’un envahissement de l’économie par les normes démocratiques. C’est là qu’est utile le concept sociologique de régime d’interaction : on interagit avec les autres sur un arrière-fond culturel qui donne sens à ces interactions et les oriente. Imaginez que vous devez demander l’heure à quelqu’un dans la rue : vous devrez lui poser la question d’égal à égal. Si vous prenez votre interlocuteur de haut, vous aurez peu de chances d’obtenir la réponse, ou elle sera intentionnellement fausse ; votre interaction sera inefficace. Dans une société à culture démocratique stabilisée, vous devez vous conformer aux exigences du régime d’interaction typique de la sphère publique qui reconnaît, par exemple, l’égale dignité de chacun. Le travailleur ne peut pas accepter d’être traité autrement, même par un client qu’il doit servir. La présence du client dans le milieu de travail mobilise des conventions d’interaction typiques de l’espace public démocratique. Aujourd’hui on n’est plus le domestique de personne. Même la caissière, l’ouvrier ou le travailleur aux champs ont intégré cette norme de l’égalité. Ainsi les caissières de supermarché se plaignent souvent du mépris qui leur est témoigné : le déni de leur égale dignité s’y entend.
Mais ce « régime d’interaction démocratique », dont le client est le cheval de Troie, envahit-t-il jusqu’aux rapports avec la hiérarchie, et entre collègues ?
Oui. Le monde du travail est aujourd’hui soumis à des exigences de flexibilité. Or que produit cette flexibilité en termes d’expérience de travail ? La sociologie répond habituellement : elle individualise. C’est indéniable. Les horaires et les tâches se ressemblent de moins en moins. Mais cette flexibilité, paradoxalement, induit une expérience incessante de positionnement de l’individu par rapport à des collectifs de travail. Dans une organisation du travail flexible et complexe, on a sans cesse besoin de se coordonner avec les autres. Si vous interrogez les caissières, généralement elles ne connaissent pas l’ensemble du personnel de leur magasin, mais elles savent que leur travail se définit par rapport à lui. D’autre part, la compréhension de la vie au travail s’opère au travers d’une grammaire de la justice. Cela va des petites interactions quotidiennes (le choix de telle caissière pour les tâches moins astreignantes comme réapprovisionner les caisses en sacs est toujours perçu sous l’angle du « c’est juste/c’est injuste, c’est la préférée du chef, etc. ») jusqu’aux grands conflits (« nous sommes productifs et pourtant l’actionnaire a décidé de fermer l’usine »). Or, si l’on combine ces deux dimensions, on touche là à l’essence même du Politique, entendu comme la définition de ce qui est juste au regard du collectif et de notre inscription en son sein.
Si vous écoutez les caissières discuter du partage des horaires — enjeu majeur dans un secteur où l’on travaille souvent tard et à temps partiel —, vous trouverez des conceptions multiples de ce qui est juste. Pour l’une, seront prioritaires celles qui ont des enfants de moins de six ans, pour l’autre ce seront les plus anciennes, pour une autre encore les plus méritantes, etc. Ces salariées savent très bien que leur conception n’est pas partagée par toutes et qu’il n’y a aucune raison qu’elle s’impose aux autres. Ce que mes recherches montrent c’est qu’au-delà de cette multiplicité de conceptions, c’est la norme démocratique qui est considérée comme la seule juste manière d’arbitrer entre elles : tout le monde doit pouvoir participer à la définition de la norme qui va régler la vie de l’entreprise et à laquelle chacun devra se conformer.
Les aspirations démocratiques que votre travail a pu dégager sont-elles formulées comme telles ?
Elles ne sont pas explicites d’emblée, mais elles s’expriment, pour peu qu’on sache les entendre. Or on ne les entend pas tant qu’on reste accroché à une conception du travail comme gagne-pain. À cet égard, les caissières de supermarché constituent un cas limite. Pénible physiquement, stressant, au bas de l’échelle des salaires et des qualifications, leur emploi a tout, a priori, pour induire un rapport purement instrumental au travail. Personne n’est caissière par vocation. Pourtant, même dans leur cas, on s’aperçoit que le rapport au travail est de nature expressive : toutes mettent en avant un sentiment d’utilité, le souci de l’indépendance financière, la fierté d’en montrer le modèle à leurs enfants, etc. À ce titre, tout comme l’ouvrier à la chaîne automobile dans le modèle industriel, la caissière éclaire le monde du travail de la société des services : le travail est un lieu d’expression de notre existence.
C’est là que je me démarque d’un certain héritage marxiste : focalisé sur un horizon post-capitaliste, il s’empêche de comprendre pleinement l’expérience du travail salarié alors que c’est indispensable à une critique forte et efficace du capitalisme contemporain. L’enjeu est de pouvoir s’émanciper au sein même du monde dans lequel on vit. Pour moi, la question cruciale est celle-ci : de quelles institutions voulons-nous doter la sphère économique, et les entreprises en particulier, si l’on confirme le choix de vivre dans une société dont l’idéal politique est démocratique ?
D’autant que le capitalisme, lui, semble avoir compris la manière dont il pouvait capter l’aspiration des travailleurs à la réalisation de soi : c’est la thèse du « nouvel esprit du capitalisme », développée par Eve Chiapello et Luc Boltanski.
Je ne la partage pas. Il me semble au contraire que le régime d’interaction promu par l’entreprise capitaliste reste fondamentalement un régime que je propose d’appeler domestique, typique du régime d’interaction de la sphère privée, où c’est le maître de maison, qui en vertu de son autorité « naturelle », impose ses décisions sans contestation aucune. C’est ce qui fait toute l’ambivalence de la figure du client, à la fois « cheval de Troie » du régime démocratique, comme vous disiez tout à l’heure, et caution aux yeux de l’entreprise du maintien d’un régime domestique : le client « est roi » et celui qui le sert n’est donc pas son égal… Dans les supermarchés, les problèmes entre un salarié et un client sont le plus souvent arbitrés en faveur du client. Tel que rêvé et promu par les entreprises, le client permet la promotion du régime d’interaction domestique. La géographie même des magasins, la disposition du mobilier, toute la « communication-client » en sont le signe. Les entreprises considèrent ce régime d’interaction comme le plus efficace. Ce qui est d’ailleurs tout à fait discutable. Le cas des « îlots caisses » — un système de gestion participative des horaires des caissières mis en place par la direction d’un hypermarché — montre que quand on donne aux salariés la possibilité d’expliciter leur conception sur la juste organisation des horaires, l’absentéisme diminue, la présence et la motivation augmentent, donc la satisfaction de la clientèle et la productivité du travail. Ce sont de petites poches participatives, tout à fait inabouties : la plupart des contraintes imposées à ces caissières reste non discutable. Les actionnaires et le management résistent au processus historique de publicisation du travail. Le régime domestique reste aujourd’hui considéré comme le mode d’organisation le plus rentable. Pourquoi ? Parce qu’il est précisément une des manifestations de la rationalité instrumentale, au nom de laquelle on affirme que l’actionnaire, guidé par la recherche de profit, est le meilleur garant de l’efficacité de la production.
Il y a donc blocage du régime démocratique par les propriétaires des moyens de production. Mais vous montrez d’autres facteurs de blocage, du côté des salariés eux-mêmes.
Oui. La culture même des travailleurs peut faire obstacle à une lecture plus politique de leur situation. D’une part parce qu’ils n’ont pas forcément les outils pour comprendre la lutte d’influence dont ils sont l’objet. Si le message culturel dominant — par, dans et hors l’entreprise — est exclusivement celui du client-roi, celui-ci s’impose. D’autre part parce qu’une certaine culture de la tolérance — qui est une autre facette de la culture démocratique — conduit à excuser son chef, au nom du fait qu’il se donne du mal, que chaque échelon hiérarchique est sous pression, etc. Le problème n’est pas de savoir si le chef est sympa ou pas, mais quelle est sa fonction et quel modèle il promeut. À force d’hyper-compréhension, on manque le moment proprement politique, qui consiste à dire : soit, son opinion vaut la mienne, mais qui décide in fine ? Quelle est l’institution qui va décider du partage du pouvoir ? Le problème est d’autant plus vif qu’avec la financiarisation de l’économie, il est devenu très difficile pour les salariés d’identifier un adversaire, un interlocuteur clair.
Comment vaincre, alors, cette double série d’obstacles ?
Les luttes menées dans les entreprises compteront, bien sûr. Mais le monde du travail ne pourra résoudre seul ce problème, sans l’intervention de la politique représentative. Une lourde responsabilité incombe aux partis de gauche et à leur capacité à interroger le travail et le capitalisme, à poursuivre le mouvement historique d’émancipation dont nous parlions au début. Autrement dit, il ne peut y avoir de changement radical sans l’obtention de nouveaux droits, qui seront accordés par la société démocratique dans son ensemble. En ce sens, je trouvais intéressante cette proposition de la candidate socialiste pendant la campagne présidentielle, bien qu’elle l’ait mal défendue : rendre la syndicalisation obligatoire. Certes, l’issue du scrutin nous en a quelque peu éloignés... Mais si l’expérience du travail est bien politique, comme je le dis, une société démocratique doit se donner les moyens d’une représentation politique des travailleurs. Tant qu’on laissera aux investisseurs en capital le monopole de la représentation des intérêts dans l’entreprise, les droits accordés aux travailleurs ne concerneront qu’un nombre limité d’objets qui ne leur permettent pas de renverser le régime d’interaction en place.
Il faut donc réfléchir à de nouveaux droits collectifs. On peut imaginer, a minima, un droit à la réunion des collectifs de travail, plus étendu qu’aujourd’hui, inscrit dans le temps de travail et rémunéré. On pourrait également imaginer une formation proprement politique des travailleurs. Il faudrait que les entreprises soient tenues de fournir à leurs salariés l’ensemble des informations nécessaires pour identifier qui les gouverne — structure du capital, identité des investisseurs, etc. — et que du temps rémunéré permette de se les approprier, individuellement et collectivement. En attendant le moment où l’on reconnaîtra que le lieu du travail, l’entreprise, est une institution qui appartient pleinement à la sphère publique de la société démocratique, ce sont là des moyens simples, que les salariés pourraient revendiquer pour devenir plus sérieusement acteurs de leur vie au travail.
La question de la démocratie interne dans les syndicats est également, plus que jamais, à l’ordre du jour. La culture syndicale traditionnelle ne porte pas à la contestation du régime domestique, pour partie parce que les organisations qui défendent les salariés — pas toutes, certaines font preuve d’une culture plus participative — fonctionnent elles-mêmes beaucoup sur ce modèle — je parle de « régime commandé ». Elles partagent avec le management capitaliste une certaine conception du pouvoir. Cette homologie structurale est assez cruelle. Or, cette conception est datée. Tout comme les institutions de la concertation sociale reposent sur un modèle du travailleur qui savait à peine lire et écrire, aujourd’hui, le niveau scolaire des salariés est beaucoup plus élevé et la représentation syndicale ne peut plus se payer le luxe de faire sans eux.
Ce qui modifie aussi le statut du savoir sociologique : vous avez tenu à soumettre votre travail aux caissières que vous aviez observées, pour confronter vos résultats à leur expérience.
Oui. C’est pour moi non seulement une obligation politico-éthique, mais un enjeu épistémologique, un moment à part entière de la réfutation scientifique si vous voulez. Habermas — pour une fois, je le rejoins — distingue trois types de finalités de la science. Une finalité de domination technique (les sciences de la nature), une finalité d’intercompréhension (l’histoire par exemple) et une finalité d’émancipation, celle des sciences sociales, appuyée sur les ressources normatives des individus eux-mêmes. Je ne suis pas sûre d’y parvenir, mais c’est ce que je vise…
Post-scriptum
Isabelle Ferreras est professeur de sociologie à l’Université de Louvain/FNRS. Elle est l’auteur de Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Presses de Sciences Po, 2007.