le foot, la gloire et la frustration

L’histoire est longue entre Vacarme et Vikash Dhorasoo. À l’hiver 2004, Fred Poulet lui dédie sa chronique. Il écrit : « C’est vrai, j’aimerais bien parler avec Vikash Dhorasoo. » Ledit Dhorasoo lit ce texte et nous envoie un mail : « J’aimerais bien parler avec Fred Poulet. » On transmet. Ils s’encanaillent. Pendant la Coupe du monde de football 2006, ils font un film ensemble, Substitute. Avec ce chantier sport, il était logique de se rencontrer. Sans Fred Poulet, mais avec sa bénédiction.

Vous êtes une figure un peu atypique du monde du football et vous venez de prendre votre retraite. Est-ce difficile ou le vivez-vous comme un soulagement ?

J’ai consacré toute ma vie au sport, à un très haut niveau. J’ai adoré mais c’était quand même très traumatisant. Aujourd’hui, je ne fais plus du tout de sport et cela me va très bien. Ça ne me manque pas du tout, même si, quand je me regarde dans la glace, j’ai bien l’idée qu’il faudrait quand même aller courir de temps en temps. En fait je me dis qu’il faudrait trouver la bonne dose de sport, ni trop ni trop peu. Mais ce n’est qu’un idéal.

Cet « idéal », c’est celui de « la France qui perd », comme vous l’avez défendu dans une tribune à Libération (27 juin 2008) après l’élimination des Bleus à l’Euro ?

L’idée de ce papier m’est venue en regardant dans un café le match contre l’Italie avec des copains. Les Français se sont vite retrouvés avec un joueur de moins, mais ils se sont accrochés et ils n’ont pas mal joué du tout ; à la fin, personne d’ailleurs dans le café ne semblait déprimé. Du coup, je me suis dit que c’était bien de savoir perdre avec un peu de panache. En tout cas ça fait partie du sport, et on ne peut pas prétendre l’aimer en ne s’intéressant qu’aux victoires, en donnant tout le pouvoir aux vainqueurs comme après 1998, et en criant « mort aux vaincus ». Ce n’est pas normal, on peut quand même avoir du plaisir à bien jouer, même quand on perd. Les spectateurs aussi, qui en ont parfois marre de cette « culture de la gagne », avec tout ce que cela implique : dopage, fric, nationalisme, et bientôt des championnats franchisés sans risque de relégation. Peut-être préfèreraient-ils quelque chose d’un peu plus authentique ? Ce qui est certain, c’est qu’on n’a pas besoin de gagner pour avoir le droit de prendre la parole et de décider collectivement de comment on doit jouer. Sinon qu’est-ce que cela signifierait politiquement ?

De ce point de vue, en voulez-vous aux anciens de 1998 qui, après avoir été héroïsés, ont un peu pris le pouvoir au sein de l’équipe de France ?

Je ne leur en veux pas du tout. Ils étaient des héros, et c’était tout à fait normal qu’on les traite comme tels. Mais un héros n’est pas un chef, et cela devient parfois dangereux de lui donner tout le pouvoir. Je trouve vraiment bien tout ce que défend Platini en ce moment sur la vidéo, l’argent, la place à laisser aux petits pays dans la Champion’s League… Si je dis ça c’est parce que c’est un très bon président de la Fifa, et pas parce qu’il fut lui aussi un héros. Ce n’est quand même que du sport, sans plus : pas un monde de justice, de rédemption, de dieux du stade, même pas le grand monde du foot, juste un petit monde pas sérieux du tout, juste un petit jeu marrant où de grands enfants jouent avec un ballon. Même si tout le monde veut en parler sérieusement, les journalistes, les hommes politiques, même moi ! (rires). Il n’y a que Montebourg qui a refusé d’aller sur les plateaux télé, qui a dit « je n’ai pas été élu pour parler de foot », et c’est le seul qui avait raison. Quand on est reçu à la mairie de Lyon ou de Paris, à l’Élysée, quand Chirac vient me serrer la main, ou quand Villepin, avant la Coupe du monde, vient nous encourager comme si on partait à la guerre, cela me fait marrer, moi un petit gars du Havre. Voilà ce qu’il faudrait comprendre : le sport tourne mal quand on veut que ce soit plus que du sport.

L’amour du foot, est-ce donc si peu ? Comment devient-on footballeur ?

C’est tout simple : le foot est le sport mondial. Donc quand on vient comme moi d’un petit quartier du Havre, quand on a un père mauricien qui y joue déjà un peu, eh bien on joue au foot après l’école. Et comme on s’est aperçu que j’étais bon, on m’a encouragé. Je suis entré dans le club d’à côté, et puis j’ai vraiment aimé ça. J’ai joué très vite à un bon niveau, et dès l’âge de quinze ans j’étais sous contrat — aujourd’hui c’est encore plus jeune, dès onze ans, douze ans. Mais j’adorais la compétition, le défi personnel, la pression, gagner à l’arraché. Mes idoles étaient les profes sionnels du Havre. C’était aussi une autre époque : on s’entraînait sur le même terrain que les pros, dans l’autre moitié. C’était hallucinant : il n’y avait aucune distance entre eux et nous, pas de barrières, ni de flics, ni toute la sécurité d’aujourd’hui. On était du même club, et j’étais à la fois joueur, et supporteur des grands.

Mais jouer et être supporteur, ce n’est quand même pas pareil !

Évidemment : jouer, c’est ça l’affaire ! Prendre le ballon, le remonter, tenter des choses, et parfois rater. Souvent rater, même (rires). Et perdre. Avec Le Havre, on perdait beaucoup plus souvent qu’on ne gagnait. Mais ce n’est pas grave, le sport, ce n’est pas d’abord gagner ou réussir ; c’est tenter. Et ne pas trop réfléchir. Papin était un modèle : ni une ni deux, boum ! C’était efficace. En même temps, je ne tirais presque jamais, sauf à Lyon les six derniers mois. Parce que ce n’était pas mon truc. Je réfléchissais trop devant le but, ou je manquais de courage, je ne sais pas. J’ai toujours joué milieu de terrain. Mais risquer sans réfléchir, ce n’est pas seulement marquer, c’est aussi construire, remonter le ballon assez vite pour créer le déséquilibre. Le foot est à la fois un sport d’équipe et un sport de l’exploit individuel, à la différence du rugby où on ne doit jamais s’isoler. D’où le plaisir qu’on a à briller tout le temps : en arrêtant les attaques à l’arrière, en construisant au milieu ou en marquant. Dès qu’on fait une belle action, on est vraiment au centre de l’arène, au centre du centre.

Quels ont été vos plus beaux moments ?

D’abord au Havre, puis surtout à Lyon. Il y a eu deux ans formidables ; je jouais, ça marchait bien, et cela s’est fini par cinq match de standing ovation. Sans doute ceux qui me fêtaient alors étaient les mêmes qui, un an plus tôt, étaient 40 000 à chanter « Dhorasoo est une salope » parce que je jouais avec Bordeaux à qui Lyon m’avait prêté. Après j’ai signé au Milan AC comme remplaçant. À mon poste, il y avait déjà Kakà, Pirlo, Gattuso, je savais donc à quoi m’en tenir. Ça n’a pas été décevant comme lors de la Coupe du monde 2006 où j’espérais quand même jouer. Et ce fut une expérience incroyable : vivre dans ce club immense, même pour un an, c’était fou. Même si c’était le club de Berlusconi. Même si, au départ, c’est le club qui refusait les étrangers — ce pourquoi ils ont créé l’Inter, un deuxième dans la même ville. Car c’est aussi le club historique du prolétariat de la ville. Tout est si paradoxal dans le football. Mais ce qui m’a protégé de ces paradoxes, bizarrement, c’est que c’est un métier. On fait son boulot. Et un boulot, on ne le choisit pas pour la qualité de son employeur. Je me suis vraiment rendu compte de ça plus tard, quand je me suis fait licencier du PSG. Du jour au lendemain je me suis retrouvé au chômage. Et là je me suis dit : « Eh bien oui, ce n’était qu’un métier, et si on ne m’avait pas payé je ne l’aurais pas fait. »

Malgré tous les aléas, ne conservez-vous que du bonheur ?

Oh que non ! J’ai pratiquement joué toute ma carrière avec des douleurs partout. Ça a commencé tout de suite : à quinze ans, j’ai été opéré d’une pubalgie, c’est-à-dire rien d’autre que du surmenage physique car dès qu’on arrête de jouer on n’a plus mal. Et les douleurs ont duré jusqu’au bout. Jusqu’à l’absurde : à Milan, on m’a fait arracher une dent parfaitement saine, et on m’a posé un appareil dentaire, en me disant qu’avec ça j’allais mieux jouer parce que la mâchoire c’est important pour l’équilibre. Et moi j’ai accepté, c’est fou ! Plus quotidiennement, je démarrais certains entraînements en ne pouvant même pas taper dans le ballon, même si, au bout d’une heure, on ne sent plus les douleurs. Un jour, je suis même allé voir le médecin, parce que j’étais inquiet : je n’avais mal nulle part ! On carbure tous au même régime : aux anti-inflammatoires, aux anti-douleurs. Et j’avais parfois l’impression de ne pas être un vrai sportif : je n’aimais pas souffrir, je n’aimais pas me lever à 7 heures pour faire du vélo ou de la course. C’était un calvaire. Mais j’aimais tellement jouer au foot…

C’est un peu comme une oscillation constante entre le gloire et la honte.

Ces mots sont un peu forts, non ? Plutôt entre plaisir et frustration. C’était ça « ma » Coupe du monde 2006 : quand je suis resté presque tout du long sur le banc. J’avais envie de jouer, de m’amuser, de faire plaisir, et aussi de faire plaisir à ma famille qui me regardait, qui était dans les tribunes avec mon maillot sur le dos et qui me voyait ne pas jouer. Alors quand on ne joue pas on est frustré, c’est normal. Maintenant, c’est vrai que quand je me suis fait siffler par tout le stade parce que j’ai remplacé Zidane à la place de Ribéry et qu’après j’ai tout raté, ou quand je n’ai pas joué du tout et que je suis passé en zone mixte, c’est un peu plus que de la frustration : on devient carrément invisible, personne ne nous regarde, ou alors méchamment ou de manière compatissante. Mais tout le monde a connu ça ; on se fait tous massacrer un jour ou l’autre. À part Zidane peut-être, qui est vraiment devenu une icône. Il peut mettre un coup de boule en finale, le lendemain Chirac lui dit bravo ! Mais c’est un cas à part. Pour le reste, la vie du sport c’est ça : on est seul, on a deux, trois copains, pas plus, et on finit toujours par se faire descendre.

Un peu comme dans la mafia ?

Non, là encore c’est un métier, ce n’est pas une affaire de vie ou de mort. Et en plus on gagne beaucoup d’argent, du moins quand on a la chance de jouer au niveau où j’ai pu jouer. Donc il n’y a pas à se plaindre. Mais il n’y a pas non plus à en faire l’image de quoi que ce soit d’autre. Et c’est bien de savoir s’arrêter. Regardez l’anniversaire de la victoire du 12 juillet avec tous les anciens de 1998. C’était pathétique ce match. Quel était leur but ? Passer à la télé ? Mais ils vont finir dans le Loft ou à la Ferme des célébrités, ces mecs-là…

Donc, pas que la gloire et la honte, ou le plaisir et la frustration, mais aussi les paillettes et le pathétique ?

Ce qui n’est pas nécessairement un mal. C’est impur le foot, et c’est ça aussi qui le rend vivant. Prenez Maradona, j’adore ce mec, c’est un film : il joue comme un dieu, il est cocaïné à mort, acheté par la mafia. Et il est vivant. Ou encore Cantona, qui refuse le système. C’est quand même mieux que ces gars tout lisses, propres sur eux, parfaits pour TF1, qu’on nous propose aujourd’hui.

Il y a quand même aussi parfois de la tragédie, des sportifs qui meurent, notamment à cause du dopage…

Oui, et le dopage a priori je suis contre et j’ai toujours été propre. Mais aussi peut-être parce que j’ai eu de la chance, parce que je ne me suis jamais retrouvé, comme certains cyclistes, devant l’alternative de me doper ou de renoncer au haut niveau. Là-dessus il faut être cohérent et un peu honnête. On ne peut pas demander aux gars de battre des records, aux cyclistes de monter des cols à des vitesses incroyables, et tout ça à l’eau claire. Défendre à la fois la course à la performance à tout prix et la chasse au dopage, c’est prendre les gens pour des imbéciles.

Et maintenant que faites-vous ? Pratiquez-vous d’autres sports en amateur ?

Je vis à Paris. Bertrand Delanoë m’a contacté pour une mission sur le sport et l’exclusion des jeunes dans le XVIIIe arrondissement de Paris. J’écris un livre avec Fred Poulet, avec qui j’ai aussi créé une boîte de production. Des copains de So foot me proposent de bosser avec eux. Je ne vais pas rien faire, et je vois l’avenir en rose ! Quant à pratiquer d’autres sports en amateur, non. De toute façon, j’ai toujours été nul en sport (rires). Je vous le jure ! À part le foot, parce que le foot, ce n’est pas pareil.