Darwin
par Lorine Niedecker
traduit de l’américain sous la direction d’Abigail Lang [1]
Pieusement
patiemment
il rumine
sa matière
pas toujours un « délire
de délices »
comme l’étaient les forêts
du Brésil
« Les espèces ne sont pas
(c’est comme d’avouer
un meurtre)
immuables »
En ce Port Désir
souvent encalminé par la maladie
ou à jouer au billard
loin des espèces
Quant à l’Homme
« Je crois l’Homme…
dans la même situation
que les autres animaux »
II
Cordillères à escalader — pics
Andins « éparpillés
comme la croûte
d’une tourte éventrée »
Vent glacial
Plus haut, plus rude
Chiliens qui conseillent des oignons
contre l’essoufflement
Et cela lui pèse :
ces mineurs des Andes montaient
de lourdes charges — interdit
de reprendre son souffle
Os fossiles près de Santa Fé
Morsure d’araignée fièvre
scabieuse
soigné par une vieille femme
« Chère Susan…
j’ai faim
d’entendre
le pianoforte »
III
FitzRoy bouche-bée —
des coquillages sur les cimes !
Les lois du changement
parcouraient les mers
sans le brave capitaine
qui ne pouvait admettre
que la terre surgisse de la mer
quand — sous ses yeux
séisme —
la Baie de Talcahuana vidée —
une muraille d’eau
venue de l’océan
— six secondes —
la ville en ruine
L’œuvre de Dieu ?
Prions
Et maintenant les Galapagos —
hideuse lave noire
Le rivage brûlant
leur grillait les pieds
à travers les bottes
Vie reptile
Ici plus tard Melville
dirait que le seul bruit était un sifflement
Mille monstrueuses tortues
s’avancent ensemble vers l’eau
des crabes écarlates guettent les tiques
sur le dos des lézards
Cormorans coureurs
Créatures des mers froides —
pingouins, phoques
ici dans ces eaux tropicales
L’Enfer pour FitzRoy
mais pour Darwin le Paradis en Puzzle
les pièces
se mettent en place
IV
Des années… à peser
les probabilités
Je suis malade, dit-il
et les livres s’écrivent lentement
à étudier les pigeons
les patelles, les lombrics
à extraire des graines
de la fiente d’oiseaux
Il rapporta à la maison une Drosera —
observa les insectes pris
dans ses tentacules — la preuve
qu’une plante sécrète
un acide si semblable
au suc digestif
d’un animal ! Des années
avant de publier
Il écrivit à Lyell : Pensez à
m’envoyer le squelette
de votre chat hybride d’Afrique
s’il venait à mourir
V
Je me souviens, dit-il
de ces nuits en mer sous les Tropiques —
assis à parler
sur les baumes
la Terre de Feu
ses scintillants glaciers translucides
bleu limpide
(presque) jusqu’à la mer indigo
(En passant Carlyle
trouvait parfaitement ridicule
qu’on pût se préoccuper
de savoir si un glacier
se déplace plus
ou moins vite
ou même s’il se déplace)
Darwin
prit la mer
quitta la Baie de Bon Succès
pour donner un squelette
à ses conclusions —
l’univers
façonné non par la force brute
mais conçu par des lois
Les détails laissés
aux mécanismes du hasard
« Que chacun espère
et croit
en ce qu’il peut »
Post-scriptum
Lorine Niedecker (1903-1970) est apparentée au mouvement « objectiviste » bien qu’elle ait passé sa vie loin des avant-gardes littéraires sur Black Hawk Island, Wisconsin, au milieu des marais. Ses œuvres complètes sont disponibles dans Collected Works, ed. Jenny Penberthy, University of California Press, 2002.
Notes
[1] Traduction collective réalisée dans le cadre de l’atelier d’Abigail Lang par les étudiants du Master de traduction littéraire de l’UFR Charles V, Paris-Diderot, promotion 2007-2008 : Olivia Bazin, Suzy Borello, Ludivine Bouton, Nathalie Bru, Claire Corbel, Dominique Germain, Estelle Jacquet, Catherine Juhel, Anne Krattinger, Claudine Laborde, Yann Level, Flor Méchain, Caroline Nicolas, Cécile Tasson.