Vacarme 45 / cahier

le tract, à quoi bon ?

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Qu’il soit distribué à un camarade de manif, déjà convaincu, ou ostensiblement mis au panier par un opposant, ou refusé par un piéton pressé qui a déjà reçu, au carrefour précédent, un énième prospectus lui vantant les vertus de la dianétique ou du cheeseburger, un tract semble voué à n’être pas lu. Et pourtant, on tracte. Sans doute parce que cette vieille technique de propagande s’offre à des usages que sa fonction n’épuise pas.

Le tract, petite feuille de papier imprimé que l’on distribue à des fins de propagande, qu’on peut ainsi distinguer tout autant du graffiti qui demeure fixé à son support et n’autorise qu’une lecture brève et instantanée, que du journal, à diffusion plus continue, distribué par des réseaux plus professionnalisés. Le tract, outil par excellence du militant qui va défendre sa cause sur les marchés, aux sorties de métro et d’usine, dans les boîtes aux lettres ou les manifestations. Le tract, moyen primaire et premier des organisations pour démontrer leur existence et faire entendre leurs voix sans s’en remettre aux médias institutionnels et à leurs logiques de sélection et de traduction.

Ce moyen de mobilisation, présenté comme « traditionnel » au regard des « nouvelles » formes de mobilisation, semble de prime abord relever d’une forme d’évidence, de banalité : faire un tract, le distribuer, le recevoir, le lire… et le mettre à la poubelle... Autant d’activités d’autant plus quotidiennes qu’aux tracts militants s’est ajoutée, voire substituée, la multitude des tracts commerciaux — prospectus — qui viennent concurrencer ces messages politiques. Un regard à la fois historique et sociologique invite pourtant à remettre en cause cette impression de familiarité.

Regard historique, d’abord, puisque, si la « chose » n’est pas une nouveauté, le mot « tract » lui-même est, en français, d’usage relativement tardif. Jusqu’en 1968, il n’est en effet recensé sous son sens politique dans aucun dictionnaire français. Longtemps, il est essentiellement utilisé à titre d’anglicisme pour référer à une pratique d’origine religieuse, le « tract » (abréviation de tractate, traité), qui sert à désigner, depuis le XIIIe siècle et encore aujourd’hui, des ouvrages religieux, de tailles très diversifiées, distribués à de nombreux exemplaires, alors que c’est le terme leaflet qui est employé pour parler ce que nous avons fini par nommer des « tracts ». Si l’origine du mot est religieuse, la pratique, elle-même, se développe tôt en politique. Preuves en sont ces imprimés de 1789 que les conservateurs de la Bibliothèque nationale de France ont étiquetés en tant que « tracts », même si leurs auteurs ne revendiquent pas cette dénomination.

Sa diffusion se heurte toutefois dans un premier temps à une triple barrière. La barrière de l’écrit, d’abord, puisque ces imprimés se développent dans une société encore largement analphabète, même s’ils peuvent être l’objet de lectures publiques et de discussions. La barrière technologique, ensuite, puisque les moyens d’impression et de diffusion sont encore largement dans les mains de quelques-uns. La barrière juridique, enfin et surtout, puisque, jusqu’en 1881, et en dépit de périodes de plus ou moins grande contrainte, les imprimés demeurent en France peu ou prou sous régime d’autorisation. Un ensemble d’entraves qui n’ont du reste pas empêché les imprimés, sous forme de tracts, pétitions ou mémoires, de jouer un rôle non négligeable dans le processus de démocratisation en habituant les citoyens à la controverse et au dialogue, au point que certains voient dans ces pratiques de communication l’origine des idées démocratiques plutôt que leur simple vecteur [1].

En regard, la situation contemporaine pourrait sembler nettement plus ouverte à la pratique des tracts. Un développement du niveau global d’instruction de la population. Des moyens de confection, d’impression et de diffusion qui se sont démocratisés. Un régime juridique qui, depuis la loi du 29 juillet 1881, abandonne le contrôle a priori et compressif par les autorités exécutives pour lui préférer un contrôle a posteriori et répressif par les autorités judiciaires : cette loi dispose que les écrits rendus publics sont libres sous réserve de porter « indication du nom et du domicile de l’imprimeur » (même si on est soi-même ledit « imprimeur ») et de respecter les règles qui définissent les « crimes et délits commis par voie de presse ou par tout autre moyen de publication ». Si les journaux ou l’exercice du colportage supposent des formes minimales de déclaration, « la distribution et le colportage accidentels ne sont assujettis à aucune déclaration ».

Toutes les conditions sont donc réunies pour une explosion du recours au tractage dont on trouve en effet la trace dans trois domaines au moins. Le domaine militant, certes. Mais, aussi, le domaine militaire : cette pratique des « boulets de papiers » prend notamment son essor pendant la seconde guerre mondiale durant laquelle les États-Unis envoient par avion six milliards de tracts sur l’Europe Occidentale (les « bombes Monroe »). Le domaine de la communication commerciale et institutionnelle, enfin, avec l’afflux des prospectus comme mode de prévention et de publicité.

Pourtant, ces évolutions ne sont pas sans effets pervers pour le tractage militant. Certes, en termes organisationnels, si on compare la situation contemporaine à celle qui prévalait en mai 1968, le recours au tract s’est « démocratisé ». La confection des tracts en nombre minimal demandait encore alors un ensemble de ressources organisationnelles non négligeables qui tendait à la réserver à des collectifs un peu structurés alors qu’aujourd’hui chacun peut assez facilement disposer des moyens matériels pour confectionner, imprimer et reproduire « son » tract. Toutefois, cette multiplication des messages par tract tend aussi à rendre plus difficile la différenciation de l’usage militant du tract d’autres formes d’usages. Comment différencier visuellement son message de ceux que font circuler les acteurs commerciaux ou institutionnels ? Comment, à l’inverse, ne pas adopter quelque peu les normes « commerciales » alors que celles-ci contribuent à informer les normes de réception auxquelles elles tentent par ailleurs de se conformer ? D’autant que ces tracts militants ont plus de peine à se différencier des messages commerciaux par leur mode de diffusion, alors que se développe le street marketing, campagne marketing qui se déroule dans la rue, au contact de la cible souhaitée.

L’encadrement juridique est certes beaucoup moins contraignant et répressif qu’il ne pouvait l’être naguère ou qu’il l’est encore dans certains pays dans lesquels le fait même de distribuer des tracts peut conduire à la prison (le Tibet, par exemple). Toutefois, il prend des formes plus diffuses qui ne sont pas sans peser sur les pratiques de tractage. À la liberté d’expression a en effet été opposé un ensemble de principes — maintien de l’ordre et de la tranquillité publics, impératif de sécurité routière, respect du bon fonctionnement des entreprises, ou, depuis peu, sauvegarde de l’hygiène publique et de l’esthétique — au nom desquels la pratique du tractage se voit restreinte.

D’abord, des restrictions législatives ou réglementaires relevant de domaines très variés. Ainsi, le Code électoral interdit de distribuer de tels documents dans toute la France les jours et les veilles de scrutin. Sur les lieux de travail, un décret de 1982 n’autorise la distribution de documents d’origine syndicale aux agents des administrations que si elle est assurée par des agents qui ne sont pas en service, si elle a lieu en dehors des locaux ouverts au public et si elle ne porte pas « atteinte au bon fonctionnement du service », tandis que, en ce qui concerne le secteur privé, le Code du travail n’autorise la distribution de tracts syndicaux aux travailleurs d’une entreprise dans l’enceinte de celle-ci qu’aux heures d’entrée et de sortie du travail. Le Code de la route, de son côté, interdit la distribution aux conducteurs ou occupants de véhicules en circulation. Enfin, depuis 2003, le code de l’environnement souligne que toute personne physique ou morale qui distribue des imprimés est tenue de contribuer à l’élimination des déchets ainsi produits, à partir du moment où elle traite une masse annuelle d’imprimés supérieure à 500 kg. Plus généralement, la jurisprudence souligne l’interdiction de diffuser des tracts qui, par leurs couleurs et leurs formes, seraient peu aisément distingués de documents officiels.

À ces restrictions nationales et générales, s’ajoutent des restrictions propres à chaque municipalité puisqu’il est de la compétence des maires ou des préfets de prendre, sous contrôle du tribunal administratif, des arrêtés interdisant la distribution de tracts dans certains lieux ou dans certaines circonstances, ainsi que de contraindre les distributeurs de tracts à respecter telle ou telle règle. Ainsi, à Paris, la distribution gratuite d’imprimés est interdite dans les zones piétonnes ainsi que dans un certain nombre de voies. Elle est également interdite dès lors qu’elle provoque une gêne à la circulation des véhicules ou des piétons, ou lorsqu’elle s’accompagne de l’interpellation des passants. Enfin, il est fait obligation aux distributeurs de tracts de ramasser les prospectus jetés sur la voie publique par les personnes auxquelles ils ont été remis et ce dans un rayon de 30 mètres du point de distribution.

On l’aura compris, même si l’application de l’ensemble de ces règles n’est jamais aussi stricte que le voudraient les textes, la pratique du tractage suppose un savoir et un savoir-faire qui n’ont rien d’évidents ou de « naturels ». Aux risques physiques qui entourent cette pratique — la rencontre des opposants — s’ajoutent les risques juridiques dont témoignent les poursuites dont sont périodiquement l’objet des distributeurs de tracts, notamment sur les lieux de travail.

Or, à ce nécessaire savoir-faire juridique s’ajoute un savoir-faire pratique qui tend à réserver de fait, et en dépit du développement de l’instruction, ce mode d’action à certaines catégories de population et à certains groupes. Savoir-faire dans la confection des tracts lorsqu’il s’agit de faire un choix entre la simplicité et la lisibilité du message et le souci d’en dire le plus possible, lorsqu’il s’agit de prendre en compte à la fois le positionnement militant et les attentes potentielles des lecteurs, lorsqu’il s’agit enfin d’être le plus précis possible tant dans les arguments avancés que dans le vocabulaire et le respect de la langue : on sait combien le rapport à l’écrit est socialement différencié. Savoir-faire dans le choix des lieux et des moments de distribution les plus adaptés en fonction des « cibles » recherchées par l’action. Savoir-faire dans les modes de distribution : la nécessité d’établir un contact visuel, d’aller vers les gens, de tenir le tract de façon à ce qu’il soit vu, de préparer une argumentation, de savoir passer du temps quand le contact peut devenir intéressant et ne pas en perdre quand le contact ne peut rien donner…

Savoir-faire, aussi et surtout, dans l’adaptation du type de tractage aux usages qu’on souhaite en faire. En effet, si le tract militant apparaît d’abord comme un mode d’information alternatif qui permet à un groupe de rester relativement maître du message qu’il fait circuler, il est aussi l’objet d’autres formes d’investissement qui supposent parfois que sa fonction informative ne soit plus que secondaire. Un usage d’adjuvant au service d’autres formes d’action lorsqu’il s’agit de tester l’accueil d’une cause dans une population, de mobiliser pour une autre action ou d’en faire le prétexte d’une action médiatique. Un usage « militant » lorsqu’il s’agit d’occuper les militants par une activité « à faible rendement ». Un usage expressif lorsqu’il s’agit de faire exister une organisation, de lui donner une image, par la seule existence du tract, mais aussi en verbalisant et en construisant un « nous » et un « eux ». Un usage ludique quand on en fait essentiellement un usage oblique, destiné à divertir le lecteur, souvent en jouant avec les codes prêtés au tract politique. Mais, aussi et surtout, un usage « conatif » lorsqu’il s’agit de faire de la distribution du tract l’occasion d’engager la conversation avec ceux et celles à qui on les propose, de les aborder à moindre coût d’un côté comme de l’autre — puisque chacun peut sortir de cette interaction très rapidement — et ainsi, de sensibiliser, voire de recruter, des sympathisants potentiels en jouant de ce que les sociologues américains ont nommé l’effet foot-in-the-door, c’est-à-dire l’idée que lorsqu’une personne a été amenée à répondre favorablement à une petite requête, elle a plus de chances de répondre favorablement à une requête plus importante.

Autant de savoir-faire qui expliquent que la pratique du tract fasse l’objet d’une division du travail assez stricte dans les entreprises de mobilisation qui y recourent entre ceux qui participent à sa conception — au niveau national ou plus local —, ceux qui participent à sa distribution et ceux dont on attend seulement qu’ils les lisent. On a du reste pu montrer, par exemple, que la conception des tracts était essentiellement une activité masculine, et que le fait qu’elle commence à être confiée à des femmes était en soi le signe d’un certain recul du machisme dans ces organisations [2]. Plus généralement, la manière dont est organisée la conception des tracts dans un groupe est souvent très révélatrice de la façon dont ce groupe fonctionne de manière plus globale.

Quel est l’avenir du tractage militant à une époque où de nouvelles technologies semblent permettre aux acteurs protestataires de transmettre leurs messages sans médiation, en quelques secondes, à moindre coût et à un public plus nombreux ? Quelle utilité de passer des heures et de l’argent à distribuer des tracts sur des marchés, dans des manifestations ou aux sorties de métro, lorsque, par un seul clic, on peut toucher une population bien plus nombreuse, tout autant ciblée et, peut-être, plus encline à les recevoir ? Qui plus est, sans consommer de papier… On retrouve aujourd’hui ce type d’interrogations dans beaucoup d’entreprises militantes, avec le souci, par exemple, de développer des « e-tracts ». De même, une bonne part de la jurisprudence autour des tracts porte aujourd’hui sur ce que les organisations syndicales peuvent ou ne peuvent pas faire sur les Intranets des entreprises. Pourtant, une telle réflexion laisse de côté les autres usages du tractage militant, et tout particulièrement la possibilité qu’il donne aux militants d’entrer en contact avec ceux et celles qu’on souhaite autant persuader et convertir que convaincre. L’efficace du tract n’est sans doute pas dans ce qu’il donne le plus directement à voir. Et, c’est dans cette perspective qu’on peut du reste comprendre que l’un des axes que développe la CGT depuis quelques années en matière de formation syndicale soit précisément un module… de formation à la rédaction des tracts.

Notes

[1David Zaret, Origins of Democratic Culture. Printing, Pétitions and the Public Sphere in Early Modern England, Princeton, Princeton University Press, 2000.

[2Par exemple : Lucie Bargel, « La résistible ascension des femmes à la direction du Mouvement des jeunes socialistes », Genèses, 2007, n°67, p.45-65.