écrire pour exister 1990 : lettres au ministère
par Anne Coppel
Janvier 1990, des cahiers circulent rue Saint-Denis, de beaux cahiers cartonnés, grand format, 21 x 29,7. Ingrid, Fathia, Dany, Malika, Lydia, chacune chargée d’un cahier, recueillent des lettres écrites par les femmes sur « la prévention, les actions à entreprendre ou toutes autres suggestions les concernant ». Un texte accolé sur la page de garde présente le projet : « Les services publics ont décidé de s’associer à vous pour 1°) lutter contre le sida 2°) pour le droit à la santé de tous et de toutes. » Les femmes de la rue sont loin de s’imaginer en « partenaires des services publics », mais Lydia Braggiotti qui a conçu le projet a bien obtenu le soutien de l’AFLS, l’Agence française de lutte contre le sida, et de la DGS, division sida du ministère de la Santé. Deux cachets officiels font foi de leur engagement. Les cahiers font partie d’une recherche-action sur « Les besoins de santé des femmes prostituées en Île-de-France ». Le projet comprend une enquête épidémiologique, ainsi qu’une recherche qualitative destinée à faire entendre la parole des femmes. Ce sont ces cinquante lettres, recueillies une à une, que Lydia s’est engagée à transmettre au ministre de la Santé lui-même.
Lorsque Claude Evin, alors ministre de la Santé, inaugure le Bus des Femmes en novembre 1990, il a bien eu les lettres en main. Ce bus est l’aboutissement de la recherche-action. Aller à la rencontre des femmes, offrir un accueil chaleureux, avec boissons chaudes et froides, distribuer préservatifs et messages de prévention, répondre enfin aux situations d’urgence, les projets de ce type sont toujours peu nombreux. Aujourd’hui comme hier, ils se heurtent aux contradictions de la politique publique, entre aide aux victimes et répression ; mais au cours des années 1990, la démarche s’est banalisée. En 1989, lorsque Lydia propose le Bus des Femmes aux pouvoirs publics, il n’existe rien de semblable en France. Personne n’imagine que ces femmes, traitées comme des victimes exclusivement passives, puissent prendre quelque initiative que ce soit. En pleine épidémie de sida, les prostituées sont devenues suspectes de propager l’épidémie, « des réservoirs à sida », dénoncées par une campagne souterraine, aux tonalités redoutables.
L’accusation met les femmes hors d’elles. Dans la rue Saint-Denis, le préservatif a été adopté dès 1986, « pour protéger la santé de tous » comme l’écrivent plusieurs femmes. Les femmes sont d’autant plus exaspérées que leur situation ne cesse de se dégrader. Les studios sont fermés les uns après les autres, et pourtant de nouvelles femmes ne cessent de faire leur apparition, des femmes chassées d’autres quartiers de Paris ou encore des étrangères, venues d’Afrique ou d’Amérique Latine. Chassées des centres-villes, où elles se protègent les unes les autres des agressions, les femmes sont contraintes d’exercer n’importe où, sans pouvoir se laver, à la merci du client. Cette prostitution sauvage vient d’apparaître aux portes de Paris ; pour celles qui travaillent rue Saint-Denis, ces portes sont les portes de l’enfer.
Tel est le contexte de la première tentative d’enquête épidémiologique sur le sida menée par deux chercheuses du Centre collaborateur OMS-Sida en 1988. Quelques femmes avaient d’abord accepté de répondre au questionnaire, « non, elles n’avaient pas le sida », « oui, elles mettaient le préservatif », « non elles n’étaient pas toxicomanes », mais rapidement ces questions ont été vécues comme autant d’agressions, et la rue s’était fermée. Dans le milieu traditionnel de la prostitution, les femmes n’avaient pas le droit d’entrer en relation avec qui que ce soit, à l’exception des clients. Au cours des années 1980, la surveillance s’était relâchée, mais les femmes se maintenaient d’elles-mêmes dans un isolement qu’elles vivaient comme une protection. Lydia Braggiotti avait compris que la prévention du sida exigeait de rompre cet isolement.
Lydia, une des premières à passer le test sida, ne cessait de diffuser autour d’elle l’information qu’elle allait chercher dans les services hospitaliers. Tandis que les associations de lutte contre le sida font appel à la responsabilité « des personnes concernées », Lydia prend conscience que les femmes de la rue ont spontanément changé de comportement. Ce changement est d’autant plus méritoire que travailler avec le préservatif signifie souvent gagner moins d’argent : nombre de clients le refusent. Aussi, au fur et à mesure que la concurrence s’exacerbe, le préservatif est de plus en plus menacé. Lydia pense alors à faire appel aux pouvoirs publics. En 1989, elle prend contact avec moi. Elle veut que je l’aide à concevoir un projet de recherche qui fasse comprendre la situation en donnant la parole aux femmes, sans tomber dans le piège du discours corporatiste, avec une méthodologie rigoureuse. Personne ne doit être exclu. Alors que la situation se dégrade, chacune soupçonne sa voisine de céder aux pressions des clients. Tout à tour, les toxicomanes, les étrangères, les plus précaires ou les plus jeunes sont mises sur la sellette. La coexistence de ces femmes était un des combats que Lydia menait au quotidien dans la rue et qui ont motivé pour une bonne part son engagement : « Ce qui compte, disait-elle, ce n’est pas d’où on vient ou comment on vit. Des femmes qui se respectent, il y en a dans tous les milieux. » Celles qui ne parviennent pas à protéger leur santé sont seulement les plus vulnérables.
1989, l’AFLS vient d’être créée. Une de ses missions est de promouvoir des actions de prévention qui associent « les personnes concernées ». Le projet du Bus des Femmes est l’occasion d’expérimenter la démarche de santé communautaire que les Français ont découverte dans les conférences internationales. Encore faut-il, pour Lydia démontrer que les femmes sont prêtes à s’engager dans l’action. Le 28 novembre 1989, une réunion est organisée dans l’église Saint-Merri en présence du Dr Brunet et de deux chercheuses du collaborateur OMS-Sida. Environ deux cents femmes y participent. Deux cents sur les quelques six cents qui travaillent alors rue Saint-Denis, la mobilisation est exceptionnelle. En 1975, les femmes avaient fait irruption dans l’espace public mais, depuis, elles ne s’étaient pas manifestées. Souvent chassées des quartiers où elles étaient traditionnellement tolérées, elles se sentaient menacées. Leur hantise : devoir renoncer aux chambres d’hôtel ou aux studios, qui les protégeaient des intempéries et des agressions.
La présence massive des femmes témoigne de leur désarroi. À défaut d’autres interlocuteurs, elles se sont adressées aux chercheurs en tant que représentants des pouvoirs publics : elles étaient d’accord pour mettre le préservatif, mais elles n’avaient même pas la sécurité sociale. La recherche ne devait pas se limiter au préservatif, elle devait porter sur tous leurs problèmes de santé. Lydia qui mène la négociation impose que les femmes soient parties prenantes de la recherche comme de l’action de prévention.
Écrire une lettre individuelle n’a rien d’une évidence. Il faut surmonter la peur de l’écrit, qui rappelle les humiliations de l’école. Il faut être sûr de soi, assumer qui l’on est. Il faut enfin se donner le temps de la réflexion. Dans la rue, c’est une véritable gageure. Pour Lydia, il n’y avait là rien d’insurmontable. S’adresser au ministre de la Santé est un acte solennel. L’effort qu’il exigeait de chacune était à la mesure de leur exigence d’être respectée au même titre que n’importe quelle femme, et rue Saint-Denis, cette exigence-là était collective.
Les cinquante lettres recueillies de janvier à avril 1990 ont été lues, commentées et discutées dans la rue. Ce qu’écrivent les femmes, c’est ce qu’elles se disent entre elles. Le préservatif, bien sûr elles sont « pour », encore faut-il savoir l’imposer au client. Un à un, elles abordent les problèmes qui les préoccupent, les enfants, le logement, les papiers, la carte de séjour pour les étrangères. Tous ces problèmes sont liés au statut de la prostitution. Certaines regrettent les maisons closes, d’autres se réfèrent aux Eros center ou bien se veulent profession libérale. Il n’y a donc pas de consensus sur le statut de la prostitution, mais qu’elle soit vécue comme un choix ou comme une contrainte, quelques revendications, communes à toutes, apparaissent listées dans ces cahiers : « La sécurité sociale pour toutes, plus de PV pour racolage, un endroit pour travailler dans l’hygiène et la sécurité. » Du moins auront-elles contribué à la suppression ultérieure des PV pour racolage passif — la seule mesure spécifique qu’elles auront obtenue. L’accès à la protection sociale est plus légitime encore, ce devrait même être une priorité de santé publique, mais en 1990, la sécurité sociale est encore liée pour une grande part à l’emploi, et la reconnaissance de la prostitution comme travail est précisément ce qui leur est refusé. Du moins « le droit à la santé de tous et de toutes » a-t-il été affirmé sur la page de garde des cahiers. Le mot « droit » est comme un sésame, il ouvre à d’autres revendications : « On a des droits » écrit Lydia, « les mêmes droits que les autres femmes » répondent en écho Ingrid, Claudia ou Sylvie. Or « nous sommes traquées comme des bêtes » dénonce Lydie et les Ghanéennes de conclure leur lettre collective : « We women, cannot live as criminal. » La recherche-action de 1990 se concluait par un appel à un renouveau de la politique publique. L’appel est plus jamais d’actualité.