défendre la gratuité scolaire aujourd’hui (comme hier)

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Dans le champ éducatif, le soupçon sur la gratuité peut venir des rangs mêmes de la gauche : en s’offrant à tous sans mordre sur le jeu des inégalités, l’école dispenserait les plus riches de payer pour les positions dominantes qu’elle leur permet d’obtenir et de légitimer. Cette inquiétude, toutefois ne doit pas occulter un principe fondamental : l’école vise, non à distribuer des places, mais à permettre à chacun de devenir libre grâce à l’instruction. Elle est gratuite, parce que son rôle est incommensurable.

En France l’école primaire est gratuite et obligatoire depuis 1881. La gratuité tiendrait à l’obligation même. Les lois Ferry auraient accompli cette gratuité en amont de cette obligation nécessaire pour éduquer un peuple de républicains, le soustraire à l’Église, le soustraire aux philanthropes privés. La gratuité serait ainsi le prix à consentir pour fabriquer ce qu’Althusser appelait un « appareil idéologique d’État ». Il fallait en passer par ce déplacement du coût sur les collectivités locales et sur l’État pour obtenir des parents qu’ils acceptent de laisser leurs enfants être instruits et éduqués par l’État. Auparavant la loi Falloux avait permis aux municipalités d’organiser la gratuité si elles le souhaitaient dans des écoles privées, dites libres. Si corrélativement « la gratuité absolue efface les distinctions forcées qui s’établissent entre les élèves payants et les élèves gratuits », la gratuité associée à l’obligation permet de créer un espace sans distinctions sociales dans le rapport aux savoirs et aux prescriptions sociales, ce qu’on appelle l’Éducation nationale.

Les débats sur la gratuité portent alors sur la question des pères de famille, de leur liberté et de la place qu’ils allaient désormais occuper dans l’imaginaire des enfants. À la Chambre des députés, au Sénat, ceux qui s’inquiètent affirment que « si on introduit la gratuité, on arrive fatalement au relâchement des liens de famille, que le père, n’étant plus obligé de payer pour l’enfant, n’aura plus autant de sollicitude pour s’assurer qu’il suit les cours de l’école ; que l’enfant, de son côté, n’ayant pas à reconnaître envers le père le sacrifice qu’il a fait, n’aura plus aucune espèce de reconnaissance pour lui. » On affirme encore « qu’on n’estime que ce que l’on paie ».

Cependant, dans le rapport qui précède la loi, le législateur prend le soin d’évoquer un « rapport intime entre progrès matériels et intellectuels » et évoque non seulement « le besoin » mais aussi le « désir » « d’améliorations dans le développement de l’intelligence ». Le législateur déclare enfin : « Quelle erreur de croire que les plus humbles eux-mêmes ne considèrent pas l’ignorance comme un joug fatal et l’instruction comme un bien précieux ; donnez-leur ce bien gratuitement, ils ne le refuseront pas. » La gratuité, insensiblement, dans ces ultimes affirmations, n’est plus un enjeu d’égalisation des positions, n’est plus une manière de prendre la place symbolique du père de famille, mais la source d’une émancipation et un « bien précieux ». Retenons que ce qui est précieux, souvent, détient cette caractéristique indépendamment de sa valeur marchande. « Précieux » est ainsi ce qui permet de nommer le grand prix des bijoux, des objets rares et raffinés, mais aussi de nommer une valeur symbolique attachée à un objet parfois de peu, mais devenu quasi-sacré, une vielle tasse cassée, un vieux fichu, gardés en souvenir d’un être aimé, une relique. Est encore « précieux » ce qui ne pourrait s’acheter, le temps, la santé, l’amitié, la liberté…

L’instruction comme bien précieux ne semble plus alors pouvoir être seulement rapportée aux dépenses nécessaires pour que l’acte même d’enseigner des enfants puisse s’accomplir : construire des écoles, payer des instituteurs, prélever des impôts, obliger les collectivités locales à répondre de leurs obligations scolaires. Certes la loi organise tout cela et généralise ce qui s’était déjà accompli depuis la loi Guizot de 1833 et l’obligation faite à chaque commune d’entretenir une école primaire, d’y recevoir gratuitement les nécessiteux. Des autorisations de prélèvement d’impôt avaient été accordées aux communes pour atteindre une gratuité totale, dès 1867, et en 1881, 7 000 communes avaient déjà mis en place une telle gratuité. Désormais ces impôts locaux seraient obligatoires et compensés par une dotation de l’État s’ils ne suffisaient pas à rassembler les fonds nécessaires pour la gratuité. Mais si la loi ressemble pragmatiquement à un compte d’apothicaire, la gratuité vise bien à la fabrique d’un « bien précieux ». Quand on sait ce que sont alors payés les instituteurs, quel mobilier orne les classes, et quels bâtiments sont encore alloués à l’enseignement, cette préciosité ne peut se rapporter à celle des bijoux. C’est dans la simplicité et la modestie que ce bien précieux prend corps. La gratuité scolaire républicaine permet de le mettre en partage et lui donne une valeur qui excède son coût. Pour obtenir cette valeur il faut cependant assumer ce coût. Une part de l’enjeu de la gratuité est vraiment marchande, une autre — dite à demi-mots mais désirée par les « plus humbles » — d’un ordre différent.

En 1880, l’appel à la liberté des familles pour ceux qui ne défendent pas la gratuité scolaire s’accompagne d’une affirmation : « Pour la famille, élever et instruire les enfants, c’est une dette, une dette sacrée. Celui qui peut acquitter cette dette doit le faire ; quant à celui, au contraire, qui, suivant l’expression très heureuse de M. le ministre de l’instruction publique, ne pourrait, sans efforts, acquitter cette dette, on doit venir à son secours et lui accorder la gratuité. » Cette notion de dette sacrée pour évoquer le devoir d’instruire et d’éduquer les enfants n’est pas nouvelle. Dans la tradition talmudique « le monde ne tient que par le souffle des enfants qui apprennent ». Cette dette sacrée n’est pas évoquée dans la loi, elle n’est pas même présentée désormais comme la dette de l’État. À ce titre la loi de 1881 peut apparaître en retrait par rapport aux débats de la période révolutionnaire qui avaient conduit en 1793 à la première gratuité totale de l’enseignement primaire. Talleyrand, dès septembre 1791, parle d’« une dette rigoureuse de la société envers tous » ; Lacroix, le 13 août 1793, affirme que « l’éducation nationale est une dette nationale » ; Danton déclare dans le même débat « qu’il n’y a pas de plus grande gloire que de préparer aux générations futures une éducation digne de la liberté » et réclame « qu’il soit formé aux dépens de la nation des établissements où chaque citoyen aura la faculté d’envoyer ses enfants pour recevoir l’instruction publique ». Il ne s’agit donc pas de penser une dette de l’État mais une dette de la société. La société sous le nom de Nation, de peuple, est l’universalité des citoyens français qui se donnent les moyens de devenir ou de rester libres grâce à un plan d’éducation nationale qui pensera à la fois les enjeux de l’instruction et les outils de son financement. La gratuité n’est pas alors constamment associée à l’obligation, même si à terme c’est bien ce que souhaitent les républicains. Une éducation nationale pour sauvegarder la liberté commune comme liberté des anciens et non comme liberté des modernes, privée et individuelle.

Pour obtenir les moyens de pourvoir à cette dette, les outils sont ceux du prélèvement d’impôts proportionnels aux revenus. Il s’agit de fabriquer effectivement un trésor commun pour réaliser ce qui relève du bien commun. « L’enfant du pauvre sera élevé aux dépens du riche, tous contribuant pourtant dans une juste proportion, de manière à ne pas laisser à l’indigent même l’humiliation de recevoir un bienfait. […] Comme vous voyez c’est un dépôt commun qui se forme de la réunion de plusieurs mises inégales : le pauvre met très peu, le riche met beaucoup, mais lorsque le dépôt est formé, il se partage ensuite également entre tous ; chacun en retire même avantage, l’éducation de ses enfants » déclare Robespierre le 13 juillet 1793. Pour que ce bien commun soit vécu comme tel, Robespierre est favorable à ce que personne ne soit complètement exempté de ces taxes. Selon lui, la non imposition fabrique des statuts d’ilotes au sein de la société. Il faut contribuer à proportion de ses revenus et ainsi ne jamais être en marge de cette conception du bien commun. Par contre, la distribution de l’éducation doit être égale au moins pour l’instruction primaire.

Cette gratuité du primaire nouée à cette conception du bien commun avait déjà été défendue par Talleyrand le 10 septembre 1791. « L’instruction primaire est absolument et rigoureusement commune à tous, puisqu’elle doit comprendre ce qui est indispensable, quelque état que l’on embrasse. D’ailleurs son but principal est d’apprendre aux enfants à devenir un jour des citoyens. […] Cette première instruction nous a donc paru une dette rigoureuse de la société envers tous. Il faut qu’elle l’acquitte sans aucune restriction. » Talleyrand affirmait ensuite que s’il revenait à la société de payer enseignants et locaux pour de bons établissements secondaires (obligation de moyens), il revenait à chacun de payer pour ces enseignements à moins de devenir boursier si on avait des talents. Le Pelletier de Saint-Fargeau dans son célèbre rapport proposera des concours pour ces bourses qui consacrent l’élitisme républicain dans une double logique d’intérêt social et de gloire nationale. Mais Condorcet plaide les 20 et 21 avril 1792 pour la gratuité à tous les échelons de l’éducation. Ses objectifs sont aussi de ne pas laisser dépérir des talents pour des raisons de nécessité pécuniaire : « La gratuité aux quatre degrés de l’instruction […] est un moyen d’assurer à la patrie plus de citoyens en état de servir, aux sciences plus d’hommes capables de contribuer à leur progrès. » Mais il pense également en termes de mixité sociale, il s’agit de « diminuer cette inégalité qui naît de la différence de fortunes, de mêler entre elles des classes que cette différence tend à séparer. L’ordre de la nature n’établit dans la société d’autre inégalité que celle de l’instruction et de la richesse ; en étendant l’instruction, vous affaiblirez à la fois les effets de ces deux causes de distinctions. » Enfin, il pressent que la non gratuité à tous les échelons produira une concurrence néfaste entre établissements. « L’émulation que ferait naître, entre les professeurs, le désir de multiplier les élèves, dont le nombre augmenterait leurs revenus ne tient pas à des sentiments assez élevés pour que l’on puisse se permettre de la regretter. Ne serait-il pas à craindre qu’il ne résultât plutôt de cette émulation des rivalités entre les établissements d’instruction, que les maîtres ne cherchassent à briller plutôt qu’à instruire : que leurs méthodes, leurs opinions mêmes ne fussent calculées d’après le désir d’attirer à eux un plus grand nombre d’élèves ; qu’ils ne cédassent à la crainte de les éloigner en combattant certains préjugés, en s’élevant contre certains intérêts ? » Pour toutes ces raisons Condorcet réaffirme que l’instruction et l’éducation ne sont pas des marchandises comme les autres, que sans doute même ce ne sont pas des marchandises et que la gratuité permet d’en tenir compte. Il affirme enfin que par conséquent « il faut donner des appointements fixes aux professeurs » et ne pas les faire dépendre du nombre d’élèves éduqués.

Pourtant, si la notion de dette sacrée est inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, ce n’est pas pour évoquer l’éducation nationale. À l’article 21 « les secours publics sont une dette sacrée », mais à l’article 22 l’instruction est présentée comme « un besoin de tous » et « la société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens ». Un article de compromis, qui tient compte de ceux qui défendent cette dette sacrée de la nation et de ceux qui défendent également la liberté des pères de famille – parfois avec une relative mauvaise conscience, ainsi le conventionnel Charlier le 13 août 1793 : « Je demande que l’éducation nationale soit facultative ; mais que ceux qui donneront à leurs enfants des professeurs particuliers payent une contribution plus forte pour le frais des établissements publics. » Danton avait affirmé pourtant le caractère incommensurable de l’éducation nationale, l’éducation qui donne la liberté et fait les républicains et la République : un espace politique où chaque citoyen est souverain. « Républicains célèbres, mettez ici tout le feu de votre imagination, mettez-y toute l’énergie de votre caractère : c’est le peuple qu’il faut doter de l’éducation nationale. Quand vous semez dans le vaste champ de la République, vous ne devez pas compter le prix de cette semence. » La liberté et l’éducation ne devaient pas avoir de prix. Il avait déjà affirmé qu’« il n’y a point de dépense réelle là où est le bon emploi pour l’intérêt public. » Il ne faudrait donc pas penser les dépenses pour l’éducation nationale comme les autres dépenses, mais penser peut-être à la manière de Socrate que la liberté nouée à l’exercice des facultés libres de la raison font que les hommes sont hommes et qu’apprendre à faire usage de sa raison n’a pas de prix, ne peut être payé. Les Thermidoriens qui annulent la Déclaration et la Constitution de 1793 refusent cette gratuité de l’éducation nationale et semblent retrouver le point de vue des sophistes. Puisque l’instruction permet d’obtenir des places lucratives et agréables dans la société, il est logique qu’on paye pour l’obtenir dans un usage qui redevient privé. L’idée d’une dette sociale n’a alors aucun sens, la lutte de tous contre tous redevient la norme et la concurrence entre professeurs et établissements de la saine émulation. Qu’est-ce alors que défendre la gratuité scolaire ? Défendre plusieurs affirmations politiques. Le savoir n’est pas une marchandise mais un bien précieux qu’on échange comme une chose sacrée qui n’a pas de prix. L’éducation nationale gratuite et obligatoire vise une liberté commune, un bien commun : celle de la liberté réciproque des révolutionnaires, celle qui fonde l’égalité et permet l’émancipation collective. Cette liberté réciproque n’a rien à voir avec « l’égalité des chances ». Celle-ci n’a pas besoin d’une société qui fait de l’éducation nationale une dette sacrée. Elle peut très bien se satisfaire d’une instruction indifféremment publique et privée soutenues par des bourses du charity business pour les pauvres, car sa visée est celle des Thermidoriens et des sophistes, non celle des Républicains et de Socrate.