Vacarme 50 / cahier

la carte, un objet graphique entretien avec Philippe Rekacewicz

Dessiner un espace, tracer une frontière. Décider d’une manière d’expliquer, de faire voir, d’émouvoir. De la politique aux cartes qui en rendent compte circulent des gestes étrangement communs faisant de cet objet graphique bien autre chose qu’un décalque, et posant à qui établit une carte la question de l’engagement, sans pour autant interrompre ses voisinages avec la science et l’art. Cartographe du Monde diplomatique, Philippe Rekacewicz évoque sa manière de saisir, par esquisses, les découpes et les bougés du monde.

Considérer qu’une carte est une représentation de la réalité est une pure chimère. On ne représente jamais tout ce qu’il y a sur le territoire si ce n’est dans la carte à l’échelle 1:1 dont parle Jorge Luis Borges dans L’Aleph et autres textes. Une carte est un produit intellectuel, une représentation de la manière dont le cartographe voit le monde et même parfois de la manière dont le cartographe aimerait que le monde soit. Sur une toute petite carte, je ne peux pas mettre toute la réalité : je choisis donc moi-même et la manière de représenter, et la réalité que je veux représenter. On ne propose jamais une solution mais une grille de lecture subjective. Au même titre que dans un texte, ma vision du monde s’y exprime. Il faut bien sûr faire attention à ne pas prendre pour argent comptant les données qu’on a, et c’est pour cela qu’il faut s’attacher à insérer le doute dans la carte. En le revendiquant, on laisse la porte ouverte au débat.

On dit souvent que la cartographie est un exercice graphique de traitement des données. J’aime penser plutôt la carte comme un objet de transition entre la réalité et le cerveau du cartographe. Celui-ci utilise des tableaux statistiques, mais ceux-ci passent à travers un filtre, la sensibilité du cartographe, et c’est là que la manipulation éventuelle opère pour produire une image finale complètement digérée. Il faut repartir de ce que Kandinsky a conceptualisé en 1923 dans Point et ligne sur plan. La carte est un objet graphique et, tel l’art abstrait, un ensemble de surface avec des points et des lignes qui se rejoignent. C’est difficile à construire — on a tellement de données, on y projette tellement de choses de nous-mêmes — que cela en devient un objet intime. Dissocier tous les éléments qui s’offrent à nous pour construire une carte complexe correspond à 50 % du travail. Il faut après organiser les éléments les uns par rapport aux autres, et pour ensuite habiller les supports superposés, il y a tout ce qui concerne le référencement, la toponymie, l’échelle, la légende, bref tout ce qui permet d’expliquer et de comprendre ce à quoi les symboles correspondent. Je n’arrive pas à penser la carte comme un objet orphelin car elle doit toujours avoir un titre — non générique mais plutôt journalistique — une échelle, une légende et un commentaire. Ainsi une représentation graphique, ce n’est ni une carte, ni un organigramme, mais une invention de l’esprit pour faire comprendre aux gens un phénomène spatial ou une thèse. Par exemple, si je dis que l’arsenal nucléaire dans les années 1980 représentait 45 000 fois la puissance nucléaire de la bombe d’Hiroshima, cela paraîtra assez abstrait. En revanche, par la variation de la taille d’un point sur une surface — un minuscule point rouge sur Hiroshima par rapport aux autres — cela aura beaucoup plus de force. L’idée à travers l’image sera beaucoup plus immédiate que le texte.

« L’Autriche dialogue avec l’Afrique » par Philippe Rekacewicz

faire des esquisses

C’est un peu par hasard au départ que j’en suis venu aux esquisses. J’y ai été poussé alors que le logiciel sur lequel je travaillais disparaissait ; il fallait dès lors que je réapprenne tout. Or, par paresse, je ne me suis jamais vraiment intéressé à l’informatique. J’ai toujours utilisé le logiciel de dessin à 5 % de ses capacités ce qui a pu donner à mes cartes un côté « classique », voire « janséniste » ! Cela tient aussi à ma volonté de faire des représentations minimalistes, sans fanfreluches. Le travail d’Otto Neurath est pour moi une référence ; il a été à l’origine de l’un des premiers atlas géopolitiques : il avait décidé qu’il ferait son atlas uniquement avec trois couleurs, trois formes et trois directions. Il disait que cela le forcerait à puiser dans son imagination pour suppléer à toute la symbolique, à toutes les couleurs qu’il ne voulait pas utiliser. Aussi, je commence toujours par dessiner mes idées de manière plus ou moins léchée. Ce qui est douloureux, c’est de passer de l’image mentale à sa transcription graphique, car c’est toujours une déception. Après l’esquisse zéro, on affine, on replace les éléments.

Je n’ai jamais considéré la cartographie comme un défi technologique. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est son lien intime avec le discours politique, avec la transmission du savoir, son lien intime avec l’art. La cartographie est un outil récipiendaire d’une pensée sous une forme dessinée. J’assume le fait de faire de la carte un objet engagé et l’esquisse me permet de le signifier explicitement. J’ai toujours été convaincu qu’il y avait un lien entre l’art et la géographie. Or les géographes ont longtemps refusé l’idée de considérer la cartographie comme un exercice artistique car pour eux cela doit montrer qu’on a beaucoup travaillé. Ils considèrent la carte comme un objet de référencement. L’esquisse est au contraire une manière d’assumer la subjectivité. Ceux qui nous critiquent sont pourtant parfaitement capables d’accepter l’idée que le texte et l’image sont le produit de la subjectivité ! C’est pourquoi j’insiste sur le fait de signer les cartes.

L’esquisse est également une manière de distancier la volonté paranoïaque de certains cartographes de faire de la précision à tout prix. Très souvent, dans les phénomènes que nous cartographions, il y a de l’imprécision. Or celle-ci est très difficile à représenter sur des logiciels informatiques. L’esquisse permet si l’on peut dire de reproduire fidèlement l’imprécision, et la rend acceptable. Imaginons que je veuille montrer que les investissements allemands se concentrent dans la région de Moscou et que l’Allemagne a le regard tourné vers l’Est. Sur l’esquisse, je peux représenter cette idée ; or c’est quasi impossible de faire ce dégradé sur mon logiciel : ils sont trop nets, le gradient est parfait. Or ce qu’on veut montrer, c’est que c’est discontinu dans l’espace !

Par ailleurs, j’avais envie enfin de réhabiliter la dimension émotionnelle. Comme dans un musée, la carte peut produire une émotion. Du coup, quand elle est froidement conçue, ce n’est pas possible. Lors d’une exposition à Vienne qui présentait des cartes de parcours de migrants venus d’Afrique, on a invité tous ceux avec qui on avait fait des entretiens pour les élaborer. Et l’un deux face à une carte s’exclama : « Tiens, quand le cartographe a fait cette carte, il devait être très en colère ! ». Or c’est exactement ça que je voulais faire. L’esquisse permet d’atteindre un public nouveau, un public qui n’est pas familier avec les cartes.

Esquisse zéro, « Le monde vu de Tokyo » par Philippe Rekacewicz

dessiner les frontières, nommer un pays 

La frontière politique et l’État-nation sont le fondement de ce qui est universellement compris comme découpage du monde. Ce n’est pas le seul mais c’est un dénominateur commun, un signe de reconnaissance. Selon moi, ce n’est pas gênant de laisser une frontière politique et de représenter un phénomène transfrontalier tout simplement pour montrer qu’il est international.

Il n’y a pas un objet géographique plus paradoxal : la frontière peut servir à diviser des peuples identiques, en même temps c’est un objet qui peut protéger un peuple d’une menace extérieure. C’est probablement l’une des choses qui posent le plus de problème et c’est pour cela que c’est passionnant de manipuler cet objet comme il se doit.J’ai toujours été tenté de représenter la France comme une île, sans l’entourer de l’Espagne par exemple. Mais ce que je veux montrer, c’est qu’on n’est pas avec une assiette et rien autour ! L’Espagne a fait moult cartes sans représenter la France parce qu’elle avait avec la France un conflit sur la pêche. Ils ont même fait des cartes où ils ont remplacé la France par des zones de pêche ! Autre exemple : la fondation Robert Schuman a très longtemps fait une carte de l’Union européenne où la Suisse, la Norvège, Kaliningrad étaient comme effacés parce que ces territoires ne sont pas membres de l’Union européenne ! On est vraiment là dans une question de perception cartographique. Symboliquement, j’ai envie que le lecteur pense que les phénomènes cartographiés agissent de proche en proche, peuvent se poursuivre à une intensité plus ou moins forte de part et d’autre de la frontière. Cela rappelle qu’un espace, quelle que soit son échelle, s’articule à un environnement régional. C’est pourquoi je n’ai jamais représenté un espace en dehors de son environnement régional. Quand bien même il serait laissé en gris, au moins rappelle-t-on sa présence.Par ailleurs, dessiner une frontière vient révéler notre impossible neutralité. Par exemple, si je fais une frontière entre le Maroc et le Sahara occidental sur une carte, on a de grandes chances d’être censuré au Maroc. Et alors le journal ne serait pas vendu. Or cela compte pour une petite structure comme Le Monde Diplomatique au Maroc. Mais on est un journal libre et indépendant et on choisit de représenter les pays en fonction de ce qui est la loi internationale ; or l’ONU reconnaît le Sahara occidental comme un des seize territoires colonisés restants dans le monde. Donc au nom de quoi déciderait-on de s’essuyer les pieds sur la mémoire des Sahraouis ? La frontière oblige à se positionner. C’est une chose essentielle à mon sens. Il faut totalement tuer cette idée selon laquelle on peut être objectif en faisant de la cartographie. Selon que vous écrivez « Judée-Samarie » ou « territoires occupés palestiniens », « quartiers juifs de Jérusalem » ou « colonies israéliennes illégales au nom des lois internationales », vous prenez nécessairement parti !

« Le pays qui n’existait pas » par Philippe Rekacewicz

Le pays qui n’existait pas

un désir de nation

Y a-t-il une ligne dans le sable qui sépare le Sahara occidental du Maroc ?

Mais oui !

« Il y a bien une ligne que les Sahraouis ne peuvent pas traverser à moins qu’ils n’acceptent de devenir Marocains… »

Kamel Fadel, représentant du Front Polisario [1] en Australie

Mais non !

« La meilleure cartographie du monde ne peut pas nier d’un trait la lutte légitime du peuple marocain pour le parachèvement de son unité territoriale… »

Un professeur de l’université de Casablanca

Mais si !

« J’ai réglé la question du Sahara qui nous empoisonnait depuis vingt-cinq ans… »

Mohamed VI, roi du Maroc, dans un exercice d’autosuggestion assez réussi lors d’un entretien avec les journalistes du Figaro, septembre 2001

Post-scriptum

Philippe Rekacewicz tient son blog Visions cartographiques.

Notes

[1« Le Front Polisario est un mouvement politique et armé du Sahara occidental formé en 1973, et principalement constitué d’indépendantistes sahraouis. » (D’après Wikipédia)