Passeur du temps présent entretien avec Étienne Balibar
Juste avant que cet entretien ait lieu, les protagonistes de l’Appel pour la suppression du ministère de l’Identité nationale avaient organisé une conférence de presse. Étienne Balibar était l’un d’eux. Dans cette réunion de politiques, d’associatifs et de journalistes, chacun de peiner à proposer des actions concrètes. Étienne Balibar soutient soudain qu’il faut s’appuyer sur la Constitution et les Déclarations des droits de l’homme pour fabriquer une insurrection de la loi contre ce ministère : montrer qu’il est inconstitutionnel. Certes, les juristes présents savent que, dans le contexte de notre droit effectif, l’exercice est quasiment impraticable. Mais c’est une idée qui nous saisit. L’actuel président de la Ligue des droits de l’homme reconnaît qu’ainsi pourrait se déployer une souveraineté en acte dans cette demande de justice légitime et que ce serait une manière de produire l’espace public du débat. Étienne Balibar, c’est cet intellectuel qui ouvre des espaces inédits de contestation de l’ordre établi. Un passeur d’engagements au sens le plus plein : rappelant sans relâche — mais à hauteur d’homme et de citoyen, sans leçon et sans surplomb, ouvrant grand la porte à la critique — ce qui exige notre engagement, comment s’y engager, et au nom de quoi. Des Palestiniens aux révoltés iraniens, des Algériens aux sans-papiers, un fidèle et infatigable gardien du possible.
Mais ce fut tout autant un passeur de concepts en philosophie politique. Propulsé sur le devant de la scène par la publication en 1965 des deux volumes de Lire le Capital qu’il cosigne avec Louis Althusser, Pierre Macherey, Jacques Rancière et Roger Establet, il n’a cessé pendant plus de quarante ans, dans ses livres, ses interventions académiques, mais aussi et peut-être d’abord son enseignement universitaire (à Paris-I, Paris-X et à l’Université Irvine en Californie), de promouvoir des philosophies intempestives, complexes, dangereuses, mais toujours alternatives aux pensées dominantes du jour : le marxisme, le spinozisme, la philosophie des droits de l’homme, ou encore la désobéissance civile de Thoreau. Faire passer de telles relances philosophiques, c’est dire aussi bien ne pas les laisser passer : résister à leur oubli, et tout autant à leur sacralisation, ne jamais cesser de les lire de manière critique, en relevant tout autant leurs problèmes, l’incertitude de leur lettre, leurs apories (la « dernière instance » chez Marx, la « crainte des masses » chez Spinoza, la violence potentielle des droits de l’homme).
De l’humanisme pratique de ses premiers engagements à « l’anti-humanisme théorique » de ses premiers travaux, et inversement, un troisième sens de passeur se dessine alors : celui de passeur de frontières, entre monde théorique et arène publique, politique nationale et politique de citoyen du monde, univers qui ordinairement ne se parlent pas ou mal. Faire tomber tous les murs comme pour rappeler sans cesse l’universalité de l’espèce derrière l’hétérogénéité radicale de ses problèmes et de ses conflits.
C’est à l’occasion de la parution d’un recueil intitulé La proposition de l’égaliberté (PUF, « Actuel Marx Confrontation », 2010) que nous avons décidé de cet entretien. De 1989 et sa lecture novatrice de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à aujourd’hui, une manière de prendre la mesure du passage du temps et du travail de l’incertitude.
Pouvez-vous nous rappeler succinctement votre parcours intellectuel et politique ? Comment devient-on un penseur marxiste puis post-marxiste ?
Vous commencez déjà par m’embarrasser terriblement ! J’ai découvert rétrospectivement que pendant plus de vingt ans, à l’Université Paris I, j’avais constitué avec Pierre Macherey une figure étrange et en quelque sorte double de « passeur du marxisme » dans un lieu où le marxisme n’était pas la philosophie dominante. Mais c’était un peu fantasmatique : heureusement d’ailleurs, nous ne nous sommes jamais pensés ainsi, comme un bastion séparé ou comme des missionnaires en milieu hostile, mais d’abord et très simplement comme des professeurs comme les autres. Nous n’étions pas « génétiquement » communistes.
Vous ne venez pas d’une famille communiste ?
Mes parents étaient des professeurs, certes de gauche, de la génération qui avait traversé la guerre, mais ni communistes, ni membres d’aucun parti. Je ne leur ai d’ailleurs connu que quelques engagements ponctuels : par exemple quand mon père a fondé dans le lycée où il était enseignant un Comité Maurice Audin pour faire la lumière sur la torture en Algérie. Disons que c’était une famille à forte conviction républicaine et socialiste, mais pas marxiste. Ma rencontre avec le marxisme a eu lieu en classes préparatoires. Mais là j’aimerais presque dire : comme tout le monde. C’était en 1958-59, Sartre venait de faire paraître Question de méthode où figurait la fameuse phrase « Le marxisme est l’horizon indépassable de notre temps », et cela constituait un peu notre credo commun. Pour ma génération l’élément décisif et déclencheur fut la guerre d’Algérie. Bien sûr, les positions du Parti communiste sur cette guerre faisaient problème, mais il ne faut pas non plus exagérer, surtout à la fin de la guerre : par exemple, je ne peux pas considérer comme anodin que 7 des 8 morts de Charonne aient été des communistes. Autre élément déterminant pour nous, le fait que les résistants qui avaient fait la Seconde Guerre mondiale étaient vivants tout autour de nous. Il faut sans doute de tout cela : un fonds intellectuel, des modèles (ou des contre-modèles) et une conjoncture forte pour comprendre l’engagement politique d’une génération comme d’un individu.
Engagement qui commence donc quand ?
En 1961, j’adhère à l’UEC (Union des Étudiants Communistes) : quelles que soient les critiques ponctuelles qu’on pouvait déjà émettre contre la ligne générale du Parti, cela me semblait l’engagement le plus efficace. Puis il y a le séminaire « Lire le Capital » de Louis Althusser à l’École normale supérieure. Attention ! Althusser n’était pas un professeur de marxisme. C’est nous qui sommes allés le chercher. Je me souviens d’une visite que nous lui avions rendue pour lui dire : « C’est curieux, vous nous faites des cours sur Hegel, Rousseau, ou Montesquieu, mais par sur le marxisme, alors même que vous écrivez dessus et que c’est ce qui nous intéresse. » Et c’est comme cela que le séminaire a commencé au début sous une forme presque confidentielle : on devait être une quinzaine d’étudiants, pas plus.
Donc quand on dit les « althussériens », c’est très peu de monde ?
Oui, très peu : à part nous cinq — Macherey, Establet, Rancière, Duroux et moi —, qui d’autre ? En un peu plus vieux, Osier, Terray, Regnault… Et quelques « jeunes » : Tosel, Tort, Miller, Milner, Lecourt et Linhart — en un sens l’althussérien le plus représentatif, le plus tragiquement déchiré… Quelques historiens aussi, mais plus tard, autour de Michel Pécheux. Poulantzas, avec sa variante à lui de marxisme structuraliste, plus proche de la tradition gramscienne. Et il y avait encore Badiou, déjà avec sa maîtrise conceptuelle stupéfiante, mais qui était très lié à Sartre et qui était trop « vieux » pour faire partie du petit groupe initial. C’est après la publication de Lire le Capital qu’il a opéré une sorte de ralliement à Althusser par un article dithyrambique dans Critique, qui nous a tous abasourdis : on n’en attendait pas tant ! Vous l’aurez remarqué : dans ce petit groupe, il n’y avait pas de femmes !
Et ce « petit groupe » a duré longtemps ?
Il explose tout de suite. Du départ, Althusser jouait un peu « double jeu », si je puis dire, entre ceux qui comme moi, épris de fidélité et sans doute d’une part d’aveuglement, pensaient qu’on devait continuer à avancer à l’intérieur du PC, et ceux qui voulaient tout recommencer sur des bases entièrement nouvelles. Disons : entre les communistes critiques d’un côté et les maoïstes de l’UJCML de l’autre — dont beaucoup avaient été les élèves d’Althusser et voulaient l’attirer à eux, même si celui-ci n’aurait quitté le Parti pour rien au monde… Alors vous imaginez combien les scissions sont arrivées tôt. On nous sommait de choisir de tous les côtés avec les techniques de l’époque — celles du secret, des tromperies, des tentatives de manipulation, etc. Par ailleurs nos parcours ont très vite dévié. Je suis parti quant à moi enseigner en Algérie pendant deux ans au titre de la coopération, ce qui fut une autre expérience, « capitale » si je puis dire. Boumediene venait de prendre le pouvoir et de mettre les communistes en prison, mais il y avait encore à Alger toute la révolution mondiale : des Vietnamiens et des Mozambicains jusqu’aux Blacks Panthers…
Bref, entre 1966 et 1968, le groupe se décompose peu à peu. D’abord par le fait que son fondement idéologique — remettre sur la table tout le matérialisme dialectique — était plus programmatique qu’autre chose. Ensuite, parce que ce fondement lui-même était en réalité divisé, entre d’un côté le marxisme althussérien et de l’autre le lacanisme. Du même coup, comme dans tous les petits cénacles de ce type, s’est posée la question de savoir qui était plus proche de qui. Et après 1968, c’est parti encore plus dans tous les sens : Linhart s’établit comme OS aux usines Citroën ; Rancière, après être allé du côté des maoïstes, rompt avec tout le monde à partir de 1974 et de son livre La leçon d’Althusser pour suivre sa voie propre ; et même des althussériens, dont je tairai les noms, finissent par se positionner presque à l’extrême droite. Enfin, vous voyez le tableau !
Et vous-même dans ce tableau, vous vous situez où ?
Oh moi, je reste dans la « vieille machine stalinienne » jusqu’en 1981. Mais je n’y suis qu’un militant de base — c’était l’étrange jansénisme ou le point d’honneur qu’Althusser nous avait légués : nous autres intellectuels ne devions être que des militants de base. J’ai donc eu en tout et pour tout une seule responsabilité pendant quelques années — celle de l’école de formation de la section du ve arrondissement de Paris. Mais idéologiquement, même de manière critique, j’y suis, j’en défends les principes, publiant même en 1976 Sur la dictature du prolétariat (mon ouvrage qui a connu la plus grande diffusion mondiale !). Et j’assume aussi toute la période du Programme commun. Il y avait peut-être là-dedans une part d’aveuglement ; mais c’est un peu vite parler que de n’y voir qu’une récupération bureaucratique des énergies déployées dans les années précédentes. Il faut au moins se demander pourquoi un si grand nombre de ceux dont la conscience politique s’est formée dans les années 1960, avec la guerre d’Algérie et Mai 68, ont jeté ensuite toute leur énergie dans ce Programme commun. Peut-être pour rien, peut-être pour ne connaître ensuite qu’une immense frustration. Mais enfin il n’est pas non plus prouvé que cette idée d’une « union de la gauche » était du départ absurde ou sans avenir — en tout cas sans autre avenir possible que celui qu’elle a connu.
Mais en 1981, dès que se met en place ce Programme commun, vous quittez le PC ?
D’abord ce n’est plus le Programme commun… Ensuite je ne quitte pas le PC, j’en suis exclu, parce que je publie en avril 1981 un article dans Le Nouvel Observateur, intitulé « De Charonne à Vitry », qui essaie d’expliquer de manière assez véhémente que si les organisations municipales et syndicales affiliées au Parti pouvaient en venir à organiser des manifestations contre les immigrés, ce n’était pas en raison d’une impulsion aberrante mais pour des raisons beaucoup plus profondes. Vous imaginez la réaction du Parti qui, à un mois de la présidentielle et dans sa paranoïa, croyait que tout cela était téléguidé par le PS. Bon, s’il n’y avait pas eu cela, il y aurait eu autre chose, et j’aurais été exclu, sans doute de manière moins voyante : depuis trois ans déjà, je participais à un mouvement de critique interne intitulé « Pour l’union dans les luttes » dont la quasi-totalité des membres ont quitté le Parti ou ont été exclus.
C’est alors que commence votre période « post-marxiste » ?
J’emploie en effet ce terme dans le prière d’insérer de mon recueil d’articles, La Proposition de l’égaliberté, mais c’est une formule un peu « commerciale » ou au moins rhétorique. D’abord parce que je n’ai en un sens abandonné aucune des questions que nous nous étions posées à notre époque « marxiste ». Je suis même récemment revenu sur la problématique althussérienne : comment, sans le renier, débarrasser le marxisme d’une vision nécessitariste de l’histoire, qui rendait la politique impensable, et dont la racine reposait dans l’idée d’une « détermination en dernière instance » des formations historiques par l’état du développement des forces productives ? Chez Althusser, cette tentative a conduit d’une part à forger une autre théorie de l’idéologie, source de nouvelles subjectivations, et dont les racines ne sont pas chez Marx mais dans l’idée, qu’il trouvait chez Freud et chez Spinoza, qu’on ne peut intervenir sur le réel qu’en intervenant d’abord sur l’imaginaire. Et d’autre part, à chercher le cœur du matérialisme historique non plus dans un déterminisme profond mais dans une série de « surdéterminations » finissant par rendre l’histoire à l’aléatoire — façon plus radicale encore de comprendre l’histoire comme « processus sans sujet ». Reste qu’Althusser n’a jamais admis qu’il y ait d’autres structures de domination aussi fondamentales que celles de l’exploitation du travail. Or j’ai fini par considérer qu’il y avait un élément de vérité fondamentale dans les nouvelles problématiques surgies de Mai 68 : la domination masculine, la normalisation psychiatrique, les dominations culturelles postcoloniales, etc. Autrement dit, je n’ai jamais cessé de penser que la lutte des classes ou les formes d’exploitation au travail jouaient un rôle fondamental dans la structuration de la politique, aussi difficilement visibles que soient devenues les classes aux yeux de certains, mais j’ai admis un pluralisme des formes de la domination. Et du même coup, j’ai dû rompre avec la notion de « dernière instance » : d’une part il ne me semble plus qu’il y ait une détermination unique de la conflictualité en général ; d’autre part il ne me semble même pas qu’il y ait une hiérarchie profonde des déterminations des formes du conflit social.
Qu’est-ce qui a produit chez vous une telle inflexion ?
C’est le travail que j’ai commencé à effectuer à partir des années 1980 sur les questions du nationalisme et du racisme en dialoguant avec Immanuel Wallerstein, et notamment sur le fait qu’il y a, dans l’idée de nation, un fondement ou une « base » de la politique exactement au même titre que dans celle de lutte de classes. J’ai tenté de m’approprier la métaphore freudienne des deux scènes : la vie politique aurait toujours au moins deux scènes et chaque scène ne pourrait se déployer historiquement qu’en passant dans l’autre scène qu’elle ne crée pas. Les idées du nationalisme sont sans cesse récupérées ou réinvesties par des intérêts économiques, mais à l’inverse, les intérêts économiques, dominants ou dominés, quand ils se manifestent politiquement, le font toujours en termes religieux ou nationalistes, et plus généralement communautaires. Il n’y a donc pas de dernière instance absolue mais plutôt une loi constante de déviation ou de traduction de toutes les causalités linéaires. Disant cela, je dois bien l’avouer, je me retrouve, méthodologiquement, plus wébérien que marxiste. Pas simplement parce que Weber est un pluraliste, ce qui est facile, mais parce que selon lui, la loi de la politique, c’est toujours le détournement des projets par rapport à leurs fins du fait que leurs conditions de réalisation appartiennent à une autre sphère que celle dans laquelle ils ont été élaborés. Ce n’est peut-être pas l’échec de la politique, mais en tout cas le signe de son tragique.
Se dire wébérien après avoir été marxiste, c’est plus qu’une inflexion, c’est un abandon, non ?
Mais non ! Weber a, certes, beaucoup servi pour soutenir des politiques réactionnaires ; mais il y a eu des wébériens de gauche, à commencer par Lukacs. On peut très bien utiliser Weber, ses pensées de la nation, du pouvoir ou du droit, au service d’une politique de l’insurrection et non d’une politique de conservation de l’État. Votre question m’amuse parce que je viens d’avoir un petit échange épistolaire avec Badiou dans lequel il me dit en substance : « Depuis que tu t’es converti au droit, il n’y a pas à s’étonner que tu sois devenu réformiste. » Mais je ne me suis pas du tout converti au droit et je ne suis pas du tout « devenu réformiste » : ces débats ne m’intéressent pas ! Il faut simplement reconnaître que tout ce qui s’est pensé d’intéressant depuis la mort de Marx, y compris chez Engels, tourne autour des rapports de pouvoir qui se constituent dans les superstructures : comment accorder une pertinence conceptuelle et une efficace politique à ce dont on proclame l’inexistence ?
Mais comment vous en sortez-vous avec cette question des superstructures, et notamment du droit ? Parce que depuis Marx, c’est un peu une impasse : d’un côté, le droit, ce n’est toujours qu’un camouflage au service de la classe dominante ; de l’autre toutes les conquêtes sociales effectives ne s’expriment jamais qu’en termes de nouveaux droits acquis.
C’est en effet compliqué. Quand on réfléchit par exemple aux statuts des immigrés ou des sans-papiers, comment dire que la notion de droit n’a pas de portée politique ? Tout l’enjeu devient plutôt de savoir comment on articule la notion de droit avec la pratique politique. Cela exige d’avoir une autre notion du droit que la notion purement positiviste ou constitutionnaliste. Il est beaucoup plus intéressant de considérer le droit d’un point de vue critique, c’est-à-dire comme le véritable objet, non d’une position ou d’une justification, mais d’une politique, un peu à la manière de Lefort quand il parlait de « politique des droits de l’homme », ou à la manière d’Hannah Arendt — pas celle qui opposait révolution de la liberté et révolution de l’égalité, mais celle qui critique tout naturalisme juridique. Parce qu’alors cela suggère qu’il n’y a pas de différence entre la revendication de droits précis et intangibles et la thèse d’une réinvention permanente de la chose politique. Pour ma part, c’est ce que j’avais relevé quand j’ai travaillé sur ce que j’ai appelé la « proposition de l’égaliberté » émise pendant la Révolution française, en remarquant notamment qu’il n’y a pas de différence entre les droits de l’homme et les droits du citoyen. Dire cela, c’est aussi bien reverser l’institutionnalisme, si l’on peut dire, au profit d’une politique critique, voire révolutionnaire. À partir de ce moment-là, il devient possible de penser une dialectique entre institutions et émancipation.
Qu’entendez-vous par « émancipation » ? C’est aujourd’hui un terme si galvaudé qu’il semble permettre de rassembler absolument tout le monde mais à peu de frais ?
D’abord, me retrouver avec X ou Y ne m’a jamais dérangé. Parce que (et là-dessus je suis d’accord avec Foucault) en politique le point de butée fondamental c’est toujours qu’il y a de l’insupportable. Ce qui est premier, ce sont donc toujours des résistances, et non des principes ou des idées. À partir de là peu importe avec qui on se retrouve sur tel ou tel conflit. Une fois cela posé, l’émancipation, c’est pour moi justement cette « proposition de l’égaliberté » énonçant l’impossibilité de faire advenir une société libre qui ne soit pas en même temps une société d’égaux. Il n’y a de liberté réelle que si cette liberté est réciproque. C’est cela l’émancipation : une proposition historique visant à la fois à promouvoir de nouveaux sujets de la politique et à gérer une conflictualité concrète entre ces sujets, à l’œuvre en l’occurrence dans le processus de la Révolution française.
Votre article sur cette « proposition de l’égaliberté » repose moins sur une nouvelle conception abstraite de la politique et du conflit que sur une lecture précise de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Peut-on parler chez vous d’un retour aux problématiques de la Révolution française et du xviiie siècle après le constat d’un certain échec d’une vision marxiste de l’histoire ?
Il est sûr que, pour moi, le « noyau de vérité » ou le « noyau universalisant » de la Déclaration des droits de l’homme se comprend mieux en termes de rupture, donc d’événement historique irréductible aux conditions de son advenue, que d’avènement d’un droit naturel ayant toujours existé, ou de résultat d’une tradition philosophique qu’on pourrait, à la manière d’Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine, faire courir des stoïciens à Kant. Selon moi, cette Déclaration ne peut se déduire ni de Locke, ni de Rousseau, ni de n’importe quel fondement idéologique : elle procède d’une surdétermination qui excède toute histoire des idées. De ce point de vue, il me semble qu’elle s’explique presque mieux par son avenir que par son passé. Par exemple, dans le fait que l’Adresse inaugurale de la première Association des travailleurs écrite par Marx ne peut se comprendre sans cette Déclaration, dont elle réitère exactement le noyau insurrectionnel : « L’émancipation des travailleurs ne pourra qu’être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Raisonner ainsi, c’est à la fois tout accorder aux historiens et tout leur reprendre : tout leur accorder, puisque cette proposition n’a de sens qu’à être réinsérée dans sa conjoncture ; et tout leur reprendre, puisque c’est finalement la découverte d’une articulation intrinsèque entre égalité et liberté qui est au-delà de toute histoire (je comprends que ce soit gênant pour les historiens) et s’avère politiquement fondamentale. En l’occurrence l’idée que les porteurs des droits ne peuvent être que des individus bien que les conquêtes des droits ne puissent être issues que de mouvements collectifs. À la fin c’est sans doute encore un mouvement proprement philosophique qui me motive : celui qui consiste à récuser une vision de l’institution qui la considérerait uniquement comme ce qui transforme l’insurrection en ordre établi, pour voir bien plutôt (ou en tout cas en même temps) dans certaines institutions une puissance ou un lieu de relance du moment insurrectionnel.
Mais qu’entendez-vous alors par insurrection ? Cela peut vouloir tout dire, de la lutte armée à la désobéissance civile…
J’entends « insurrection » au sens le plus large possible, tel qu’il fut d’abord utilisé par les mouvements révolutionnaires de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle (insurgents dans la Révolution américaine, insurrectionnels dans la Révolution française et en Haïti, insurgentes dans la Révolution mexicaine) : c’est le correspondant terme à terme, aussi difficile cela soit-il en pratique, de la notion d’émancipation. Cela vaut aujourd’hui aussi bien pour les mouvements de sans-papiers, celui de désobéissance civique autour des sans-papiers, ou celui des révoltes en banlieue, ou celui des étudiants et des enseignants qui cherchent à réinventer l’école démocratique au lieu de s’incliner devant la professionnalisation du savoir... Il faut bien donner des exemples, sinon on se moque du monde, mais en même temps, toute énumération pose problème : d’abord parce qu’elle semble prescrire des modèles et ainsi limiter d’avance les formes possibles d’insurrection ; ensuite, parce qu’elle semble reléguer dans l’ombre les mouvements institutionnels les plus profonds ou les plus singuliers, moins aisément « énumérables », qui me semblent pourtant tout aussi essentiels. C’est le point sur lequel je discute avec Rancière : je suis d’accord avec lui sur l’idée que toute insurrection surgit quand se trouve mise en avant la question de « la part des sans parts » ; mais dire qu’en dehors de cela il n’y a que de la police, c’est trancher brutalement un problème fondamental que pour ma part je considère comme le plus difficile. Ce que je nommais tout à l’heure la dialectique de la révolte et de l’institution.
N’est-ce pas là, justement, l’invention exacte de la Déclaration des droits de l’homme, posant non pas la « dialectique », mais l’inclusion au cœur de l’institution des droits de cette possibilité normative de l’insurrection ? Il s’agit en quelque sorte d’une « insurrection de la loi », c’est-à-dire de l’un de ces moments très spécifiques où une légalité ancienne fait face à une légitimité qui revendique une nouvelle légalité. Ce qui du même coup laisserait à penser que dans les mouvements actuels, par exemple celui des émeutiers de 2005, on en est encore loin…
On peut dire cela. Mais je vois alors un problème majeur, celui du rapport entre politique, légalité et violence. Quel que soit le sens dans lequel on entend insurrection, il y a toujours un rapport avec la violence qui, certes, n’arrive pas à la politique de façon contingente, puisqu’elle est presque toujours une réponse à une violence antérieure invisible. Quels antagonismes et quelles violences « font » l’histoire et la politique, et lesquels au contraire la dissolvent ou signent son échec, c’est toute la question. J’essaie d’en parler dans Violence et Civilité (Galilée, 2010). La loi est bien sûr d’une extrême violence — c’est en tout cas ce que j’ai retenu de Carl Schmitt : le droit n’est pas l’autre absolu de la violence mais le champ dans lequel ou sous lequel s’affrontent en permanence des violences de signes opposés. En ce sens, l’adéquation parfaite de l’insurrection et de la constitution est peut-être encore un mythe, ou un point d’aveuglement : les deux sont nécessairement d’emblée ou très vite disjoints en pratique.
Mais ce qui manque alors peut-être, c’est la notion de subversion, non ? Car pour se passer de la violence, en tout cas sur les corps, il faut au moins la distinguer de la violence symbolique. C’est ce que font les Révolutionnaires, au moins au début : opposer une violence symbolique, celle de la loi, à la violence répressive, sur les corps, qu’opère l’Ancien Régime. La violence symbolique peut subvertir la violence réelle, non ?
Peut-être mais attention : la violence de l’universel peut-être sans pareille. Le modèle classique de la révolution dont le marxisme avait hérité, c’est celui de l’insurrection majoritaire. Ce modèle n’est pas périmé dans sa généralité, dès lors que l’émancipation passe par la transformation des structures sociales, mais il est inadéquat pour penser les insurrections « minoritaires », répondant à une conception de l’universel qui neutralise les différences, voire les réprime. À cet égard, on est au cœur d’une difficulté dont je ne suis jamais sorti, et dont je ne suis pas sûr qu’on doive sortir : d’un côté, la Déclaration est assez radicalement égalitaire pour que tous les discriminés ou les exclus particuliers (les prolétaires, les colonisés, les femmes, les immigrés d’aujourd’hui) puissent s’en réclamer pour lutter contre l’état de fait existant ; mais d’un autre côté, force est de constater que, dans l’histoire moderne, c’est sous la bannière des Droits de l’homme que ces exclusions ont été maintenues, et qu’elles se sont même durcies. Dans aucune des sociétés de statuts ou d’ordres qui ont précédé nos sociétés d’égaliberté, on ne trouve des formes d’exclusion aussi absolues. Sans doute est-ce parce que, quand les sociétés sont hiérarchisées et fonctionnent suivant un principe d’« inégale liberté », on n’a nul besoin d’exclure de l’espèce humaine ceux à qui on dénie l’accès au politique ou les droits fondamentaux, ou de les transformer en êtres humains inférieurs. On aurait tort de trancher trop vite cet antagonisme du rapport que l’universalité des droits entretient avec les différences anthropologiques. Il y a quelque chose d’admirable dans l’héritage symbolique des Droits de l’homme, mais aussi un envers coûteux en termes de reconnaissance ou plutôt de méconnaissance des différences.
C’est un peu du Foucault, non ? Dans cette perspective, ne peut-on pas dire aussi bien que c’est avant tout une question d’usage : il y aurait un usage insurrectionnel possible de la Déclaration des droits de l’homme comme un usage conservateur ou répressif permettant de masquer les discriminations réelles ? Quand vous dites aujourd’hui que le ministère de l’Immigration serait « anti-constitutionnel », vous faites en quelque sorte un usage insurrectionnel de nos institutions…
Foucault disait un peu la même chose, en faisant l’histoire des mécanismes de pouvoir-savoir de la modernité. Mais ma question est plutôt de chercher un lien intrinsèque entre l’universalité et l’exclusion. C’est d’ailleurs davantage une question qu’une thèse : je ne pose pas du tout une identité d’essence entre universalisme et exclusion. Je m’interroge plutôt sur une antinomie, à partir des Droits de l’homme, mais aussi bien à partir des universalismes religieux (chrétien ou musulman) qui les ont précédés, ou des universalismes révolutionnaires (socialistes, voire communistes) qui les ont suivis. À quel titre exclut-on d’une communauté universelle ? Cela peut s’opérer aussi bien au nom du péché, de la trahison, de la culture, qu’au nom d’une nature ou de droits dits naturels.
Cela revient-il à dire que votre « proposition de l’égaliberté » est aporétique ?
Elle est très profondément aporétique. Et de toute façon, ce n’est pas un fétiche. Alors certes, j’encours le reproche d’apporter plus de problèmes que de solutions, mais enfin, il faut bien reconnaître ce fait théorique : il y a plus de problèmes politiques que de solutions.
Soit, mais cela ne vous empêche pas de descendre dans l’arène et d’y soutenir des thèses fortes et de « parti pris » au sens de Sartre — c’est-à-dire au sens où « l’objectivité c’est le parti pris » — ce qui permet d’intervenir dans tous les champs possibles de la politique. C’est se distinguer notamment de la figure de « l’intellectuel spécifique » foucaldien qui s’oblige d’avance à réduire son champ d’intervention à son champ de compétence ou de recherche…
Il ne me semble pas juste de renforcer ainsi l’opposition entre l’intellectuel sartrien et l’intellectuel foucaldien. Prenez le texte éblouissant que Sartre prononce à l’Unesco en 1966 à propos de Kierkegaard (publié dans Situations ix) : ce qu’il y dit de « l’universel singulier » ne semble pas si éloigné que cela de ce que Foucault appellera plus tard « intellectuel spécifique ». Par ailleurs, je ne crois pas que ce que Foucault considérait comme « intellectuel spécifique » légitimait d’avance la position de l’expert, de la sectorisation des savoirs. En tout cas ce n’est pas ce qu’il a fait lui-même. De ce point de vue, il me semble plus fructueux de comprendre comment les positionnements politiques de l’un et de l’autre ont pu se croiser que de les opposer frontalement. Car c’est toute la philosophie de cette époque qui a tenté de remettre en chantier le rapport entre le concept et la situation, pour exprimer cela en termes encore sartriens : il faut sans cesse retourner au fait que toute dénonciation d’un réel n’est possible que depuis un lieu singulier qui n’est jamais indemne de ce réel. Pour revenir à mon cas, je dirais que mon imaginaire intellectuel est plutôt celui de la frontière ou de la traduction : l’intellectuel n’est pas là pour montrer la voie ou dire les conditions dans lesquelles les vrais problèmes politiques pourraient se poser, mais il est malgré tout requis chaque fois qu’il faut franchir une frontière, chaque fois qu’il s’agit de faire passer dans un champ des énoncés qui ne lui appartiennent pas en propre.
Donc, au moins à ce niveau, pour vous être un intellectuel c’est toujours militer ?
En un sens oui, si on entend par militer chercher à la fois à agir, à penser et à intervenir dans des situations spécifiques. En même temps, cette définition a un inconvénient : elle suggère quelque chose comme un enfermement dans un savoir ou un champ social particulier alors même qu’on milite, presque à tous égards, pour en sortir. C’est pourquoi j’insiste davantage sur le passage d’une frontière que sur l’enracinement de l’acte militant. Maintenant il faut faire au moins une différence de degré entre le fait de signer des pétitions ou d’apporter ce qu’on peut à une cause que l’on trouve « juste », pour dire vite, et le fait de théoriser les modalités et les perspectives de telle ou telle résistance particulière, les Palestiniens ou les sans-papiers. Moi-même je n’ai aucune prétention à théoriser le devenir de ceux avec qui à l’occasion je peux m’engager. Peut-être seulement à apporter un éclairage comparatif, à servir de « médiateur évanouissant » entre des expériences séparées par de longues distances, comme les nôtres et celles des amis indiens avec qui j’ai travaillé sur la « matérialité du politique » et sur la justice. Il est vrai qu’on ne peut le faire sans concept…
Si de tels engagements ne sont pas nécessairement pratiques au-delà de telle ou telle prise de position particulière, cela suppose donc d’abord un intérêt théorique pour la politique, et notamment pour la politique internationale, si l’on pense par exemple à votre soutien constant aux Palestiniens ?
Mais non, je n’ai pas d’intérêt « théorique » pour la politique internationale ! D’abord parce que cette notion fait un peu trop « think tank » ; ensuite parce que la politique internationale « en soi » ne m’intéresse pas. Il est vrai, en revanche, que ce sur quoi je n’ai jamais cédé, c’est sur l’internationalisme. Sans doute n’est-ce pas le seul mot : on pouvait dire avant « cosmopolitisme », et il y a maintenant d’autres mots encore. Mais sur le fond, ce à quoi je tiens, c’est ceci : le refus d’identifier l’espace politique à un champ purement national. Et cela il ne faut pas le laisser péricliter. Parce que c’est la seule position où les problèmes politiques réels peuvent surgir de manière un peu cohérente.
Prenons des exemples concrets. Quels sont vos fronts politiques actuels ?
Ce sont les mêmes que les vôtres, les mêmes que tout le monde ! En tout cas j’espère qu’il y a encore aujourd’hui un espace politique commun assez large pour qu’on puisse être un certain nombre à s’y reconnaître.
Alors prenons ces fronts un à un. D’abord l’Europe.
Je continue à soutenir que le « progrès » dans l’institution européenne, qui est indéniable en termes d’ouverture de toute citoyenneté nationale vers son autre, se paie d’une forme d’exclusion : ce que j’ai appelé « l’apartheid européen ». Autrement dit, on est bien obligé, si l’on se veut internationaliste, de se situer au moins à l’échelon européen ; mais on est tout autant obligé de remarquer que les formes d’institutionnalisation de l’Europe actuelle sont d’une violence radicale vis-à-vis de tout ce qui n’est pas européen, notamment les immigrés. Il faut tenir sur ces deux plans. C’est en ce sens par exemple que je me suis en partie opposé aux Indigènes de la République : l’Europe ne fait pas que reproduire une situation coloniale extérieure à l’intérieur d’elle-même ; elle est aussi ce qui ébauche une citoyenneté irréductible aux formes antérieures, une « co-citoyenneté ».
Qu’entendez-vous par co-citoyenneté ?
Ce terme, je ne l’ai pas inventé, et ce qui m’intéresse en lui ne concerne pas seulement l’Europe. J’en ai parlé pour la première fois dans un texte de 1984 sur les rapports entre les nations française et algérienne. J’y évoquais le rêve gaulliste d’une co-citoyenneté entre la France et ses anciennes colonies en 1945 : il y avait évidemment là-dedans une dimension idéologique et calculatrice, mais aussi une proposition intéressante — la possibilité de jouir sur un territoire donné de toutes les prérogatives de la citoyenneté indépendamment de sa nationalité propre. Cette idée de co-citoyenneté est liée à ce que j’ai appelé « la démocratisation des frontières » : non pas l’assimilation des étrangers mais la reconnaissance que des individus différents sur un même territoire relèvent des mêmes droits (de vote, d’embauche, d’éducation) en fonction d’un principe de réciprocité. Ce qui me semble fondamental, c’est l’idée que le « sujet du politique » est toujours un sujet composite — pas le Prolétaire ou le Minoritaire ou la Multitude, mais le collectif qui engage des êtres ne parlant pas la même langue et ne partageant pas la même culture à se battre ensemble sur un territoire donné pour certains droits communs. Autrement dit, le collectif qui permet pour un temps de réduire la diversité sans la nier, de la rendre productive. C’est cela la co-citoyenneté : non pas un peuple imaginaire, qui serait toujours manquant ou à venir (comme chez Deleuze ou Rancière) : plutôt la transgression très concrète d’un interdit de communiquer.
La co-citoyenneté, c’est donc aussi bien tout le front des sans-papiers ?
Absolument. La question des sans-papiers ou celle des mariages mixtes, de tous ces gens qui arrivent malgré tout à trouver sur la durée un langage commun sans nier leur différence et sans nier non plus ce qu’ils partagent et qui ne relève pas que de leur rencontre singulière. Et c’est bien là où il est juste d’appeler à les soutenir.
Arrêtons-nous sur cette notion d’appel. Vous êtes un homme de l’appel et de la pétition. Et vous n’appelez pas seulement à soutenir telle ou telle minorité — vous avez pu par exemple appeler à voter Ségolène Royal. Votre rapport politique à l’appel transcende donc les oppositions entre minorités et majorité comme entre soutien et proposition…
Hélas, hélas ! Autrefois, j’étais un homme du collage d’affiches et de l’organisation des manifs. Maintenant, je signe des appels… Mais je n’en renie aucun. Autant il est ruineux de réduire le champ politique à un système parlementaire où toute la politique tournerait autour des élections, autant il est contradictoire de faire comme si tout cela n’existait pas et n’avait aucun effet sur les conditions dans lesquelles nous vivons et travaillons. Alors évidemment, à chaque fois, on est trompé, déçu, et tout ce qu’on voudra. Mais enfin il est encore plus stupide de se désintéresser complètement du fonctionnement des institutions représentatives. D’autant que cela revient souvent, sous couvert d’une défiance vis-à-vis de tout institué, à fétichiser certaines institutions particulières du champ social où les choses seraient pures ou vraies : autrefois l’usine, ou la rue, ou le djebel ; aujourd’hui le squat, ou l’église occupée.
Vos fidélités les plus constantes et les plus vives semblent malgré tout du côté de la politique extra-parlementaire. Par exemple, dans votre soutien aux Palestiniens et à une « paix juste » au Moyen-Orient.
Oui. Mais je crains que cet espoir d’une paix juste ne soit aujourd’hui passé. Il suffit de regarder les cartes, les routes de contournement, le mur, le morcellement de la Palestine, et tout ce qui est encore invisible sous ces cartes : peut-être la clôture définitive de tout avenir propre pour les Palestiniens avec l’accord, ou l’indifférence, de tous, en Europe comme ailleurs. C’est d’autant plus tragique que ceux qui depuis tant d’années mènent cette politique de destruction systématique de tout horizon d’indépendance pour les Palestiniens, les réduisant au statut de pauvres, de citoyens de seconde zone ou de terroristes potentiels, ne savent pas du tout ce qu’ils vont en faire « physiquement ». Et dès qu’on essaie de l’imaginer, on voit apparaître des solutions horribles. C’est pourquoi on peut et doit encore résister, au moins à ce catastrophisme absolu, même si des étapes ont été franchies vers l’irréversible. Mon amie Ariella Azoulay a organisé une exposition photographique sur quarante ans d’occupation de la Cisjordanie : quand on voit les transformations progressives des paysages, des routes, des visages, des corps, c’est terrible, mais ce n’est pas mort. Il faut bien continuer à résister, ici comme ailleurs. On n’a pas le choix.