Vacarme 51 / lignes

exploiter le voyeurisme pour aveugler

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En alimentant la chronique, la vie sexuelle de Berlusconi fait régulièrement écran à l’élaboration des débats politiques. Dans le même temps, une homophobie d’État progresse, l’association constante de l’imaginaire du viol à la présence des travailleurs immigrés conduit à alimenter une xénophobie qui s’exprime dans la loi et des pratiques nouvelles. De mauvais souvenirs du squadrisme rôdent. Mais le cauchemar n’est pas absolu. Des Italiens refusent d’être sidérés et résistent à cette stratégie de l’imbroglio.

Lors d’un sommet sur l’immigration avec le Premier Ministre albanais le 12 février 2010, le Président du Conseil italien a déclaré à la presse que son pays n’acceptait plus de migrants, « à moins qu’il s’agisse de jolies filles ». Sachant que l’Albanie est la principale plaque tournante du trafic de femmes en Europe et que la mafia albanaise gère ce commerce en Italie, ces propos prennent une résonance qui n’a pas échappé aux femmes albanaisesCf. la lettre ouverte à Silvio Berlusconi de l’écrivaine et journaliste albanaise Elvira Dones qui témoigne dans son livre Soleil Brûlé du calvaire des jeunes filles albanaises enlevées à leurs familles et prostituées en Italie (La Repubblica, 15 février 2010).. Depuis le début de son troisième mandat, Silvio Berlusconi multiplie les propos sexistes et fait l’objet de scandales tous plus scabreux les uns que les autres, qui donnent à la chronique de la vie politique italienne des airs de mauvais film érotique. Le spectacle de ce libertinage aurait peu d’intérêt s’il ne venait croiser des questions beaucoup plus importantes : la place des femmes et plus largement celle des minorités dans la société italienne.

la subversion des batailles féministes

Tout a commencé par la nomination en mai 2008 de Mara Carfagna au poste de ministre de la Parité dans le troisième gouvernement Berlusconi. Le scandale provoqué par cette « promotion canapé » a donné le ton de la nouvelle législature. L’attribution de ce poste hautement symbolique à une ancienne show girl de la télévision ayant eu une idylle avec Berlusconi a déchaîné les critiques de l’opposition, dénonçant une insulte à l’égard des femmes italiennes, comme d’une partie non négligeable des élus de droite, humiliés par la nomination de la petite amie de leur leader.

Depuis sa nomination, Mara Carfagna a fait de la lutte contre les violences sexuelles sa priorité et promulgué un décret anti-viols incluant des mesures très sévères contre le harcèlement. Mais ses interventions publiques en faveur des victimes de viols ne trompent plus personne. Elles font écho à la multiplication, dans les journaux télévisés, de compte-rendus de crimes sexuels impliquant des travailleurs immigrés. Ces deux dernières années, l’instrumentalisation du combat contre les violences sexuelles est devenu en Italie un moyen de renforcer l’arsenal sécuritaire et de fragiliser le statut des étrangers. Une première version du décret prévoyait l’allongement de la période de détention nécessaire à l’identification des clandestins et un renforcement des mesures de sécurité urbaine. Ces articles controversés une fois soustraits du texte, il fut voté à la quasi-unanimité par le Sénat.

La politique menée par Mara Carfagna a pris une orientation totalement contraire aux principes qui avaient présidé à la création du ministère de la Parité en 1997. Elle a notamment promulgué une loi visant à pénaliser la prostitution dans les lieux publics, fragilisant plus encore les travailleurs du sexe et suscitant la colère de leurs syndicats. Elle s’est distinguée par ses déclarations homophobes lors d’un séminaire sur la famille — « Il n’y a aucune raison pour que l’État reconnaisse les couples homosexuels, car ils sont constitutionnellement (sic) stériles et pour s’aimer il est fondamentalement requis de pouvoir procréer » — argumentation qui, selon la presse italienne, n’est pas sans rappeler celle des nazis quand ils faisaient des homosexuels des « socio-saboteurs parce qu’ils n’enfantaient pas » (La Repubblica, 15 février 2007). Ces propos ont suscité la colère des représentants de la communauté gay, mais aussi des couples stériles à qui l’Italie refuse toujours l’accès à la procréation assistée. Depuis cette polémique, le ministère de la Parité n’apporte plus aucun soutien aux initiatives de la communauté LGBT (Lesbiennes, Gay, Bi, Trans) comme il avait coutume de le faire (la page web qui leur était consacrée a disparu du site du ministère).

C’est finalement par les élus de son propre camp que Mara Carfagna a été mise en difficulté, quand ceux-ci ont laissé entendre qu’un projet de loi contre les écoutes téléphoniques alors débattu au Parlement était en réalité motivé par l’interception d’une conversation intime entre elle et Berlusconi. Le journal argentin Clarìn a profité d’une fuite pour publier l’intégralité de cette conversation. Le scandale suscité par cette atteinte à la vie privée du Président du Conseil lui permettra de faire passer sans difficulté la loi interdisant l’utilisation les écoutes téléphoniques à des fins judiciaires, limitant ainsi considérablement les pouvoirs des magistrats dans la lutte contre le crime organisé (La Repubblica, 29 janvier 2009).

Ce dénouement conduit à se demander si l’effet de scandale ne profite pas toujours, en dernière instance, à Berlusconi. Il récidivera d’ailleurs lors des élections européennes d’avril 2009 en présentant comme candidates plusieurs show girls de la télévision — avant d’être contraint de reculer devant l’embarras évident de ses alliés et les protestations publiques de sa propre femme. Cette provocation contribuera toutefois à court-circuiter le débat des élections européennes. Quelques semaines plus tard, on apprendra dans les médias que le Président du Conseil s’est rendu à l’improviste aux 18 ans d’une jeune Napolitaine inconnue, laissant planer des doutes sur la nature de leur relation. Sa femme demande immédiatement le divorce. Dans les semaines qui suivent, El Paìs publie en ligne des photos indécentes prises par des paparazzi dans le jardin de la villa de Sardaigne où Berlusconi recevait des chefs d’État étrangers. Peu après, des enregistrements effectués par une escort girl à l’insu du Président du Conseil circulent sur le web. Ces révélations permettront à Berlusconi de se poser une nouvelle fois en victime des médias, mais l’accumulation des faits joue contre lui. Ces excès apparaissent d’autant plus choquants que le gouvernement s’est engagé depuis plusieurs mois dans une campagne sécuritaire visant les criminels sexuels étrangers.

des viols en série à l’institutionnalisation des « rondes » de la Ligue du Nord

Le 31 octobre 2007, Giovanna Reggiani, une Romaine de 47 ans, est agressée et violée à Tor di Quinto dans la banlieue de Rome par un immigré roumain alors qu’elle rentre du travail pour rejoindre la caserne où elle vit avec son mari, militaire. Nous sommes à la veille des élections législatives et municipales du 15 avril 2008. La gauche aura beau dénoncer le battage médiatique orchestré par ses adversaires politiques, cette affaire lui coûtera la mairie de Rome malgré ses déclarations anti-roumaines et les mesures prises en urgence, notamment un décret-loi permettant aux préfets d’expulser les ressortissants de l’Union européenne qui représenteraient une menace pour la sécurité. La campagne de criminalisation des étrangers conduite en Italie prend alors une dimension européenne, car Bucarest y voit une remise en cause du principe de libre circulation en Europe.

L’actualité de l’été 2008 est de nouveau marquée par des violences. Deux couples de touristes étrangers sont agressés près de Rome, les premiers par des Roumains, les seconds par de jeunes Italiens issus des milieux camorristes. Le public italien note tout de suite la différence de traitement entre les deux affaires et de nombreux commentaires ironiques sur les violeurs de série A et les violeurs de série B apparaissent dans les forums et les blogs. Dans les mois qui suivent, l’alarme est alimentée par deux nouveaux viols collectifs perpétrés par des Roumains, toujours à la périphérie de Rome. Là encore, ce sont des jeunes couples qui en sont les victimes. Les premiers se sont isolés en voiture dans la campagne environnant Guidonia. Les seconds se sont donné rendez-vous dans le parc de la Caffarella le soir de la Saint Valentin.

Le ministre de l’Intérieur de la Ligue du Nord, Roberto Maroni, profite de la vague d’émotion alimentée par la presse nationale pour annoncer qu’à partir de février, des soldats seront déployés dans les rues des villes italiennes afin de renforcer la sécurité (100 millions d’euros sont débloqués pour la sécurité urbaine et la vidéosurveillance). À Guidonia, dans la zone où l’agression a eu lieu, la population s’enflamme et le maire de la ville est contraint de démissionner. Les réactions de haine envahissent les forums des grands journaux italiens et l’arrestation des six coupables donnera lieu à une tentative de lynchage de la part des habitants de Guidonia. Neufs étrangers (cinq Albanais et quatre Roumains) sont agressés à l’issue d’une manifestation de protestation organisée par le mouvement d’extrême droite Forza Nuova qui dégénère en ratonnade.

Le schéma de ces faits divers est singulier : toutes les affaires qui défrayent la chronique (à l’exception de celle de Giovanna Reggiani) ont la particularité d’être des agressions perpétrées par plusieurs hommes contre des couples. L’homme est roué de coups et sa compagne violée sous ses yeux. Les agressions perpétrées contre des femmes isolées ne semblent susciter ni le même intérêt médiatique ni la même émotion. Ce schéma permet non seulement aux hommes italiens de s’identifier plus facilement aux victimes de ces agressions, mais réveille surtout leur sentiment de l’honneur. Les viols ont toujours été considérés comme des délits très graves dans les pays méditerranéens dans la mesure où ils portent atteinte à l’honneur des hommes de la famille de la victime. Les déclarations des Italiens en colère sur le passage du cortège de la police le prouvent suffisamment : « Qu’on les livre au père de la fille ! » Ici, les médias italiens jouent sur des ressorts émotifs archaïques. Pourtant, les autorités savent que les viols collectifs sont des crimes relativement rares et ne représentent pas une réelle urgence sociale, contrairement à la violence conjugale (un meurtre tous les trois jours). Mais aussi peu nombreux soient-ils, ces viols alimentent les fantasmes racistes d’extrémistes de droite.

L’émotion suscitée par l’ensemble de ces faits divers va finalement ouvrir la voie à l’institutionnalisation par la République italienne des « rondes padanes ». Dès 1998, la Ligue du Nord avait créé un service d’ordre, la Garde Nationale Padane, dont les membres, surnommés « Chemises vertes », patrouillent irrégulièrement dans les rues des villes du Nord de l’Italie pour prévenir la petite délinquance. À l’origine, la fonction de ces « rondes » était surtout provocatrice : la Ligue voulait dénoncer par elles l’incurie des institutions et prôner l’autodéfense sur le modèle américain. Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur, Roberto Maroni, profite du contexte pour inscrire cette pratique partisane dans la loi, ouvrant ainsi la porte à la privatisation de la police. Le 2 juillet 2009, le « paquet sécurité » de la Ligue du Nord est approuvé en deuxième lecture par le Sénat : la clandestinité devient un délit (créant un précédent en Europe)Une exception sera néanmoins introduite à la dernière minute (sous la pression du Vatican) pour les badanti, ces aides ménagères étrangères dont le nombre s’élèverait à 900000 selon une étude de Csergas-Bocconi.. Les étrangers peuvent désormais être retenus dans des centres d’identification pendant dix-huit mois (contre 60 jours auparavant). La location de logements aux clandestins est passible de trois ans de prison. Des associations de volontaires (inscrites en préfecture) effectueront des rondes le soir dans les quartiers sensibles pour appuyer les forces de l’ordre. Cette initiative, décriée par les syndicats de la police, rencontrerait la faveur des Italiens selon un sondage réalisé en avril 2008 par Ipsos pour le magazine Vanity : 53 % y seraient favorables, 43 % auraient exprimé leur hostilité. Profitant de cette vague, les néo-fascistes romains vont jusqu’à organiser des « rondes roses » composées de femmes désireuses de prévenir les agressions sexuelles. La droite populiste trouve dans l’insécurité son principal facteur d’enracinement territorial. Elle vise la reconquête de l’espace extérieur à celui de l’entre-soi — en réalité une extrapolation de l’espace privé domestique —, l’extériorité étant souvent vécue comme une forme d’hostilité. Même si le politologue Ilvo Diamanti pense qu’il est excessif d’assimiler les « rondes » au squadrisme et souligne que les municipalités de gauche de l’Émilie-Romagne ont elles aussi recours aux volontaires et aux vétérans de la police pour renforcer leur dispositif de sécurité (La Repubblica, 11 mai 2008), cette loi est vécue par beaucoup d’Italiens comme une résurgence du passé fasciste. Le journaliste Gad Lerner évoque le retour de « milices au sein desquelles volontaires des partis de gouvernement et hommes de l’État se fondent et se confondent, comme c’était le cas sous le régime fasciste (La Repubblica, 21 février 2009) ». La revue MicroMega lance un appel contre le retour des « Lois Raciales » en Europe, le Vatican condamne officiellement le « paquet sécurité » et le commissaire européen à la Justice, Jacques Barrot, se dit préoccupé. Les élus de la Ligue du Nord exultent, ceux des autres partis essayent de minimiser : les volontaires ne seront pas armés (contrairement à ce que prévoyait le premier projet de loi), et leur présence sera surtout symbolique ; enfin, ils seront encadrés par des fonctionnaires de police à la retraite. Finalement, cette mesure polémique se révèlera l’un des plus grand flops de la Ligue du Nord : au bout de quelques mois, le nombre de volontaires inscrits est proche de zéro. Pour être précis, six dans toute l’Italie : trois dans la province de Rome, un à Milan, un à Trévise et un à Bolzano (La Repubblica, 4 novembre 2009).

le sexisme élevé au rang de système

L’instrumentalisation raciste de la cause des femmes est clairement pointée du doigt dans l’appel signé par les anthropologues italiens, le samedi 21 mars 2009, pour dénoncer le décret de loi 773 visant à criminaliser la clandestinité : « La découverte soudaine que les viols représentent une “urgence” — en réalité il s’agit d’un phénomène endémique, transversal aux nationalités et aux environnements sociaux — mise au service d’une campagne aux tonalités brutalement réactionnaires contre les étrangers et les minorités, a servi à justifier un décret d’urgence exploitant les corps des femmes violées pour accomplir un pas supplémentaire vers la barbarie institutionnelle et législative, entre autre en légalisant les rondes privées et en prolongeant jusqu’à dix-huit mois la détention des étrangers dans les camps dénommés “centres pour migrants”. »

Une « maladresse » médiatique de Berlusconi viendra révéler à quel point cette campagne de médiatisation est en réalité instrumentale. Mis en difficulté par la gauche devant la persistance des crimes sexuels depuis sa réélection d’avril 2008, il aura ces paroles malencontreuses au lendemain du viol de la Guidonia : « Même dans l’État le plus militarisé et le plus policier du monde, une chose de ce genre peut toujours arriver… On ne peut pas sérieusement envisager de déployer une force susceptible de décourager ces violences. Il nous faudrait autant de soldats qu’il y a de belles filles en Italie. » L’effet de ces paroles est si désastreux que le Président du Conseil fait un nouveau communiqué de presse pour dire que le viol est un crime odieux. Les mois suivants, les révélations autour de ses supposées intempérances sexuelles viendront renforcer les accusations de la gauche italienne.

Berlusconi laisse en réalité apparaître toute l’ambiguïté d’une campagne médiatique sous-tendue par une conception primaire des relations hommes-femmes en contradiction totale avec les avancées des Italiens en matière d’égalité depuis une trentaine d’années. Lors du sommet franco-italien organisé à Rome en février 2009 pour signer des accords d’échanges sur l’énergie nucléaire, il aurait soufflé à Nicolas Sarkozy : « Moi, je t’ai donné ta femme ! » Cette petite phrase, relevée comme la plus vulgaire de l’année par les médias français, se voulait humoristique : elle a surtout révélé qu’il existe encore un chef d’État en Europe qui s’imagine jouir d’une « propriété collective des femmes »Rappelons ici que l’interdiction des mariages mixtes faisait partie des « Lois Raciales » italiennes.. L’accumulation de ce type de remarques graveleuses joue avec les représentations fascistes. Cette généalogie n’échappe pas aux observateurs les plus attentifs : tandis que le cinéaste Marco Bellocchio rappelle dans Vincere le lien étroit entre le culte de la personnalité du Duce et la puissance sexuelle que les Italiens lui prêtaient, deux documentaires mettent en évidence la dimension fondamentalement sexiste de la télévision berlusconienne : Videocracy d’Erik Gandini et Il corpo delle donne de Lorella Zanardo, Marco Malfi Chindemi et Cesare Cantù [1].

La plupart des commentateurs réduisent les mauvaises blagues de Berlusconi à de malheureux dérapages qui indignent les Européens, exaspèrent la plupart des Italiens et font sourire ceux qui s’accommodent mal du « politiquement correct », mais ils répugnent à s’interroger sur cette mise en scène politique aussi inconvenante que vulgaire. Son effet de séduction sur une partie de l’électorat italien renvoie aux considérations anthropologiques de l’écrivain Carlo Emilio Gadda sur la dimension sexuelle du fascisme. L’effet de sidération engendré par l’obscénité détourne le public italien des véritables problèmes (les entraves à la lutte anti-mafia et la politique xénophobe de la Ligue du Nord). Cette campagne médiatique est manifestement le fruit d’une stratégie politique dans un pays où les journaux télévisés sont étroitement contrôlés par le Parti des libertés. Le spectacle des turpitudes de Berlusconi profite à la fois aux médias qui exploitent le voyeurisme des téléspectateurs et aux élus de la Ligue du Nord qui se font les porte-parole embarrassés de l’indignation des « gens simples » face à la dégradation morale du pouvoir. Les réactions outrées des Italiens indiquent d’ailleurs qu’une limite a bel et bien été franchie dans un pays ordinairement peu regardant. Car ils ont toutes les raisons de se sentir agressés par l’exhibition de la vie privée du Président du Conseil. Tandis que celui-ci s’amuse, leur pays s’enfonce dans l’indignité.

Post-scriptum

Lynda Dematteo est chargée de recherche au Laboratoire d’Anthropologie des Institutions et des Organisations Sociales (LAIOS). Elle a notamment publié L’Idiotie en politique. Subversion et néo-populisme en Italie, CNRS Éditions/Éditions de la MSH, 2007.

Notes

[1Voir www.ilcorpodelledonne.net (version sous-titrée en français).