La fabrique de couleurs entretien avec Françoise Serralta
Pour poursuivre le décryptage de la colorisation de notre environnement, nous avons interrogé Françoise Serralta, directrice de la recherche et de la prospective au bureau de style Peclers, un des lieux où se fabrique la commercialisation des couleurs. Comment travaillent les Sibylles qui vont choisir les couleurs de nos lendemains ?
Dans un bureau de style, comment se préparent les tendances futures des couleurs ?
Notre métier consiste à décrypter les motivations irrationnelles de la consommation pour conceptualiser les émergences des couleurs futures. Chaque année, nous éditons deux cahiers de tendance, un par saison, qui donnent les couleurs qui seront à la mode dans deux ans. Mon travail est de les mettre en mots, de défendre nos choix en construisant du discours et de rendre commercial quelque chose d’insaisissable comme la couleur. Je raconte des histoires sur la couleur. Les gens qui achètent le conseil de Peclers achètent une vision prospective du marché. Est-ce le violet qui va marcher une année, le noir l’année d’après ? En dehors de ces cahiers de tendance saisonniers, ma spécialité, c’est un cahier annuel, Futur, sans optique saisonnière qui fait de manière transversale et prospective un overwiew de la tendance sous forme de signes de l’évolution du marché. Et ces signes sont transmis par la couleur. Je vous donne un exemple. Je travaille aujourd’hui sur la nécessité, depuis la crise, de revoir les représentations de nos fantasmes de consommateur, les images culturelles et les couleurs qui les traduisent. Je me suis appuyée sur l’exposition du musée du quai Branly, La Fabrique des images, et j’ai développé une tendance, dans le cahier Futur, sur le clair-obscur, l’éloge de l’ombre, le luxe clair-obscur. J’ai intégré le succès actuel de la peinture hollandaise et la campagne de Vuitton, où l’on voit une jeune femme qui coud dans la pénombre et qui ressemble à un tableau du xviie siècle : ce sont autant de signes d’un luxe qui se réfugie dans le clair-obscur et abandonne le show off et le bling-bling.
Dans Futur, je travaille aussi sur un courant actuel plus fort, qui s’appuie sur le collaboratif et sur la vie des réseaux du web, un courant ludique qui va être dans un registre coloré (dans le style des couleurs de Bauhaus et du structuralisme) et plus gai. Celui-là va durer une dizaine d’années. Puis j’ai un troisième courant plus prospectif, avec des couleurs immatérielles, translucides, lumineuses, un courant émergent qui ne se matérialisera peut-être que dans cinq ou six ans.
Dans ces trois courants, travaillez-vous aussi sur des classifications sociales ?
Pas vraiment, il s’agit plutôt d’une classification par motivations de consommateurs : par exemple les motivations du client sophistiqué qui souhaite revenir aux fondamentaux, aux authentiques tout en s’intéressant à des valeurs plus spirituelles ou esthétiques (aux mathématiques quantiques, par exemple !). Je travaille sur des visions de groupes de consommation. Je me demande s’il n’y a pas des signes émergents pour l’ensemble de la consommation. C’est de la prospective faite dans une perspective créative.
Comment fait-on pour imaginer deux ans à l’avance les couleurs à la mode ?
Le cahier Couleurs se prépare en amont pour respecter les opérations industrielles qui suivront : dans la filière textile par exemple, la teinture, la filature et enfin la fabrication des vêtements. On fait des brainstormings en interne avec les stylistes qui ont des responsabilités marketing ou design et d’autres plus proches du secteur créatif. On s’aperçoit alors qu’il y a des lignes de convergence qui émergent dans ces réunions. L’élaboration est d’abord sensible : chaque styliste donne son ressenti et son point de vue. Un(e) styliste est en veille permanente, avec ses références et ses sources propres, à l’écoute de ses inspirations, de ses « envies » et de ses coups de cœur… Elle collecte tout ce qui lui semble intéressant, de façon intuitive ou en fonction d’un fil conducteur si elle en a repéré un. Il y a ensuite un long travail de synthèse et de décryptage. Ainsi se construit progressivement un nuancier d’environ cinquante teintes pour une saison. Cette classification précède le story telling : la nomination des couleurs et les univers narratifs qui situeront culturellement et commercialement ces nouvelles tendances.
Comment se construit le vocabulaire des couleurs ?
Chaque nouvelle couleur a un nom, « pulsar », « chimère », « comète », il y a un vocabulaire très spécifique, des « mordants », des « cotonneux »… Par exemple sur les couleurs pour l’été 2012, je vais appeler un bleu marine, « golfe », donc ce bleu évoquera la mer, l’avenir et pas l’uniforme. Cette connotation se construit pour nos clients qui s’appuieront sur l’idée que le bleu est une couleur salvatrice, une couleur survival pour la planète. Un kaki ne sera plus militaire, il devient un gris délavé. Pour l’hiver 2010, on a eu le retour des couleurs gourmandes associées à des iconographies particulières qui vont jouer sur des valeurs gustatives. Cette année revient un thème « radical classique » avec des couleurs pleines, des kakis qui ne sont pas militaires, des rouge bordeau travaillés avec du blanc « monochrome vibrant » alors qu’on est en hiver… Le choix du nom et de l’univers des connotations d’une gamme est déterminant. La nouveauté attractive va se jouer dans la manière de connoter les choix tout autant que dans les qualités réelles de telle couleur ou association de couleurs. C’est une prospective qui doit faire ses preuves sur le plan commercial. Ensuite nous confions le processus de mise au point des couleurs à une spécialiste. Chaque nouvelle couleur est d’abord recherchée avec des encres et des pigments, puis imprimée avec le plus de subtilités possibles. Aujourd’hui les teintes du marché se standardisent, se numérisent… On a recours de plus en plus souvent à la gamme Pantone dont les couleurs, bien que nombreuses et riches, ne peuvent rivaliser avec la précision de cette élaboration artisanale.
C’est-à-dire que vous considérez certaines couleurs comme commerciales et d’autres comme créatives ?
Absolument. Depuis cinq, six ans domine une neutralité de bon aloi : les neutres colorés, des couleurs entre-deux, kaki coloré, bleu coloré, chrome, sont devenues les incontournables du marché. Les marques comme Zadig & Voltaire, Diesel, les ont comme des « permanents » dans leurs collections. Dans les années 1980, on a découvert les faux noirs, les violets denses, qui aujourd’hui ont moins de succès parce que ce sont des couleurs chères, un peu trop sophistiquées pour notre époque no profile. Par contre les motivations chromatiques des pays émergents diffèrent des nôtres. Des pays comme la Chine et des pays très jeunes, le Mexique, le Brésil et surtout l’Inde, sont pleins d’énergie et ils vont imposer la couleur. Par exemple la marque Hermès va s’adresser à un créatif chinois pour élaborer sa collection vendue sur le marché chinois.
Travaillez-vous sur des gammes de couleurs différenciées en fonction de la couleur de peau ?
En cosmétique mais pas pour les vêtements, ce ne serait pas politiquement correct. Le costume est un code social alors que le maquillage reste un jeu avec soi-même ou une recherche de bien-être. Vous choisissez le vêtement en fonction du message que vous voulez transmettre, le vêtement est statutaire.
Y a-t-il des différences entre les bureaux de style dans les gammes de couleurs choisies pour chaque saison ?
Il y a les mêmes analyses sur les couleurs mais chacun a sa spécificité pour l’exprimer. Des rencontres ont lieu entre agences pour vérifier et assurer la crédibilité des choix. Le consensus est nécessaire d’un point de vue industriel pour vendre nos gammes de couleurs.
C’est-à-dire qu’il y a une standardisation des gammes de couleurs ?
La question de base, c’est celle de commercialiser la couleur et il y a souvent un effet d’entonnoir. Une couleur qui pouvait avoir une connotation riche au départ, peut se standardiser pour répondre à une niche de marché et tomber dans la médiocrité. La richesse d’une couleur haut de gamme passe à la moulinette, et on obtient un mauvais orange, un mauvais marron… un orange creux, vide. On commence par des signes extrêmement poétiques, très subtils autour de la couleur recherchée, puis à la fin de la saison, la couleur s’est alourdie d’arguments commerciaux, ou elle est traitée dans un contexte qui la dévalorise. La vitrine d’une marque de prêt-à-porter par exemple est violette parce que deux ans auparavant vous vous êtes dit, « il y a quelque chose à faire avec le violet ». Seulement il y a de multiples hauteurs et connotations de violets… Un violet que vous aviez imaginé visionnaire, couleur de la transcendance furtive, va virer commercialement au violet folklorique bien connu : violet indien, violet broderies Europe de l’est, etc… parce que c’est plus facile à comprendre et à raconter… Le violet du départ a changé de codes et d’histoires pour soi-disant s’adapter à la demande… C’est comme cela que les couleurs finissent par tourner en rond et ne plus susciter de passions !
Nous avons une grande ambition pour les couleurs, nous souhaitons faire passer un message valorisant, innovant, prospectif. Et c’est là où il y a de plus en plus de conflits. On aimerait pouvoir rêver longtemps sur la connotation esthétique, idéologique d’une couleur avant de déterminer son impact commercial.