Stefka Stefanova Nikolova vous écrit
par Cécile Canut
Aller dans le cadre de son travail de linguiste, vers ceux dont elle étudie la langue, en Afrique, en Bulgarie, oriente Cécile Canut. La rencontre est sa boussole. Elle entrecroise voix et regards du chercheur et de ceux qui nourrissent cette recherche pour créer des objets différents : films et livres sont élaborés ensemble pour construire un nouveau savoir. C’est ce dont témoignent les textes de Stefka Stefanova Nikolova, une femme tsigane sédentarisée à Sliven, qui s’est saisie de l’écriture pour s’extraire de la prison à ciel ouvert où elle vit, en Bulgarie.
« Une Romka (Tsigane) vous écrit depuis le quartier Nadejda de la ville de Sliven. »
Il y a beaucoup de villages désertés dans notre pays. Pourquoi fallait-il nous précipiter dans un grand trou — appelé Ghetto ? D’une maison sortent cinq ou six familles — il n’y a tout bonnement pas d’autre choix —quand ton enfant se marie — tu n’as pas les moyens de l’aider et lui assurer un toit, et il reste alors vivre chez toi.
Nous ne comprenons pas les rouages de la politique — nous sommes des gens qui aimons la vie — laissez-nous au moins tranquillement manger le pain quotidien qu’il nous est aujourd’hui très difficile de poser sur la table. Je ne souhaite à personne d’être Tsigane dans ce monde, tout aussi aguerri qu’un Tsigane puisse l’être par la dure réalité de la vie.
Depuis longtemps je n’ai plus envie d’écrire — et mon esprit est à ce point occupé par les problèmes de la maison, que je me sens fatiguée psychologiquement et comme si ma tête était vide et cela est très mauvais — tout simplement je suis assoiffée d’eau et je ne peux la trouver — c’est ainsi que je me l’explique à moi-même. Je ne suis pas poète — je ne suis pas écrivain, mais ce qui me manque beaucoup, c’est de ne pas écrire — là est mon tourment (après je me sens heureuse). Depuis le jour où je me suis mise à écrire — moi j’en éprouve un si grand désir — j’ai, désormais, quelque quiétude de l’âme.
Malia — en bulgare — veut dire maman. Une femme — comme on en rencontre peu dans ce monde !Je l’appelle une héroïne — parce qu’elle seule peut vraiment être nommée ainsi. Elle le mérite !Malia est ma grand-mère — la mère de mon père. Elle a 90 ans — mais tu lui en donnerais 40. Même si tu la réveilles en plein sommeil — elle vient t’aider et te donner des conseils vraiment utiles. Tout le quartier, des années durant lui a rendu visite (pour la vertu de ses remèdes). Elle guérit avec ses herbes — maux d’oreille, aphtes, maux de reins, maladies de foie, de nerfs, hémorroïdes, et encore beaucoup de choses.Elle a hérité cela de sa propre mère, la mère de sa grand-mère, et ainsi de suite. Je sais aussi d’elle que sa grand-mère — la mère de son père — a vécu 105 ans. Malia — provient d’une famille riche pour cette époque-là — son père était sourd et muet et sa mère était invalide d’une main — elle avait deux sœurs, mais elles ne sont plus parmi les vivants. Elle a vécu comme une princesse chez ses parents, c’est ainsi qu’elle me le raconte. Elle — sa mère préparait les repas les plus succulents, elle pétrissait le pain chaque jour, elle préparait cinq ou six petits pains. Ses parents parcouraient les villages et de riches Bulgares leur donnaient de la farine, de la viande, des fruits, contre quelque service qu’ils leur proposaient.
L’hiver est sec et froid — les Tsiganes n’ont pas de maison chaude — il y a des gens qui vont dans la montagne pour chercher du bois et des pommes de pin — ils les réunissent le soir pour allumer le feu, mais vous savez combien le bois venu du dehors est mouillé et vous pouvez vous imaginer de quelle manière ils se réchauffent. Ils suffoquent à cause de la fumée et des vapeurs dans la pièce — les enfants sans vêtements et pieds nus tournoient autour du feu, affamés — et ce sont peut-être bien plus les enfants qui réchauffent le poêle que le poêle qui les réchauffe ! Quel horrible et bouleversant tableau !Malheureusement, je suis entourée de ce spectacle, à chaque minute, à chaque heure, chaque année et ainsi de suite. Je ne peux être en paix à l’idée qu’une personne qui est au monde pour vivre une vie si courte — puisse sombrer dans une telle misère.
Les extraits qui précèdent sont tirés de La Vie d’une femme rom (tsigane), 2010, éditions Pétra (traduction de Cécile Canut avec la collaboration de Janeta Maspero et Mary Atanassova), accompagné d’un DVD, La Vie d’une femme Tsigane, film de 18 minutes, réalisé par Cécile Canut.
Stefka Stefanova Nikolova en cinq dates
- 30 mars 1966 : naissance à Sliven (Bulgarie) dans le ghetto de Nadejda.
- 1989 : fin du régime communiste et fermeture des usines de Sliven.
- Septembre 1990 : départ de son mari musicien à l’étranger sur les ferries de Norvège puis d’Espagne.
- Avril 2000 : dépression face à la misère qui ravage son quartier, écriture.
- Septembre 2010 : publication de son livre La Vie d’une femme rom (tsigane) en français aux éditions Pétra.
Rencontrer Stefka Stefanova Nikolova n’est pas chose facile : avant d’atteindre le petit bar sans enseigne qu’elle tient rue Peroushtitsa, dans le quartier Nadejda (Espoir) de Sliven, ville bulgare au pied de la montagne Stara Planina, il faut faire fi de tout ce que l’on peut entendre sur ce « quartier malfamé » et « dangereux » où plus de 20 000 Tsiganes ont été sédentarisés depuis les années trente. Il faut emprunter le « tunnel », ce souterrain sombre qui permet d’atterrir dans « un autre monde » comme dit Stefka : un dédale de rues délabrées cachées derrière un mur de presque deux mètres de haut.
Derrière le bar, discrète mais toujours active, Stefka affronte depuis 1989 ce que sa grand-mère, Baba Malia, appelle la nouvelle « guerre mondiale » : une « guerre économique ». Du jour au lendemain, son mari pianiste doit partir jouer de la musique sur les paquebots en Norvège. Du jour au lendemain, elle se retrouve seule avec ses enfants au cœur d’une marée de chômeurs (plus de 80 % actuellement dans le quartier). Du jour au lendemain, la ville industrielle de Sliven ferme toutes ses usines. Stefka vend alors des glaces au coin de la rue, réussit à obtenir un petit boulot de femme de ménage pour Médecins du Monde. Enfin, elle décide d’ouvrir un bar « à soupes » pour qu’au moins les enfants ne meurent pas de faim. Mais cette femme qui a toujours rêvé de reprendre ses études, un jour, craque. Dépression. Anémie. « J’ai frôlé la folie. » Pour remonter la pente, elle se met à écrire en cachette sur un cahier de cuisine parce que les autres, ici, « ils ne comprendraient pas ».
Dans le vacarme incessant des voix, elle sait qu’il ne lui est pas donné d’écrire. Lorsqu’elle finit par montrer secrètement les textes à une étrangère de passage, elle les nomme glopusti, ses bêtises. Pourtant, l’écriture de Stefka Stefanova Nikolova saisit instantanément : ses textes, contre la fatalité, nous rendent témoins de l’histoire avant qu’elle ne soit effacée. L’histoire d’êtres humains, nommés Tsiganes puis Roms, liés à un pays qui est le leur depuis des siècles, la Bulgarie. Par le biais d’une description de trajectoires singulières, Stefka Stefanova Nikolova se fait porte-parole d’une colère, d’un appel : « Écoutez, en quel siècle vivons-nous ? » Quand bien même « le peuple est devenu malade », Stefka Stefanova Nikolova exhorte les autorités à une politique du compte global. Ainsi, par son geste d’écriture, elle affirme l’égale intelligence de n’importe qui à formuler les termes d’une question politique. Elle rend manifeste ce qui est si complaisamment voué à l’occultation : « Une Romka (Tsigane) vous écrit depuis le quartier Nadejda de la ville de Sliven. » Lorsque ses parents entendent pour la première fois les textes de Stefka, ils se mettent à pleurer : « On ne savait pas que notre fille était poète ! »
La Vie d’une femme rom (tsigane) est constitué d’une série de fragments qui tracent des morceaux de vie, de pensées, de réflexions politiques, de souvenirs. L’auteur recrée la douceur des années d’enfance. Les voix, les récitations, les histoires. La figure de Baba Malia. La droiture d’un père. L’absence d’un mari pianiste parti au bout du monde pour nourrir la famille. L’éloignement de ses fils partis travailler en Espagne. Stefka Stefanova Nikolova reconstitue le fil des séries d’un temps coupé, découpé, broyé. Le fil d’une fidélité à toute épreuve au lieu, malgré ce qui advient : les arbres sont coupés, les fleurs n’y poussent plus, les moins pauvres sont partis, mais les indésirables restent. Tsigani. La mémoire capte le présent. Le temps s’effeuille dans le cercle d’une prison à ciel ouvert.
Inventer une autre voie, s’approprier les mots des autres (le bulgare) pour prendre la parole lorsque personne ne vous y convie : la trajectoire de Stefka Nikolova Stefanova porte l’écriture au cœur d’un nouvel agencement politique et s’impose comme un exemple de subjectivation. Exclue du champ du savoir, confinée au rôle de mère, locutrice du tsiganski, contrainte de quitter l’école à 14 ans : rien ne prédestinait Stefka Stefanova Nikolova à écrire. Pourtant, écrire est devenu une nécessité. À 40 ans, elle prend le parti des mots. L’essentiel est de parler, de parler au monde. De parler au nom du monde. Un sujet peuple. Les textes de Stefka Stefanova Nikolova ne sont donc pas des reflets d’une condition supposée tsigane, ni d’une condition des dominés. Ils s’inscrivent dans un devenir égalitaire. Ils expriment une subjectivation démocratique moderne. Ils constituent un véritable événement de parole. Là où la « littérature est moins l’affaire de l’histoire littéraire que l’affaire du peuple [1] ».
2010. Cette année, Stefka réalise enfin son rêve : reprendre les études. Le petit bar de la rue Peroushtitsa est fermé car plus personne ne peut se payer une soupe. Le combat de Stefka ne fait que commencer… Qui l’entendra ?
Post-scriptum
Cécile Canut, professeure à l’université Paris-Descartes, directrice de la collection « Textes en contexte » aux éditions Petra, est préfacière de l’ouvrage de Stefka Stefanova Nikolova.
Notes
[1] Franz Kafka, Journal, 25 décembre 1911.