Vacarme 54 / Régine Robin

L’écriture à la trace entretien avec Régine Robin

Régine Robin aime traverser : Paris par la ligne de bus du 91, l’Europe entre Paris et Berlin, l’Atlantique entre Paris, Montréal ou New York, les mondes de Shanghai à Buenos Aires. Elle aime aussi traverser les disciplines : de l’histoire à la linguistique, de la linguistique à l’analyse de discours, de la sociocritique des textes à la sociologie de la littérature. Elle ne s’en cache pas, elle aime l’hybride, la langue qui se déploie ou se fige, Kafka, les romans mémoriels, l’autofiction et les inventions encore à venir. Une drôle de soif de comprendre l’anime depuis longtemps, une drôle de soif qui a produit un parcours entre les lieux et les genres, entre l’identité et l’altérité, entre des temps qui n’en finissent pas de se chevaucher. Régine Robin n’est plus vraiment historienne, mais l’histoire n’en a pas vraiment fini avec elle… Car si elle défend le « flic du référent », ce référent, elle ne finit pas d’en défaire la transparence.

Car l’écriture de l’histoire chez Régine Robin doit porter des traces qui ne se donnent pas dans l’immédiateté des méthodes de la simple accréditation des sources. L’écriture doit jouer des non-dits comme des mythes, ne serait-ce que pour faire l’histoire de ceux qui ne laissent pas de traces d’archives. Or, ce qui se joue dans cette quête d’une Histoire autre a partie liée avec le deuil impossible et la mélancolie. Celle qui surgit avec un S. Bahn dans un ciel fantomatique de Berlin-Est. Celle qui est appelée pour que la mémoire ne puisse se saturer pour de bon. Pour que la mémoire ne puisse défaillir vraiment et que toute cette histoire du XXe siècle n’ait pas eu lieu en vain. Il y va sans doute de la possibilité d’être au monde, dans l’entre-deux, l’entre-trois, l’entre-mille mondes qui peuvent se démultiplier comme la petite femme de Snow dans Mégapolis. Celle qui prend le visage de Régine à moins que ce ne soit celui de Rivka, un visage qui s’imprime même sur celui des spectateurs de Bob Dylan quand ils frappent à la porte du paradis. L’Histoire autre c’est ainsi le paradis interdit, mais l’histoire malgré tout retrouvée. Celle qui se noue avec les trouvailles d’une chiffonnière qui ramasse des débris, des éclats et des fragments. Ce sont alors des collages, des montages, un faire voir le grincement des temps, leur disjonction et leur superposition qui redonnent au passé ses traces d’ombres et sa signification pour aujourd’hui. Cette signification se joue encore dans le passage des langues, comme autant de lieux pour cette étrange familiarité de l’Histoire. Entre subjectivité des bains de l’enfance où la langue est d’abord sensation et jouissance intime et effort intellectuel continu d’un sens à tisser, l’œuvre profuse de Régine Robin permet de sortir de cette intimité sans la perdre. Trouver l’adresse à l’autre, au lecteur, pour que cette part que l’on dit subjective et qui déroute tant les historiens, soit le moteur du désir de comprendre et de transmettre. Transmettre l’histoire des opprimés et de leurs efforts pour donner des institutions à la révolution ; transmettre l’histoire de leurs adversaires qui les ont broyés parce qu’ils exerçaient leur esprit critique, qu’ils croyaient au socialisme et qu’ils prenaient des initiatives hardies ; transmettre l’histoire de la destruction et de la survivance, transmettre simplement la conscience que tous ces efforts ont tissé des vies et la possibilité de savoir aujourd’hui que vivre suppose peut-être aussi de maintenir un idéal. La mélancolie n’est pas alors une simple nostalgie du communisme, mais deuil impossible d’une certaine conception de l’humanité libre.

Dans votre livre Le Naufrage du siècle, vous présentez les historiens comme des « flics du référent », mais dans vos expérimentations fictionnelles, celles qui sont par exemple sur Internet, vous n’êtes pas la dernière à trouver intéressant d’« utiliser des avatars pour combler l’impossibilité de l’être ». Alors il y aurait plusieurs Régine Robin, l’une du côté de cette quête du monde vrai, propre aux historiens, et l’autre du côté de cette invention de la vie subjective par la littérature ?

Sans doute y en a-t-il même plus de deux. Mais sur le site dont vous parlez en effet, il y a Régine et Rivka. Je tiens à cette distinction, le savoir universitaire d’un côté, la question littéraire de l’autre. Je crois à la validité d’écrire l’histoire avec des outils fictionnels. Ce n’est donc pas si dissocié. Ce qui relie l’ensemble, c’est tout de même la question de la langue et du rapport à la vérité.

Histoire et linguistique, votre premier « best-seller » en 1973, nous installe de plain-pied dans cette question. Quelle était l’ambition initiale de ce livre ?

Il s’agissait de faire prendre conscience aux historiens que le monde ne se donnait pas dans la transparence du langage, mais qu’il fallait accepter de reconnaître que la langue des archives et sa lecture étaient habitées par l’inconscient, que les idéologies traversaient les lexiques et les syntaxes, que le discours était toujours historique, non pas simplement à cause de son vocabulaire daté mais à cause des agencements qu’il produit pour représenter le monde. Autrement dit, je voulais rappeler que les langages sont aussi des représentations et que ces représentations supposaient de construire des manières de faire pour rendre visible ce tissage de la langue par l’histoire. L’archive ne devait plus être considérée comme un simple réservoir d’informations mais le lieu où la langue devient l’objet d’étude de l’historien pour saisir comment elle figure et fabrique le monde. Je cherchais à démonter — on ne disait pas encore déconstruire — la mécanique du langage, et dans le langage, celle de l’évidence. Dans la conjoncture des années 1970, on souhaitait articuler ainsi l’ordre de la langue, de l’inconscient et de l’histoire. Nous étions dans une phase de tests, d’expérimentations. L’analyse du discours souhaitait s’installer aux frontières de diverses disciplines, non seulement l’histoire, mais la philosophie, la sociologie. Or les historiens ne faisaient rien de la langue à ce moment-là. Personne ne parlait de discours. Foucault ne les intéressait pas. Lévi-Strauss ne les intéressait pas. Les historiens étaient très rétifs à l’historiographie ainsi qu’aux frottements interdisciplinaires, alors que nous leur proposions de s’ouvrir à ce qu’un certain type d’interdisciplinarité a de positif. Je ne parle pas du fait de papillonner. Il s’agissait de proposer une ouverture à ce qui se faisait ailleurs. Quand j’étudiais l’Ancien Régime, je m’étais particulièrement intéressée à la mercuriale, un discours produit une fois par an au moment où le Parlement de Paris s’assemblait en présence du Roi. C’est un texte extrêmement codé, ritualisé. Il ne devient intéressant que si on cherche sur trente ans à observer ce qui bouge subtilement dans les rapports de force – le Parlement c’était quand même une cour de justice. Le rituel m’intéressait dans la manière dont il pouvait évoluer discursivement, dans les déplacements des mots.

Comment en êtes-vous arrivée à cette analyse du discours ?

Les années 1960 ont été une époque de stimulation intense. Tout respirait l’intellectualité. On passait nos dimanches à discuter dans les bistrots des livres d’untel et untel, de la Phénoménologie de l’esprit… Il y avait Lacan et la psychanalyse aussi. Il y avait alors une pression telle que si on n’était pas en analyse, on n’était rien — mais à l’époque je n’avais pas d’argent donc c’était hors de question. Il fallait avoir lu Freud et aller au séminaire de Lacan. Qui n’y allait pas était un intellectuel de seconde zone. J’y suis allée plusieurs fois, n’y ai absolument rien compris et je me suis rendu compte plus tard que je n’étais pas la seule. C’est anecdotique mais ce qui importe, c’est la stimulation par la lecture que cela déclenchait. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Surtout ne pas aller trop vite dans les recherches d’articulation, ne pas être dans l’interdisciplinarité au rabais. J’ai commencé ma thèse dans ce contexte. Après l’agrégation d’histoire en 1963, j’ai été nommée professeure au lycée de Dijon ; c’est là que l’idée de la thèse est arrivée. J’étais une Parisienne invétérée et l’idée d’aller à Dijon me paraissait le comble de la province, un endroit absolument terrifiant — ce que ce fut en effet ! C’était une ville extrêmement bourgeoise voire aristocratique. Le lycée de jeunes filles où j’ai enseigné était le lycée du vin. Toutes les élèves avaient des noms à particule invraisemblables et puis les magasins fermaient à 18 heures. Il n’y avait qu’un seul cinéma. C’était pour moi ahurissant. Bref je m’y ennuyais.

J’avais des contacts à Paris avec des professeurs, en particulier Pierre Goubert et Robert Mandrou. L’idée de mener mes recherches sur place a induit mon sujet de thèse. C’est Daniel Ligou, un méridional exotique, professeur à l’université de Dijon, qui m’a dit qu’il y avait un fonds — les cahiers de doléances du bailliage de Semur-en-Auxois — que personne n’avait jamais étudié. Il y avait là matière à faire une thèse d’histoire sociale « à la Pierre Goubert ». J’aurais préféré travailler sur la communauté juive de Prague au xviiie siècle, mais outre l’allemand, que je maîtrisais à peu près, il aurait fallu connaître l’hébreu et le latin.

Malgré tout, j’ai fait une « rencontre » décisive à mon arrivée à Dijon. Il y avait une petite librairie sur le chemin de mon appartement au lycée et je regardais toujours ce qu’il y avait en vitrine. Un jour, j’ai vu un numéro de La Pensée avec un article d’un certain Louis Althusser qui s’intitulait « Contradiction et surdétermination » et qui traitait de la contradiction chez Hegel et chez Marx. Je l’ai acheté dans l’instant et je me vois encore – cela fait partie de mes intenses souvenirs de Dijon — m’installant chez moi avec une tasse de thé et passant trois ou quatre heures dans le ravissement. Je me suis dit qu’il fallait rencontrer Louis Althusser. J’avais en tête les problèmes théoriques sur « ordre et classe » que m’avait évoqués Ernest Labrousse, et j’ai eu l’idée d’aller voir comment les contradictions sociales de l’Ancien Régime fonctionnaient. Peut-être qu’« ordre et classe » étaient une fausse interrogation, qu’il fallait poser les problèmes tout autrement, en termes d’intrication, de surdétermination.

J’ai rencontré Althusser et son cercle, une rencontre illuminante pour moi. Comme j’étais au Parti communiste — le poids du père ! — j’ai rencontré des collègues à la cellule de Nanterre après que j’y fus élue assistante, et il se trouve qu’elles étaient toutes linguistes. Et comme à partir d’Althusser, j’avais compris très vite l’importance de la linguistique structurale puis de la linguistique générative, j’ai aussi compris ce que ces amies pouvaient m’apporter. J’ai alors commencé une formation que j’ai trouvée très ardue mais que je sentais indispensable, car j’avais l’idée qu’une lecture autre que celle des historiens pouvait être fondatrice pour mes cahiers de doléances.

Très vite j’ai voulu écrire dans ma thèse un chapitre sur le langage et cela a quelque peu contaminé ma démonstration. Lors de la soutenance en 1969, on m’a reproché d’être trop ambitieuse. J’avais étudié le mot féodalisme et sa position dans la syntaxe, à quel mot on pouvait opposer le terme « féodal »… Je faisais attention aux mots dans la distribution des phrases. Et comme de nombreux modèles de cahiers de doléances circulaient, il était intéressant de voir comment on les retrouvait et avec quelles variantes. Je m’étais vite rendu compte que ces cahiers fonctionnaient selon une dichotomie structurelle. Elle paraissait évidente une fois qu’on l’avait vue. Ce qui s’opposait aux droits seigneuriaux, c’était le mot « propriété » sans adjectif. Tous ces rameaux se sont articulés — la discipline historique, le marxisme de type althussérien et le structuralisme de l’époque avec la linguistique qui était reine. Entre 1969 et 1973 il y a peu d’années, mais des années lumineuses. J’étais alors encore très loin de la littérature, mais j’étais déjà dans les sciences humaines.

Pourquoi avez-vous cessé de travailler sur l’Ancien Régime ?

La mort de mon père a été décisive. J’ai éprouvé le besoin d’écrire quelque chose sur lui, mais je me suis heurtée à plusieurs problèmes, en tant qu’historienne et en tant qu’écrivaine. Car il fait partie des anonymes non bio-graphiables. Sa mise en texte, ce serait « un juif polonais dans les années 1920 », « un communiste des années 1930 ». Toujours donc une sorte de typification. Mais ce que je recherchais, c’était l’individu. Je n’avais cependant pas de quoi faire une biographie. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose qui soit à la fois fondé sur des documents historiques, des éléments que ma mère m’avait dit et de la fiction. Cela a donné Le Cheval blanc de Lénine et a marqué le passage à une écriture hybride que j’ai développée par la suite. J’ai donc écrit un texte mêlant des éléments réels, factuels, biographiques, sociologiques et de la fiction. J’ai imaginé une généalogie familiale dont je ne savais rien en vérité. Mais je suis partie d’un récit vrai de mon père, qui est celui sur les Bolcheviks : l’Armée rouge, en 1920, arrive dans son village. Lui, en 1920, a seize ans et les rejoint. Son idéal est d’entrer dans l’Armée rouge. Le soir au bivouac, le commandant de ce détachement voit ce jeune homme et lui demande ce qu’il fait là. Mon père lui répond qu’il veut rester avec eux mais le commandant refuse. C’est impossible, il est polonais, il doit aller faire la révolution chez lui. Un vrai discours de mentor. Et mon père rentre dans son village où il manque de se faire assassiner par les Blancs. C’est le début d’une grande saga. Mon père avait déjà commencé à broder un peu sur ce récit. Il en était arrivé à dire que c’était Semion Boudieny, l’un des principaux chefs de la cavalerie rouge, qui lui avait parlé directement ! D’amplification en amplification, j’ai imaginé que c’était Lénine lui-même. La seule chose possible était le recours à la fiction. J’aurais pu développer le tout et en faire un vrai roman avec des personnages multiples, mais tel que cela se présente, c’est une expérimentation d’écriture faite de beaucoup de collages, de citations. Je me suis dit qu’il faudrait faire de l’histoire comme ça. J’avais l’intuition que quelque chose n’allait pas dans la manière dont on écrivait l’histoire — d’où la nécessité d’aller voir du côté de la linguistique, puis ensuite du côté de la littérature. Ce livre a eu un succès important, ce qui n’était vraiment pas prévisible. Au départ, l’éditeur m’avait demandé un livre sur la crise dans les sciences humaines ! Mais à la mort de mon père, j’ai dit au directeur de collection que je ne pouvais faire que cela. Et il a accepté !

Ce livre a-t-il été une manière de travailler sur le « poids du père » que vous évoquiez ?

Oui, bien sûr. Quand j’ai choisi l’histoire plutôt que la philosophie, c’était à cause de mon père, qui pour moi était un petit personnage historique à lui tout seul. Il avait été au Parti communiste polonais, avait émigré au début des années 1930, quand cela commençait à mal tourner dans le Parti, mais il connaissait tout le monde. Il racontait plein d’histoires, connaissait tous les chants révolutionnaires, qu’il entonnait le soir. Faire de l’histoire, c’était continuer quelque chose de mon père. Parallèlement à ma formation académique, il y a tout ce que m’a apporté ma formation intellectuelle d’un point de vue plus « politique ». Par ma famille, j’étais comme spontanément marxiste. J’ai été bercée par la lutte des classes à tel point que je recevais des baffes quand je rapportais France-Soir avec des photos d’acteurs ! À la maison, seule L’Humanité pouvait rentrer. Cela ne m’empêchait pas de considérer que mon père — quoique assez imbuvable — devait avoir un peu raison. Ainsi quand je suis arrivée au lycée Fénelon, moi qui venais de Belleville, je me suis retrouvée avec des filles d’avocat, de médecin. Et la première fois que l’une d’entre elles a daigné m’adresser la parole, c’est pour me dire que mes chaussures, que je venais d’acheter au Quartier latin, étaient belles. Je me suis dit alors que l’existence des classes n’était peut-être pas une chimère et que mon père ne disait pas que des bêtises.

Et puis toute petite, je voulais tout savoir de la guerre dont nous sortions. Je posais des questions à mon père tout le temps. J’avais l’impression d’un destin familial exceptionnel. Cela tenait sans doute au fait que nous avions survécu. Cinquante et une personnes de notre famille avaient disparu en Pologne à Treblinka. J’ai été élevée dans le sentiment du miracle de la survivance. Nous devions notre vie à une série de miracles : nous n’avions pas été arrêtés en juillet 1942 ; nous étions passés à travers les gouttes à Paris où j’étais avec ma mère et mon frère, mon père étant prisonnier de guerre dans un stalag. Et puis il y a une dette envers les morts. Il y a tout ce qu’ils n’ont pas pu réaliser, n’ont pas pu faire, connaître, tout ce qu’ils n’ont pas vécu. Il y a un poids, une responsabilité. Je ne me le formulais pas en ces termes car cela m’aurait paralysée mais il y avait la prescience de ne pas être comme les autres par le fait d’avoir été persécutés, et d’avoir survécu.

En 1979, ce fut l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques. Depuis longtemps, je me demandais comment et pourquoi tout avait mal tourné. Mon père, jusqu’en 1956, était un stalinien formé dans les années 1930 en Europe centrale, membre d’une section qui prolongeait la MOI. Mais en 1956, le ciel lui tombe sur la tête et il devient sioniste en une nuit : le drapeau rouge de la Commune qui était sur le buffet est remplacé par le drapeau israélien ! Je ne voulais surtout pas devenir comme lui après ces inévitables désillusions. Devenir sioniste comme mon père, c’était un cauchemar. Jeune étudiante, j’avais adhéré à l’Union des jeunesses communistes. En ce temps-là c’était une grande foire avec des tendances diverses. Moi j’étais « italienne ». Le PCI avait l’air bien plus intelligent que le PCF ; on y trouvait tous les artistes de l’époque, à commencer par Visconti dont je révérais le cinéma. L’Unita, cela ne ressemblait pas à L’Humanité, et notre problème était de savoir s’il fallait apprendre l’italien pour lire Gramsci dans le texte. Plus tard, en 1989, il fallut se demander si le destin de cette génération révolutionnaire (celle de mes parents) avait encore un sens. Mon oncle Moshé me demandait : « dirais-tu que toutes ces années dans la clandestinité, les prisons de Pilsudski, le drapeau rouge, nos luttes, les grèves internationales, c’était pour rien, qu’on s’est complètement trompés ? »

Avez-vous conçu votre livre sur le yiddish dans cette double filiation de votre travail sur le discours et de votre héritage familial ?

Sur le discours, ni explicitement, ni directement, mais je crois que s’interroger sur le langage comme je l’ai fait n’a pas été totalement disjoint de mes multiples rapports d’altérité à la langue. Sans me vouer à son étude comme Rachel Ertel, j’ai été convoquée par le yiddish quand j’ai vu tous les vieux qui le parlaient mourir l’un après l’autre. Il y a eu là comme un saisissement : une bibliothèque semblait brûler à chaque disparition. La langue elle-même était déjà une survivance après la Seconde Guerre mondiale. Autour de moi, nombreux étaient ceux qui vivaient des « retours de judéité » associés à un rejet de la France, rejet qui devenait pathologique, mais moi j’avais des garde-fous. Je me suis toujours reconnue dans le fait que les « vrais juifs » sont ceux qu’Isaac Deutscher appelait les « juifs non-juifs », c’est-à-dire ceux qui sont perpétuellement dans les interrogations identitaires, mais qui heureusement ne débouchent jamais sur des certitudes et restent constamment en décalage. J’ai écrit L’amour du Yiddish avec ces garde-fous et, pour les mêmes raisons, je suis allée m’aventurer chez Kafka et les intellectuels d’Europe centrale de la fin du xixe siècle. La question n’était pas « le yiddish » mais sa constitution en langue littéraire au xixe siècle, à un moment où il s’agit de donner voix à un peuple opprimé. Ce sont des littératures qui se veulent très identitaires et épiques, dans le combat social. Ceux qui l’écrivent vivent presque tous en Russie, ou dans l’espace dominé à l’époque par le tsarisme. Ils sont tous bilingues ou trilingues. Jusque-là ils écrivaient en russe. Sauf qu’à un moment donné, ils se sont dit que c’était bien beau, qu’ils étaient certainement de grands écrivains, presque des Tolstoï en russe, mais pas lus par ceux à qui ils s’adressaient. Ils n’avaient pas une très haute appréciation du yiddish, mais ils ont décidé que, puisque le peuple parlait yiddish, il fallait faire une littérature pour ce peuple. Au sein de cette littérature qui s’étoffait, un certain nombre d’écrivains ont aspiré, plus tard, à une littérature plus intimiste, plus symboliste, dans la poésie notamment. D’autres ont été influencés par les diverses avant-gardes. Ces poètes ont travaillé la forme à une époque où l’on rentrait dans le stalinisme, alors que cela devenait dangereux de s’écarter de l’esthétique du réalisme socialiste. Indépendamment de cet exemple, je crois qu’il y a dans toute société des moments où le roman social, épique, engagé est porteur ; et d’autres où, au contraire, la tendance est du côté de l’intime, du biographique, ou encore du formalisme ; et il y a toujours des écrivains qui sont à contretemps, qui suivent une autre logique. Ils n’ont de fait pas la même publicité, la même visibilité. Mais ils fabriquent la langue littéraire. Avant de travailler sur le réalisme socialiste soviétique, je voulais le faire pour ces textes en yiddish ; c’est Marc Ferro qui m’a demandé de déplacer mon angle d’approche. Ce que j’ai fait.

Vous parlez à ce propos d’« esthétique impossible ».

Il y a plusieurs raisons à cela. Impossible en effet, car il y a le problème du stalinisme et la façon dont celui-ci, à partir de 1934, affecte tout ce qui s’appelle « réalisme socialiste ». Des diktats et des contraintes sont alors imposés aux écrivains. C’est une chose bien documentée. Mais ce n’est pas sur ce sujet que j’ai voulu m’attarder, parce qu’il interdit de poser une autre question. À savoir : qu’est-ce que le réalisme socialiste si l’on imagine une fraction de seconde qu’il n’ait pas été affecté par ce devenir historique ? La chose devient alors beaucoup plus complexe et il faut remonter à Georg Lukács et ce qu’il appelle le « grand réalisme ». Celui-ci est une sorte de représentation des rapports sociaux et de la façon dont les destinées individuelles s’y développent. Balzac, Flaubert et Zola sont unis par la façon dont ils s’attèlent à représenter la société de leur temps. Quelque chose est dit de la société française, de la façon dont les fortunes se font et se défont, des mécanismes économiques et sociaux qui sont là derrière. Le « réalisme socialiste » n’était rien d’autre que cela, un cran au-dessus. Il se voulait une synthèse entre ce « grand réalisme » du xixe siècle et le romantisme révolutionnaire. Il voulait combiner le souffle épique de la constitution de « l’homme nouveau » et la prose de la quotidienneté. L’enjeu était d’envisager l’articulation entre une idée — une fabrique de légendaire permanent — et une présentation du monde tel qu’il était en train de se faire. Il y a donc là une esthétique « impossible », parce que dans le contexte du stalinisme culturel, l’alliance était impossible entre le didactisme et la littérarité. Mais « impossible », aussi, car fondamentalement autre. J’y ai repensé récemment en allant voir au cinéma Entre nos mains de Mariana Otero. C’est un documentaire sur la façon dont des ouvrières de la région d’Orléans ont essayé de sauver leur usine liquidée par le patron, en se rassemblant en coopérative. Tout ce film, très austère dans sa forme, raconte leur tentative et leur échec, sans interdire un optimisme malgré tout. Il y a là une volonté de représenter la classe ouvrière, ses combats, son quotidien et pour cela une attention portée aux gestes des ouvrières — c’était une usine de lingerie fine — à leur façon de mettre les bobines, d’être à la machine, de se parler entre elles. Mais peut-on faire du « grand réalisme » avec le destin des ouvriers qui viennent de se faire licencier ? En regardant ce film, je me disais : « quel ratage, le réalisme socialiste, quelle tragédie que cela n’ait pas marché. Le réalisme socialiste aurait pu être le point de jonction entre l’histoire et la littérature. Quelle force il y avait au départ dans cette idée. »

Vous avez traduit des textes du yiddish.

Oui mais pas ceux du réalisme socialiste, qui ne cassent pas des briques. En fait, j’ai beaucoup de mal à me mettre dans les mots des autres. La traduction est une expérience très difficile et j’ai décidé que je ne traduirai plus. Je rencontre ces phénomènes que Kafka identifiait très bien entre le yiddish et l’allemand, deux langues voisines, très proches dans leur système et pourtant irréductibles l’une à l’autre. Ce travail est très enrichissant mais également très douloureux. Il m’a nourri, en effet, parce que j’ai traduit des grands écrivains, David Bergelson et Moïse Kulbak, tous deux tués par le régime stalinien. Mais travail très ardu, car il fallait être fidèle, et pour Kulbak, par exemple, la traduction du travail formel est quasiment impossible. L’auteur joue avec toutes les potentialités du yiddish. Si les personnages sont très affectés, ils ont un yiddish extrêmement germanisé, c’est-à-dire que tous les mots slaves et hébraïsants sont chassés. Mais il y a aussi des personnages qui utilisent beaucoup de termes ukrainiens et qui « sur-slavisent » le yiddish pour le rendre plus intime. Alors, quand on a une phrase entière en ukrainien, quand on a un personnage qui sur-germanise, comment fait-on pour traduire tout ça en français ? On ne peut pas les faire baragouiner ! Il faut donc constamment s’adapter, inventer des solutions et cela n’est jamais totalement satisfaisant.

Ces rapports d’altérité à la langue que vous évoquez vous conduisent souvent à nommer le français comme « quasi-langue maternelle ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Le français n’est pas ma langue maternelle. Je parlais exclusivement yiddish avec mes parents, même quand on commentait ce qu’on entendait au journal télévisé. Mais je dis « quasi-langue maternelle » parce que, alors que c’était la guerre, j’avais une nourrice, Juliette, qui était française, qui fricotait un peu avec les Allemands et qui me gardait dans la journée, voire la nuit quand c’était très dangereux. Or, elle ne parlait que français et j’y ai donc été exposée très tôt. J’avais perçu qu’une des deux langues était très dangereuse et l’autre le bonheur — Juliette m’emmenait aux Folies Belleville et je m’amusais comme une folle ! Ma mère me disait qu’il ne fallait parler yiddish qu’entre nous et jamais devant ou avec d’autres personnes. Il paraît — mon frère le prétend — que j’avais toute petite, en français, un accent d’Europe centrale. Je ne l’ai « découvert » que la première fois où je suis allée à l’école communale. Mais en trois mois, je l’avais perdu et j’étais plus parisienne que n’importe qui. Maintenant d’ailleurs j’ai l’accent français dans toutes les langues étrangères que je parle. Et même en yiddish ! L’apprentissage du français n’a pas été du tout conçu comme une aliénation. C’était la grande langue française que je voulais maîtriser. Bien sûr que la violence symbolique était présente, mais j’y étais très heureuse. C’est sans comparaison avec aujourd’hui. Il était naturel pour moi de passer d’une langue à l’autre. Le yiddish était cependant la langue du clan, la langue familière ; pour autant je partageais alors le préjugé ordinaire qui fait considérer le yiddish comme une langue mineure, un jargon opposé à une autre grande langue, l’allemand – mais cette grande langue faisait problème.

Mon père était contre tout ce qui était allemand à l’exception de la langue car il y avait la « Littérature allemande ». J’avais fait miens tous les stéréotypes autour de la Bildung et de l’allemand des Lumières. Encore maintenant, il y a cette ambivalence qui fait que je lis l’allemand mais ne le parle pas. C’est cette même ambivalence que je retrouve à Berlin, où le plus souvent je me sens très bien, alors qu’à chaque tournant il y a de l’horreur cachée. Il faut composer avec. Lorsque je me suis trouvée pendant six semaines à Berlin pour donner des cours sur la littérature du Québec, j’étais un peu seule, un petit peu vide, et j’avais beaucoup de temps pour écrire, pour me balader, et je sentais bien qu’il y avait cette ambivalence perpétuelle à faire travailler dans l’écriture. Toutes ces langues qui m’ont composée — et il faudrait ajouter l’anglais, que j’aime beaucoup aussi — ont contribué à me faire choisir et apprécier l’entre-deux et le déplacement, son corollaire.

Avec cette marqueterie de langues, vous vous retrouvez au Québec où le français est encore une autre langue. Votre livre La Québécoite a connu d’ailleurs un succès polémique qui fait fond sur la question identitaire.

J’ai eu beaucoup de problèmes car il y avait là une nouvelle position pour moi : je me suis retrouvée en position « impérialiste » alors que j’étais plus habituée à la position de victime. J’arrivais avec mon français pointu, mes subjonctifs imparfaits face à des étudiants à la langue fragilisée. Devais-je corriger la langue dans les copies ? Assez peu de temps après, j’ai écrit le roman La Québécoite. Ce roman est expérimental, en rien autobiographique. Je transporte mon personnage dans trois quartiers de Montréal et je lui donne à chaque fois un amant montréalais – c’est une traversée et une découverte de la ville. C’est aussi un texte très critique contre le nationalisme québécois, sujet qui est au cœur d’un livre qui va paraître à l’automne 2011 : Nous autres les autres — difficile pluralisme. Et le fait d’être une intellectuelle non nationaliste au Québec, c’est presque pire que d’être une communiste cherchant à entrer aux Hautes Études ! Cela vous garantit la marginalité. Tout nationalisme m’arrête ! Quand on était pour la paix en Algérie, on avait toutes sortes de discussions. Qui est à la tête du mouvement ? Est-ce qu’être pour la décolonisation comme on l’était nous conduisait nécessairement au nationalisme ? La position du Québec ressemble plus à celle des Catalans qu’à celle des Algériens. Je suis contre tout nationalisme et cela s’est noué dans la guerre, je n’y peux rien. Montréal est une ville où il fait bon vivre mais il y a dans tout nationalisme le noyau dur d’une vision organiciste, essentialiste qui court-circuite l’universalisme auquel je tiens.

Vous dites que votre travail sur le roman mémoriel est une sorte de réponse à Pierre Nora. Vous pensez que les lieux de mémoire court-circuitent aussi l’universalisme ?

Les Lieux de mémoire tentent de décrire des formes symboliques qui s’effaceraient et qu’il faudrait cartographier pour les patrimonialiser. Avec le roman mémoriel, je souhaitais proposer qu’on réfléchisse avant toute patrimonialisation à la déconstruction du récit national. Encore faut-il admettre qu’il est fictif et chercher quelle est la fonction sociale de cette fiction. Les historiens, de ce fait, alors même qu’ils inscrivent dans leur texte des savoirs savants, participent du roman national. Il faut donc articuler toutes les mémoires pour comprendre comment « le mécano » national se constitue, mémoire officielle, politique, mémoire historienne, mémoire culturelle. Je me souviens que dès le premier numéro des Révoltes logiques, le mot mémoire était sur la couverture. L’enjeu était immédiatement politique car cette notion de mémoire allait remplacer la notion d’idéologie et la forclore. En trente ans, les enjeux se sont déplacés. Ainsi avec La mémoire saturée, j’ai voulu lancer un signal d’alarme à l’encontre d’un mémoriel qui tue la mémoire par surexposition, et qui installe une grande confusion. C’est alors par la fiction et son ambivalence qu’on peut faire résonner quelque chose d’autre qui soit de nouveau audible. Par exemple, aujourd’hui la mémoire du mouvement ouvrier est écrasée par la question « totalitaire ». Moi, je suis du genre fidèle, bêtement fidèle. J’estime que là aussi, j’ai une dette, et quand je vois un combat ouvrier, mes tripes se serrent, quelque chose s’agite en moi. Je suis toujours de ce côté-là ; je ne me dis pas « tout ça mène au goulag ». Je dis « allez-y, je suis avec vous ». Vittorio Foa, Miriam Mafai et Alfredo Reichlin ont écrit une pièce de théâtre intitulée Le silence des communistes. Je la trouve ratée, mais elle est là, sa présence et son intitulé font signe vers un vrai problème. Je reste toujours surprise par la fin de l’URSS le 25 décembre 1991. C’est un peu l’Empire romain qui s’écroule. Cela a été un événement inouï, mais on a dîné ce soir-là comme si de rien n’était, et le lendemain, il n’y avait plus d’URSS.

La chute de l’URSS, le « naufrage du siècle », est vertigineuse, mais il ne se passe pas toujours quelque chose devant l’événement historique.

C’est une question incommensurable. Vous savez qu’au moment de la déclaration de la guerre de 14-18, Kafka écrit dans son journal « piscine ». Et Louis XVI, le 14 juillet, « rien ». J’ai beaucoup de mal à me représenter cela. J’ai quand même l’impression que Kafka est hors du coup, car la plupart des gens, au moment de la mobilisation générale en 1914, ont mesuré l’ampleur de l’événement. Mais pour l’URSS, non, rien. Silence de mort ou « bonne nouvelle » partagée par tous.

Cela nous conduit au point de la nostalgie, de ce qui est perdu, disparu. Quand on lit Mégapolis ou Berlin chantiers, on sent bien cette tension entre la perte et le mouvement.

Nostalgie, oui sans doute, là où j’ai un passé. Quand je reviens à Paris et qu’il y a une banque à la place d’un bistrot, je suis en rogne, mais malgré tout j’aime les mégapoles. Je reviens de Shanghai. Laissez-moi vous dire que c’est la mégapole de l’avenir !

Pourquoi la mégapole plus que tout ?

C’est là où je me sens le mieux. Dans une très grande ville, anonyme, où tout bouge, un peu comme moi, tout est éphémère. Si on revient six mois plus tard dans une mégapole, il y a un gratte-ciel à la place d’un trou. Il y a une invention permanente des choses ou mieux, une impermanence des choses qui me convient, très loin du patrimoine national. C’est une manière de s’inscrire dans la post-modernité, de marcher avec, d’avoir le sentiment de faire partie du mouvement généralisé des choses, du flux du temps. Dans les mégapoles, je suis comme tout le monde. On est tous des étrangers, tous des gens qui passent. Un New-Yorkais de quatre générations n’existe pas ou peu. À Paris, je suis peut-être trop implantée. J’ai des souvenirs partout dans la ville. Chaque station de métro me raconte une histoire. Je ne sais plus qui évoquait la station Saint-Martin qui n’existe plus, entre République et Strasbourg-Saint-Denis. Mais moi je l’ai connue cette station. On l’a fermée dans les années 1950. Je vais faire un livre sur Paris. Je vais essayer de m’y faire « autre », et me laisser entamer par de « l’autre ».

On a le sentiment que cette impermanence trouve chez vous un lieu d’élection dans l’autofiction.

En effet, que ce soit dans L’Immense fatigue des pierres ou dans l’une des nouvelles de Cybermigrances, où chacun dispose d’une boîte d’archives en vue de sa trace post-mortem, ou encore dans les Capsules d’Andy Warhol, où le tout de la vie doit pouvoir se concentrer, se conserver, ou encore dans la démultiplication d’un personnage qui disparaît, donne des faux rendez-vous, prend votre nom, en change, réapparaît fictivement entre Paris, Buenos Aires et Vancouver, il s’agit toujours de jouer l’impermanence et l’auto­fiction par la démultiplication des identités. La fabrique d’un récit de vie entre réel et fiction est une autre manière de parler de l’impossible identité de soi à soi. L’écrivain est toujours habité par un fantasme de toute-puissance, d’auto-engendrement par le texte où des filiations imaginaires peuvent prendre la place des vraies. Maintenant avec Internet, on peut fabriquer toutes sortes d’avatars, camoufler son identité, en prendre une autre, jouer avec. Parfois c’est très dangereux, une de mes étudiantes a fait une dépression parce qu’elle était tombée amoureuse de quelqu’un sur le net, dont elle s’était aperçue que c’était un programme informatique, qu’il n’y avait personne derrière. Pendant des années, elle a eu une romance avec un logiciel. Ça l’a vraiment bouleversée.

Mais dans cette recherche d’une identité pluralisée, il existe une zone limite, une bordure où le passage à l’acte tend à effacer les frontières entre le monde fantasmatique de l’auteur et le réel socio-biographique. Alors la mise à distance du mode fictionnel des écrivains ou des internautes ne fonctionne plus. Si l’identité est ce foyer virtuel dont parle Claude Lévi-Strauss, elle ne peut cependant telle une amibe s’étendre dans toutes les directions, prendre toutes les formes, se vider jusqu’à l’implosion. Mais Internet, c’est d’un intérêt formidable pour tout ce qui est du registre du fictif identitaire. Au travers de ces fictions, on peut solliciter des nouages entre différentes vies et des nouages entre histoire et post-modernité.

Dans ce nouage, entre histoire et postmodernité, l’esthétique récurrente chez vous est celle du fragment, du montage, du collage. Est-ce un travail formel à la manière de l’Oulipo ? Une manière de fabriquer une esthétique nouée à la guerre ? Ne pas faire un travail sur la guerre mais avec la guerre, qu’est-ce que cela veut dire ?

Mon rapport à la guerre fait qu’un certain type d’esthétique lisse, continu, pris dans la représentation classique est pour moi impossible. Ce serait une forclusion de la guerre. C’est pourquoi, sans doute, le fragment est important. Comment exprimer cette relation ? Pendant la guerre, on était toujours pressés, il fallait déménager, il fallait changer de lieu, ce qui nous a sauvés. On a très souvent été alertés par la résistance du quartier qu’une rafle se préparait et qu’il ne fallait pas être là le soir. Ma mère prenait ses mômes, son baluchon, et pour la nuit on allait ailleurs. Il fallait être pressé. Rien ne durait, tout était précaire. On n’habitait jamais le même lieu. Je crois que cela fait trace. Et le fragment est ce qui permet de « déménager » dans l’écriture. Quand je fais des exercices sur les bistrots avec des règles formelles assez strictes, ou à propos de la ligne de bus 91, je ne suis pas dans la gymnastique intellectuelle de l’Oulipo. Même s’il y a bien quelque chose que je dois à Perec, qui m’a beaucoup inspirée, outre que nous partageons le même quartier d’enfance. Les contraintes permettent de dépasser le vertige de la page blanche et comme chez Perec, à mon niveau, de conjoindre le tragique de l’expérience vécue et l’écriture dans ce qu’elle peut avoir de plus formel.

Quel âge aviez-vous quand Juliette vous emmenait aux Folies Belleville ?

Je suis née en décembre 1939. Les deux premières années, ce sont des souvenirs racontés. À trois et quatre ans, je vois très longtemps Juliette. Et la Libération de Paris, ce fut et c’est encore très fort pour moi. En fait, j’ai eu une nourrice tout de suite parce que ma mère travaillait et que, même avec l’étoile jaune, elle allait acheter son pain. Elle disait « moi si je suis prise, la gamine sera sauvée ».

Avoir une nourrice française, c’était une mesure de sûreté ?

Oui, Juliette m’a sauvée.


[quelques livres de Régine Robin]

  • Histoire et linguistique, Armand Colin, 1973
  • Le Cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre, Complexe, 1979
  • La Québécoite, Québec-Amérique, 1983
  • L’Amour du yiddish : écriture juive et sentiment de la langue (1830-1930), Éditions du Sorbier, 1984
  • Le Réalisme socialiste : une esthétique impossible, Payot, 1987
  • Kafka, Belfond, 1989
  • Le Roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors lieu, Le Préambule, 1989
  • Le Naufrage du siècle, Berg International/XYZ, 1998
  • Berlin chantiers, Stock, 2001
  • La Mémoire saturée, Stock, 2003
  • Mégapolis : les derniers pas du flâneur, Stock, 2009.