Vacarme 54 / Lignes

Commanderie, Vincent Leroux

Dans l’entre-deux qui s’étend entre Paris et les communes limitrophes, la Commanderie est un foyer de travailleurs migrants, qui, par sa situation territoriale, a acquis une présence flottante. Un lieu qui aurait dû être de passage et qui, avec les années, est devenu lieu de vie : une vie de l’entre-deux, celle d’emplois qui rendent invisibles, celle d’histoires individuelles et de réseaux communautaires, une vie qui vacille entre l’ailleurs espéré et le refuge.

C’est cet équilibre fragile, qu’une réhabilitation du foyer remettait en cause, que Vincent Leroux a saisi dans un travail photographique mené de 2007 à 2010 – dont nous reproduisons dans les pages suivantes et en 3e de couverture des extraits. Gérée par Adoma, ex-Sonacotra, la Commanderie constituée à l’origine de 290 « unités de vie » a été transformée en une résidence sociale de 400 « studios autonomes ». Enchevêtrant portraits des résidents, témoignages, prises de vues de quelques objets personnels et des bouleversements des espaces, Vincent Leroux redistribue ce territoire dans un double mouvement qui s’ancre d’abord dans l’architecture et la destination du lieu, puis s’ouvre au témoignage de soi et à la parole.

Quel dispositif avez-vous choisi pour suivre ce changement de statut du foyer ?

Réaliser un travail photographique pendant le chantier m’intéressait car il me permettait de poursuivre mes recherches sur la relation au territoire, que j’avais déjà menées à l’occasion d’un travail précédent, « C’est dans la vallée » (Alsace, 2004), mais ici dans un cadre et avec une population différente.Dans un premier temps, je me suis familiarisé avec les espaces et les circulations du foyer, ce qui m’a permis de rencontrer les résidents de manière informelle, en les croisant dans les couloirs, mais aussi d’enregistrer les bouleversements provoqués par le chantier. La réhabilitation du bâtiment se déroulant en « milieu fermé », les travaux et les habitants ont cohabité. Je pouvais donc à la fois enregistrer photographiquement l’évolution du chantier et rester en contact avec les résidents. Pour ouvrir la discussion, je demandais aux résidents leur opinion sur les travaux en cours et le changement de statut du foyer. Je leur proposais d’enregistrer notre discussion puis, à l’issue de celle-ci, de réaliser un portrait et éventuellement quelques vues de leur environnement immédiat.

Est-ce que la transformation du lieu a été un accélérateur de paroles pour les résidents ? On perçoit dans les témoignages des souhaits, des inquiétudes, des regrets différents selon les personnes ?

Je ne sais pas si la transformation du foyer a été un accélérateur de paroles, elle était le point de départ du dialogue établi. Assez vite, nous discutions de la façon dont le résident vivait au foyer. Parfois mon interlocuteur restait centré sur les inconvénients de la transformation : chambre plus petite et plus chère, fin de la possibilité d’héberger ou d’être hébergé, c’est-à-dire la remise en cause de la « solidarité traditionnelle africaine ». La prise de parole n’a jamais été communautaire : à chaque fois, la rencontre avait lieu de manière impromptue au gré de mes déambulations dans les couloirs. Quand j’engageais une discussion avec une personne au sein d’un groupe, la qualité de l’échange me semblait altérée par la présence du groupe. Je proposais donc souvent de nous isoler. Par ailleurs, en dehors du jour où j’ai présenté mon projet au comité des résidents, je n’ai plus été en contact avec les « corps constitués » du foyer. J’ai bien sûr tenté de rencontrer les anciens, les imams, mais sans que cela aboutisse. J’ai longtemps cru que c’était un « échec » dans ma façon de mener le projet – avant de comprendre que cette contrainte m’avait au contraire permis des rencontres avec des individus dont les prises de paroles étaient sans doute plus personnelles.Les témoignages accompagnant les portraits diffèrent grandement selon le profil de chacun et de sa situation au sein du foyer. En grossissant un peu le trait, les anciens, souvent « stabilisés » administrativement, sont plutôt favorables au projet de vie porté par la réhabilitation. D’autres, dont la présence au foyer dépend de la solidarité communautaire, sont plus démunis. Enfin, les plus jeunes perçoivent parfois le foyer comme un lieu reproduisant un mode de vie communautaire très traditionnel, pesant et de ce fait en décalage avec leurs aspirations.

Vous n’avez fait que des portraits individuels des résidents ; y avait-il une difficulté à donner une représentation de la vie communautaire ?

Le projet de réhabilitation porte effectivement en lui la notion d’individualisation du mode de vie. Et c’est ce passage du collectif à l’individuel qui a suscité mon intérêt pour la mise en place de ce travail. Les photographies du chantier, comme chaque portrait qui résulte d’une rencontre réciproque, tentent de saisir cette individualisation des espaces. J’étais surpris – et ému – de voir certains résidents en grande précarité, accepter que je les photographie et donc de témoigner de leur présence sur place. Outre la difficulté évoquée plus haut de la prise de contact avec les représentants du foyer, c’est peut-être cette « intimité » néces­saire et consubstantielle à chaque rencontre qui m’a finalement permis de dresser le portrait d’une communauté au travers de parcours singuliers.

Post-scriptum

Commanderie de Vincent Leroux est publié par Temps Machine éditeur, 2011, www.tempsmachine.com et sera exposé à l’Espace 1789, Saint-Ouen, du 18 janvier au 20 mars 2011.

Ce travail photographique de Vincent Leroux est publiée pp. 84 - 88 ainsi qu’en 3e de couverture. Il ne peut être vu que dans la version papier de la revue.