La fiction du logis
par Pierre Zaoui
L’opposition sciences dures/sciences humaines (molles) qui nous semble si structurante aujourd’hui, même quand on voudrait ne pas y adhérer, a une histoire. On peut en comprendre l’origine si l’on remonte le roman familial du logos, qui raconte l’histoire de la méfiance occidentale à l’encontre de la fiction. On peut aussi décider qu’il est temps d’inventer nos propres romans, et espérer que nos fictions inventent une nouvelle manière d’être ensemble. Voici donc un programme politique et poétique.
« L’unité de l’objet n’est désormais rien d’autre que le raccordement continu de ses profils ». David Lapoujade, Fictions du pragmatisme
Scène de ménage. La grande Raison des Grecs, scientifique et philosophique, qui est encore la nôtre, est sans doute née de deux parents en guerre. Car elle apparaît dans la mythologie, la tragédie, les poèmes des physiciens pré-socratiques. Mais aussi dans la découverte du logos mathématique, c’est-à-dire d’un discours consistant et nécessaire en lui-même, sans origine et sans fondement, la philosophie et la science cherchant seulement à étendre autant qu’il est possible ce logos dans les régions dédiées jusque-là au mythe (l’origine, la beauté, la nature, la politique). Bref deux régimes de discours antagonistes se sont penchés sur le berceau de la Raison : d’un côté le muthos religieux et poétique gros d’une réelle mathématophobie, de l’autre le logos mathématique gros d’une profonde fictiophobie. Les mathématiciens ne sont pas censés aimer les fictions, parce que les mathématèmes ne sont que des tautologies déduites de leurs postulats initiaux et résistant à toute variation imaginaire : dans le cadre de la géométrie euclidienne, il est impossible d’imaginer un triangle dont la somme des angles soient inférieure ou supérieure à 180° ; et par exemple, quand Lovecraft, dans La Maison de la sorcière, nous décrit une maison dont les coins prennent des angles non-euclidiens, c’est troublant, mais ça ne dure pas, parce qu’on ne peut pas l’imaginer en vérité – c’est un trouble faible. À l’autre bout, les poètes comme les religieux ne sont pas censés aimer les mathématiques, non seulement parce que le régime de la fiction est toujours celui de la variation imaginaire (par rapport à d’autres fictions antérieures), mais surtout parce que les mathématiques ne sont pas une science, puisqu’elles sont sans objet, sans synthèse de l’imagination – elles ne nous disent rien sur le réel, rien sur ses fondements (toujours arbitraires) et rien sur ses fins ultimes, alors que le muthos en un certain sens, et ne serait-ce que pour rire, ne vise qu’à cela. Si l’on veut comprendre l’amour comme la haine des fictions, ce n’est donc pas de l’opposition fiction/réalité qu’il faut partir et qui n’a peut-être pas de sens, mais de l’opposition mathématophobie/fictiophobie entre lesquelles la raison scientifique et philosophique babille et s’ennévrose, contrite qu’elle est d’avoir à choisir entre son papa et sa maman tout en rêvant d’une réconciliation impossible. Disons que les mathématiques c’est maman, puisque ça commence pareil, qu’il y est davantage question de matrice, et plus sérieusement pour tordre le cou à ce préjugé qui voue communément au moins depuis Platon les filles à la fiction et les garçons aux maths.
Maman contre papa. Platon aimait les mathématiques d’un amour vrai et profond : nul n’entre ici s’il n’est géomètre, et ce n’était pas une blague. Mais c’était un bon fils et il ne rêvait pas de parricide. On trouve donc encore du papa-muthos chez lui, mais à deux conditions : qu’il vienne après maman mathématique et qu’il dise à peu près toujours la même chose (en l’occurrence qu’il pose la question de l’immortalité de l’âme ou de l’unité éternelle de l’être). Du coup sa fictiophobie n’était pas à proprement parler une haine du muthos, mais la haine de sa prétention à s’émanciper du logos mathématique et de sa structure initiale de vérité, une et exclusive. Prenons son grand texte sur la question : le livre X de la République. Ce n’est pas le muthos comme régime de discours qu’il attaque (on finira avec le mythe d’Er), ce sont les muthoï et les phantasmata, les récits et les images mis dans le même sac de la mauvaise mimesis (ou si l’on préfère les poètes et les peintres). Pas de la mimesis en général, parce qu’il y a de la bonne mimesis chez lui : l’artisan qui fabrique son lit en imitant son eïdos, la Forme matricielle du lit qu’il a dans la tête, fait de la bonne mimesis. Mais de la mauvaise mimesis, celle des poètes et des peintres, qui est mauvaise parce qu’elle est multiple, prolifère dans tous les sens. Platon n’aime pas papa muthos quand il devient chaud lapin, fait des enfants partout avec de multiples femmes, et donc des enfants qui ne se ressemblent même plus entre eux. Car alors les muthoï démultipliés des artistes ne visent plus à l’unité de l’utile, mais à des plaisirs sans cesse différents et donc inutiles (« jeux d’enfants dénués de sérieux ») ; ils ne visent plus à la vérité du gouvernant mais aux vérités éparses des multitudes (il veut plaire aux humeurs variables de la foule) ; et du même coup ils pervertissent même les meilleurs, nourrissant leur « soif de larmes » et leur goût de se plaindre. Ce que Platon résume d’une phrase : « Chose médiocre [l’inutile] accouplée à une chose médiocre [la foule], la [mauvaise] imitation n’engendrera que des fruits médiocres [des hommelettes comme dirait Lacan] ». Mais l’essentiel à retenir est cette opposition de la multiplicité et de l’unité : il n’y a jamais de fictiophobie complète, sa source tient seulement au régime débridé des fictions, c’est-à-dire à l’art – inutile, anti-monarchique, et corrupteur. La muthophobia est en sa vérité une muthoïphobia.
Papa contre maman. Aristote n’aimait pas les mathématiques. Il a écrit la Physique et la Poétique pas seulement pour commettre un fratricide contre Platon son aîné, mais d’abord parce qu’il n’aimait pas maman, les mathématiques. Simplement, il n’a pas non plus le génie littéraire de Platon qui demeure le fils préféré autant de papa que de maman. Il faut donc qu’il la joue finement. Et c’est ce qu’il fait, parce qu’il est moins doué mais plus rusé, comme Ulysse face à Achille. Il dit donc ceci : le muthos c’est mieux que le logos mathématique, parce que le muthos c’est le seul logos possible pour décrire notre pauvre monde contingent, imparfait, incertain. Scientifiquement, il défend les fictions probables (on dira, au Moyen-Âge, les « êtres de raison » qui n’existent pas en réalité, et on dirait aujourd’hui les « conjectures » ou les « modèles ») contre le « délire » de la science platonicienne qui se veut à la fois mathématique et anhypothétique (Platon n’aimant l’art dans les textes antérieurs à la République que sous forme de mania, bon délire, inspiration divine). Il défendra le muthos, récit vraisemblable et nécessaire qu’on comprend depuis Ricœur comme « mise en intrigue », contre l’istoria, l’enquête des chroniqueurs historiens, c’est-à-dire justement ces artisans platoniciens qui pataugent dans le contingent. La Raison doit être du côté de la fiction raisonnable, vraisemblable et nécessaire, donc assez multiple pour s’adapter à notre monde incertain mais assez une et cadrée pour ne pas délirer. Conceptuellement, c’est assez classe : entre la profusion sans bornes des fictions et leur refus complet mais impossible, sauver quelques fictions justes en dissociant comme jamais le possible (vraisemblable et nécessaire à sa façon) et le contingent (accidentel, hasardeux, nul). Historiquement, c’est plein de promesses, en particulier celles de pouvoir coloniser sans fin le monde du muthos ou de la fiction avec des pseudo-logiques qui seront certes toujours imparfaites, mais diront au moins la seule rationalité possible pour les hommes : fictionner, c’est notre seule manière à nous de raisonner – structuralistes et philosophes analytiques éclairés au moins s’accorderont sur ce point : tous des enfants d’Aristote. Stratégiquement, c’est même incroyablement malin, tant c’est finalement souder une alliance entre savants et poètes raisonnables contre artisans communs et mathématiciens fous. Mais politiquement, c’est plus douteux : aristocratisme éclairé contre monarchisme infiniment ambitieux, est-ce mieux ? Ce n’est pas pire, certes. Mais est-ce mieux ? Au fond, c’est exactement le même problème que celui de l’iconoclasme byzantin, tant fictions et images se confondent à l’origine : les empereurs iconoclastes ont détruit des merveilles mais aussi laissé les artistes plus libres que jamais à condition de ne pas toucher à la religion ; tandis que les iconodules ont certes sauvé la dignité des images et l’art sacré mais en imposant aux artistes de telles contraintes qu’ils les vouaient à ne plus pouvoir produire que des images sans variations fictionnelles, c’est-à-dire, en langue philosophique, des fictions mêmes. Problème qui peut se résumer simplement : l’être de la fiction c’est la politique, mais une telle reconnaissance ne suffit pas à nous donner une politique cohérente. On reste toujours empêtré dans un certain familialisme de la fiction.
Aujourd’hui. Jouer maman contre papa ou papa contre maman, au fond ce n’est jamais terrible et souvent décevant. Il serait temps de trouver une ligne de fuite. David Lapoujade, dans Fictions du pragmatisme, a montré la possibilité d’une telle ligne à condition d’essayer de penser entre les deux frères James, William et Henry, le philosophe et l’écrivain. Il part d’une opposition claire que résume une lettre de William à Henry (4 mai 1907) : « Mon idéal c’est de dire les choses en une phrase aussi directe que possible, puis de ne plus en parler ; le tien c’est d’éviter de rien nommer directement mais à force de vouloir tourner autour […], tu finis par faire naître dans l’esprit du lecteur l’illusion d’un objet solide ayant cela de commun avec le fantôme qu’il est fait de matière impalpable, d’air et d’interférences prismatiques de lumière habilement concentrée par des miroirs sur un espace vide. » L’opposition semble claire : d’un côté l’esprit rationnel et radicalement empiriste qui aime dire les choses simplement, univoquement, et une fois pour toutes ; de l’autre l’esprit littéraire qui ne vise que l’illusion-fiction-fantôme d’un vide qui passe pour solide. Mais Lapoujade montre que tout est plus compliqué : l’empirisme est autant une théorie des miroirs que la littérature — dès que les choses deviennent un peu complexes il n’y a même plus que ça ; le pragmatisme de William n’est jamais qu’une théorie des fictions efficaces, tandis que la littérature de Henry est plutôt une théorie de la vérité, posant seulement que celle-ci exige toujours de penser une tiercéité, un personnage neutre capable de raconter la vérité d’une relation, fut-ce sous le mode du fantôme ou du secret ; et ensuite les fictions de Henry ont beau être des fictions, elles ne fuient pas la vie, elles cherchent au contraire à rendre compte qu’il y a de la vie peut-être passée, perdue, mais vécue en toute fiction — elles ne se veulent jamais purement auto-référentielles, pure littérature ; tandis que si le pragmatisme de William ne prétend viser qu’à l’avenir, en vérité il ne le peut que par l’utopie mélancolique d’un monde où les effets de vérité primeraient les effets de mensonge — son caractère actif, auto-réalisateur, est tout autant forcé. Du même coup, entre les fictions du romancier et les expériences radicales du philosophe passe une ligne commune : il n’y a qu’une vie, la nôtre et celle de notre temps, à laquelle on doit croire et s’attacher, et l’on a besoin des deux pour y parvenir, de fictions littéraires comme d’expériences scientifiques. C’est une nouvelle alliance entre écrivains, artistes et scientifiques modestes (empiristes et vitalistes) qui se dessine contre le grand partage platonicien entre poètes délirants et mathématiciens sérieux. Mais sur un autre fondement que celui d’Aristote : non plus sous les catégories ontologiques du probable et du vraisemblable, et sous celles politico-morales de la prudence et de la délibération, mais sous les catégories ontologiques des consciences et des actions, des pragmata en situation d’incertitude radicale, et sous celles politico-morales de la confiance et de « l’intrépidité dernière ». D’où peut-être une nouvelle théorie de la fiction, qui va au-delà des fictions romanesques d’Henry et de l’empirisme radical de William puisqu’elle surgit entre les deux, et dont l’enjeu serait moins de fonder la croyance en une expérience et un monde communs que de construire la confiance en une multiplicité de relations réelles entre des mondes à jamais pluriels et fictifs. À l’heure où la science a cessé de nous offrir les assises d’un monde commun, il faut une théorie de la fiction apte à sauver l’ultime confiance possible : non plus dans les choses, mais dans les relations entre les consciences. D’où peut-être l’efflorescence récente en littérature et en art contemporain de matériaux empiriques et de techniques documentaires : une sorte de leçon bien comprise de ce qui s’est donné à penser entre les frères James, l’exigence de maintenir une continuité du réel entre fictions objectives des savants et fictions subjectives des hommes ordinaires.
Histoire d’épinards. Si une telle hypothèse n’est pas complètement crétine, on doit encore pouvoir en trouver des prémisses au moment où la science éclate les assises du monde en paradigmes incompatibles en se servant des mathématiques non plus comme d’une matrice symbolique unique d’une nature unique mais comme d’un réservoir de mondes possibles. C’est-à-dire au début du XIXe siècle. Or, avec Stendhal, ça marche pas mal. Il était né à la vie de l’esprit en aimant sa maman et les mathématiques. Mais il écrivait dans son Brulard : « Les épinards et Saint-Simon ont été mes seuls goûts durables, après celui toutefois de vivre à Paris avec cent louis de rente, et d’écrire des livres. » Nécessité de la fiction documentaire pour garder un pied dans le réel, un pied dans la chronique, et un troisième pied dans l’imaginaire. Et ce donc non par mépris des mathématiques mais par juste prescience de ce qu’elles sont en vérité : non la promesse d’une vérité une comme chez Platon, ni une vérité trop haute pour notre pauvre ici-bas comme chez Aristote, mais l’offrande d’une multiplicité indéfinie de mondes (modèles) possibles mais séparés, entre lesquels c’est notre tâche commune de fictionner une continuité bâtarde mais vitale et éprise d’actions.