Par-delà les affabulations la fiction littéraire tsigane
Musiques festives, vies nomades, récits des origines. Contre ce folklore et ces mythes fantaisistes auxquels on voudrait les réduire, les Roms ont développé une littérature fictionnelle largement ignorée. Sa puissance de subversion constitue pourtant aujourd’hui la meilleure réponse possible aux fabulations de tous ordres dont on les accable.
Parmi ce qu’on désigne comme littérature romani (i.e. écrite par des Roms se revendiquant comme tels et thématisant dans leur texte cette appartenance [1]), il y a beaucoup de témoignages de vie, couvrant principalement la période de la Seconde Guerre mondiale mais pas uniquement ; on répertorie également nombre de textes lyriques, le plus souvent écrits en langue romani. Mais on trouve également de la littérature strictement fictionnelle : l’adaptation à l’écrit d’une littérature orale (contes et chants) ; très peu de théâtre – activité qui implique une aisance institutionnelle, réelle et symbolique, à laquelle une population aussi discriminée n’accède que très rarement ; et des romans. Le plus souvent, ces textes sont autoréférentiels et métadiscursifs – deux traits récurrents des littératures émergentes. Ils sont nourris de polyphonie, puisqu’ils thématisent fréquemment les discriminations, et de fait, ils jouent des différents points de vue, dominé/dominant, discriminé/majoritaire – pour le bonheur d’une lecture postcoloniale.
forces subversives de la fiction romani
Face à la représentation courante – infiniment dévalorisante et fausse – de la culture tsigane, l’existence d’une fiction romani est subversive en soi puisqu’elle affirme ce qui va à l’encontre des préjugés : elle déclare de fait qu’on peut être Tsigane ET se placer décisivement dans l’ordre symbolique du langage. Les fictions romani opposent une résistance réelle et irréductible aux représentations tristement fictives de la doxa qui dénient aux Roms le pouvoir de s’emparer d’autres pratiques signifiantes que la musique. L’érection d’un monde fictionnel, en offrant la possibilité d’une suspension consentie de l’incrédulité (définition, parmi d’autres, du contrat de lecture de la fiction), permet de sortir de la synonymie mortifère Tsigane= problème. En posant des mondes compossibles, elle déploie d’autres points de vue sur le monde. Elle conforte la visée pragmatique de la littérature comme pourvoyeuse de mondes possibles. Ainsi, dans la longue nouvelle « À la lueur des chandelles » (1985 ; trad. fr. in Le Bon Dieu n’est pas chez lui, 2008), le prosateur et poète hongrois Béla Osztojkán (1948-2008) pose par le grotesque et la dérision un monde fictionnel qui déplace par deux fois les perspectives : les deux héros – le vidangeur des toilettes et le juif ivrogne – sont des parias gadjé (non-Tsiganes) de leur société tandis qu’ils s’exclament fièrement à plusieurs reprises – par une ironie spéculaire de la part de l’auteur – que, au moins, ils ne sont pas des Tsiganes !
réticences et affabulations politiques
Si les Tsiganes sont capables grâce à la fiction de poser de nouveaux mondes, c’est la perception de l’ensemble du monde et la perception de tous qui s’en trouvent ainsi bouleversées. On ne s’étonnera pas alors de résistances nombreuses, qui se traduisent soit par une indifférence, soit par un déni de valeur. L’indifférence est la réticence la plus connue, qui fait qu’éditeurs, lecteurs, chercheurs s’arrêtent peu voire pas sur des textes écrits par de drôles-de-gens. Quant au déni de valeur, il consiste principalement à dévaloriser ces pratiques en qualifiant de fiction ce qui ne l’est pas : ainsi présente-t-on comme « roman » ce qui est en réalité un témoignage de vie à portée quasi exclusivement documentaire. C’est le cas pour les récits de survivants de camps de concentration (Philomena Franz et Ceija Sztojka par exemple) qui sont passionnants mais qui pour la majorité d’entre eux n’ont pas une portée ni même une intention littéraire. C’est dénier à la fiction romani le droit d’existence que d’attribuer cette identité à des textes qui n’en sont pas (ainsi pourra-t-on dire : « oui, ils écrivent de la fiction, mais de mauvaise qualité » ).
Cette résistance à laisser exister et s’exprimer des fictions romani se voit également par la délectation avec laquelle on met en valeur des fictionalisations généalogiques fantasmatiques ; on pense à Ion Cioaba, qui s’est proclamé « roi des Tsiganes » et dont les média, notamment roumains, font leurs choux gras en donnant crédit à un dispositif grand-guignolesque qu’ils renforcent.
Les gadjé, le plus souvent, fantasment une communauté fermée de Roms tous similaires et qui par conséquent détiendraient un récit de leurs origines, de leurs généalogies et de leurs mœurs. Or comme ce n’est pas le cas (l’ensemble des Roms constitue une population hétérogène, il n’y a pas de récit épique originaire, il n’y a pas de tropisme pour fabuler un âge d’or et un lieu d’or), les gadjé projettent sur les Tsiganes une fabulation d’un peuple vivant en communauté (au sens où l’entend Tönnies [2]), tout puissant et envahissant, composé de voleurs de poule, voleurs d’enfants, voleurs d’allocations familiales, etc. Ainsi s’élabore la fiction d’une identité homogène et la construction d’un peuple (je souligne à la fois peuple et un, en partie dans le sillage de ce qu’écrit Shlomo Sand sur « le peuple juif », Comment le peuple juif fut inventé, 2008). C’est donc en grande partie dans le discours des non-Tsiganes que se développe la mythologie tsigane. Pour le plus grand drame des principaux concernés. La fabulation constitutive, au sens deleuzien, des Tsiganes leur est confisquée par des discours gadjé qui ne cessent, eux, de fabuler des récits sur les Tsiganes, de surcroît discriminants (négativement ou positivement). Ce sont des « histoires venues d’ailleurs » (Gilles Deleuze, L’Image-temps, 1985, p. 288) et qui renvoient de ce fait les Tsiganes à un perpétuel ailleurs par rapport au lieu où sont proférées ces fables. L’origine d’Inde du nord [3] par exemple d’une population qui allait devenir, au fil de l’Histoire, les Roms est elle-même soumise à fantasmes, en renvoyant des personnes qui ont quitté l’Inde il y a environ mille ans à un toujours-ailleurs bien loin de « nous », Européens. Ainsi mise en exergue, cette origine renvoie les Roms à un espace mythifié qui autorise d’autant plus aisément leur exclusion de l’ordre et du droit communs réels.
Car ce qui est le plus grave, c’est qu’on dénie aux Roms le fait qu’ils appartiennent à l’Histoire. Or c’est l’ancrage dans une temporalité commune, dans une continuité mais surtout dans un espace et des événements communs, qui permet le vivre-ensemble. « Il ne m’est pas nécessaire de “comprendre” qui que ce soit, individu, communauté, peuple, […] pour accepter de vivre avec lui, de bâtir avec lui, de risquer avec lui », rappelle Édouard Glissant (Traité du Tout-Monde). Cet interdit de territorialisation (voyez cette insistance forcenée à qualifier de nomades ceux qui ne le sont aucunement), cette proscription d’entrer dans l’Histoire et d’avoir une Histoire ouvrent la porte à une profusion d’histoires fausses [4]. L’élaboration d’histoires fictives est politique dans la mesure où celles-ci rétablissent un ordre du monde dans lequel les Tsiganes prennent part à la répartition du monde en ces différentes catégories de pensée et d’action que sont le vrai/le faux/le fictif, l’ici/l’ailleurs, l’avec/le sans.
le silence et sa fiction
Les Roms ne revendiquent aucune terre, ils ne se désignent pas comme peuple (sauf une infime minorité d’entre eux, élitaires [5]) ; ils n’ont pas besoin, au contraire du processus minoritaire dont parle Deleuze, de se fabuler comme peuple. Ce sont des familles qui ont peut-être même comme assignation identitaire commune le choix du silence, « garant de l’incorruptibilité de l’identité, de la pérennité du groupe ». (Patrick Williams, Nous, on n’en parle pas, 1993, p. 63). Le développement récent de fictions romani ébranle les catégories des non-Tsiganes qui veulent bien y prêter attention, mais aussi des Tsiganes eux-mêmes.
Dans l’actualité des contextes italien, autrichien, hongrois, anglais, français etc. qui visent à la disparition pure et simple des Tsiganes, la stratégie de survie est soit la rébellion, soit une discrétion encore plus creusée, où ne restera plus comme territoire vital que les empreintes culturelles, et parmi elles : l’évidence des fictions tsiganes.
Post-scriptum
Cécile Kovacshazy enseigne la littérature comparée à l’université de Limoges.
Notes
[1] Pour une ample définition, voir les n° 36 (2008), 37 (2009) et 41 (2011) de la revue Études Tsiganes consacrés aux littératures romani.
[2] La communauté (Gemeinschaft) est un ensemble d’individus reliés par le sang (parenté), le lieu (voisinage) et l’esprit (amitié) et reliés par des statuts. S’y oppose la Gesellschaft (on traduit par « société », mais la communauté fait partie de la société) où les relations humaines ont lieu entre individus et sont régies par des contrats. Pour Tönnies (1855-1936), la communauté était connotée méliorativement, comme lieu de la vertu et du lien social solide.
[3] À ce jour, on pense que les proto-Tsiganes proviennent d’une déportation militaire massive du royaume de Cannauj par Mahmoud de Gazhi au début du XIe siècle. Voir Élisabeth Clanet dit Lamanit, « Une autre approche sur l’histoire de la migration des ancêtres des Rroms, Sinté et Kalé », Études Tsiganes, Paris, 2010.
[4] Voltaire fit ainsi des Tsiganes des descendants des prêtres d’Isis.
[5] C. Canut et al. le développe dans Langues à l’encan, 2009.