Sabah el Thawra
En Égypte, « bonjour » se dit, selon l’humeur, Sabah el Nour (matin de lumière), Sabah el Warda (matin de rose) ou Sabah el Foul (matin de foul — le plat national à base de fèves). Mais, depuis le 11 février dernier, une nouvelle manière de se saluer est employée dans les rues du Caire, d’Alexandrie ou d’Assouan : Sabah el Thawra qui signifie « Matin de révolution », ou autrement dit, « que la révolution soit avec vous en ce jour nouveau ». Ce numéro s’ouvre donc avec une telle salutation, car nous sommes face à ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée comme Emmanuel Kant devant les événements de 1789 : « Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités, cette révolution trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs une sympathie d’aspiration qui frise le véritable enthousiasme. »
Les révoltes arabes contre les autocrates de tout poil offrent de telles raisons de se réjouir politiquement — dans une histoire récente qui ne les multiplie pas — qu’on hésite presque à passer à l’étape qui vient après l’enthousiasme. Comment prolonger l’écho de ces révolutions ? Sans doute en quittant le rôle du spectateur, ébahi ou enthousiaste, empathique ou critique, pour propager, chez nous, l’ébranlement que nous sommes en train de vivre par procuration. Ce n’est pas là un appel à un « grand soir », mais ce qui se passe au Caire ou à Tunis nous oblige à précipiter l’effondrement de certains dominos présents sous nos latitudes. Ces dominos-là ne sont pas des entités géopolitiques, mais les cadres idéologiques et les imaginaires rances qui ont fait le lit d’un racisme protéiforme à l’encontre des Arabes, souvent déguisé en une islamophobie ambiguë, elle-même parfois travestie sous un masque de progressisme laïc, voire féministe. Il y a là l’espérance d’en finir avec la stigmatisation des populations issues de l’immigration maghrébine, surexploité depuis des années, notamment dans les banlieues. Ces révoltes « arabes » se sont construites sur une aspiration universelle à la démocratie et aux droits individuels — dont les échos ont aussi atteint la Russie ou la Chine. On peut espérer qu’elles fassent ainsi taire tous ces éditorialistes prompts à nous expliquer les contours variables d’un différencialisme arabe ou musulman.
Une des principales leçons des révoltes arabes est d’invalider l’idée d’un clash des civilisations, opposant, au nom d’une prétendue allergie à la démocratie doublée d’un rapport au religieux forcément rétrograde, le monde occidental et le monde arabe. De cet effondrement idéologique pourrait renaître une culture méditerranéenne, à la manière dont la pensait Fernand Braudel : « Nous ne comprendrons la Méditerranée du point de vue de la vie collective et de son histoire que comme un espacemouvement. Elle est tout en actes répercutés (…) tout en écho retransmis d’un bout à l’autre de son étendue. Ce qui se passe à Constantinople dépend toujours, d’une certaine mesure, de ce qui se passe à Venise. » Aujourd’hui, ce serait plutôt l’inverse, et repenser une communauté de destin méditerranéen implique d’abord de se faire les fossoyeurs de la manière dont la France et les pays européens ont pensé leur Union Pour la Méditerranée, coprésidée par Hosni Moubarak.
Mais les révoltes des peuples arabes ne sont pas seulement des leçons universelles de détermination physique, de maturité politique et d’intelligence organisationnelle. Elles redessinent, ici et maintenant, les termes de l’ignoble débat sur l’islam — maquillé en débat sur la laïcité — qui se profile. Elles obligent à repenser les politiques migratoires, « externalisées » vers des dictatures sanglantes, plutôt que de s’effrayer devant l’afflux actuel de réfugiés à nos frontières. Elles impliquent d’en finir avec l’impunité, à gauche comme à droite, des compromissions de tous ordres avec les régimes dictatoriaux. Certes la ministre des Affaires Étrangères a démissionné. Mais peut-on continuer à faire confiance, pour mener nos politiques économiques, à l’impulsion du Fonds Monétaire International, dont le rapport publié, au début de mois de février, se réjouissait ouvertement des efforts de libéralisation engagés par le régime libyen ? Doit-on réclamer un renouvellement des institutions liées, en France, à l’Islam et au monde arabe, dont plusieurs représentants sont proches de certains régimes despotes ? Le président de l’Institut des cultures d’Islam, qui doit ouvrir prochainement à la Goutte-d’Or, a démissionné le 11 mars dernier sous la pression des associations de quartier parce qu’il a conseillé Ben Ali jusqu’au jour de son départ.
Les révoltes arabes nous rappellent à la fois la puissance des peuples et la déclinaison adéquate de ce terme. Ce n’est pas populisme qu’il faut entendre dans le mot peuple — comme on l’entend souvent ici et comme on le verra dans le chantier de ce numéro — mais populaire. Contrairement à ce qu’on nous a répété à longueur de temps, il y avait bien un peuple égyptien entre le régime Moubarak et les Frères Musulmans.