Vacarme 55 / Lignes

La route du retour

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Le ministre de l’Éducation nationale l’a annoncé il y a peu : il faut introduire l’enseignement de l’anglais dès l’école maternelle. Car c’est connu, l’apprentissage d’une langue doit être amorcé dès le plus jeune âge pour être assimilé. Mais il y a une autre certitude : pour mieux maîtriser une langue étrangère, il faut parler et écrire sa langue maternelle. De plus en plus d’élèves, ici comme partout, sont et seront bilingues. Hélas, la politique éducative et linguistique s’arc-boute sur une vision autarcique. Détour par l’histoire américaine, analyse des impasses en cours.

Il n’y a pas qu’en France qu’on se plaît à lier identité nationale et immigration : de l’autre côté de l’Atlantique aussi on en débat, notamment depuis que l’État de l’Arizona a voté le 23 avril 2010 une loi autorisant la mise en détention de toute personne suspectée d’être entrée illégalement sur le territoire et l’obligation pour les immigrés d’être en possession de leur permis de séjour. Si la décision a été publiquement condamnée — le New York Times et les démocrates s’y sont opposés — à cette occasion a été relancée la question du multiculturalisme, du bilinguisme et de l’identité, tout particulièrement au sein de l’institution scolaire américaine : la National Education Association (NEA) en a même fait son prochain chantier. On prévoit en effet que l’anglais ne sera la langue maternelle que pour 25 % des élèves scolarisés en 2025 dans les établissements publics, quand 76 % de ces élèves à l’école élémentaire seront issus de la deuxième ou troisième génération d’immigration. Dans ce contexte, il y a un homme qui entend bien pouvoir contribuer à la réflexion car en la matière, il en sait quelque chose.

Paul Schneider, soixante et onze ans, docteur en philosophie et en éducation, monolingue passionné par le bilinguisme, s’interroge depuis trente ans sur l’enseignement de l’anglais, langue de scolarisation, et sur l’enseignement des langues vivantes aux États-Unis. Fondateur en 1979 de la première école de langues de Seattle, la Washington Academy of Languages, où il dirige les départements de formation des enseignants et de langues étrangères, Paul Schneider est également consultant pour les districts scolaires défavorisés du nord de l’État de Washington, pour lesquels il observe, évalue et conseille les enseignants du English Language Learner (ELL). Toujours en activité et au service de ceux « dont on n’entend pas la voix, faute de lobby », son savoir théorique, son accompagnement pratique et son observation pendant plus de vingt ans des différentes politiques éducatives, l’ont conduit à une certitude didactique : la maîtrise de la langue de scolarisation se fait d’autant plus facilement qu’il y a transfert des connaissances et compétences linguistiques de la langue d’origine à l’école élémentaire. « Pour mieux parler et écrire anglais, parlons et écrivons d’abord notre langue maternelle. » Une thèse que l’Unesco depuis 2002 relaie au plan international, à la suite notamment des résultats d’une étude publiée en 1997 [1] qui affirment que « la première langue de l’enfant (sa langue maternelle) devrait être utilisée comme vecteur de l’enseignement durant les premières années de la scolarisation […], [étant] essentielle pour l’enseignement initial de la lecture et pour la compréhension des matières enseignées. » Notons que tous, chercheurs, comité d’experts et l’Unesco, s’accordent à dire que la langue maternelle, comme vecteur d’apprentissage, n’est à envisager que jusqu’au cours élémentaire 2 (CE2) compris, la langue maternelle devenant par la suite une interférence et non un support dans les apprentissages scolaires.

C’est ce que l’État de Washington, bénéficiant de revenus provenant de la bulle informatique, la présidence de Bill Clinton aidant, mit un moment en pratique. Les budgets alloués à l’éducation à la hausse, Paul Schneider a participé alors à la mise en place de nombreux protocoles éducatifs visant à améliorer la maîtrise de la langue anglaise. Ainsi, au milieu des années 1990, alors que la population immigrée avait augmenté, on recensait plus de deux cents langues enseignées. Sauf que la première récession économique de 2000-2003 et celle de 2008 ont mis un terme aux projets. À l’époque, aucun débat n’est toutefois venu justifier la suppression de programmes : le marché économique s’en est chargé ! Les coupes budgétaires ont été drastiques : « Les langues étrangères et les programmes d’aide aux primo-arrivants et aux ELL sont toujours les premiers à être supprimés, non pas parce qu’on les sait inefficaces, mais parce que l’on sait qu’ils n’affectent qu’une partie de la population dont les voix, faute de pouvoir, restent muettes » rappelle Paul Schneider. C’est que l’institution scolaire est traversée d’enjeux économiques et politiques qui exposent l’enseignement des langues aux variations du temps. On vient d’en avoir la preuve très récemment en France. La lecture du rapport Les défis de l’intégration à l’école [2], rédigé par le Haut Conseil à l’Intégration (HCI) et remis en 2010 à François Fillon, révèle une analyse des besoins de l’école ni didactique ni marchande, mais très explicitement politique.

miroir

La recommandation d’une suppression des Enseignements des Langues et des Cultures d’Origine (ELCO) affiche en effet non seulement une ignorance revendiquée des avis des chercheurs mais aussi une idéologie particulièrement inquiétante quant au traitement du « communautarisme ». Les ELCO sont des cours dirigés par des professeurs employés et rémunérés par leur pays d’origine en collaboration avec l’Éducation nationale, et placés sous l’autorité de l’inspecteur de l’académie dans laquelle ils exercent. Ces enseignements, créés en 1975, répondaient alors à une forte immigration et à l’idée déjà que le maintien de la langue maternelle permet un meilleur apprentissage de la langue seconde. Ils concernent exclusivement huit pays avec lesquels la France a signé des accords bilatéraux : le Portugal, l’Italie, l’Espagne, la Serbie, la Turquie, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.

Quand l’Unesco donc, lors de chaque « Journée internationale de la langue maternelle » depuis 2000  [3] encourage des approches bilingues ou multilingues fondées sur la langue maternelle, « facteur important d’intégration dans l’enseignement et gage d’une éducation de qualité », le HCI y voit, au contraire, le signe d’un « repli identitaire » ! Le « pilotage de ces structures serait flou ainsi que les effets de ce dispositif » ; l’accroissement de la demande d’ELCO, de la part de l’Algérie par exemple, ne serait pas le fait d’un besoin réel mais l’expression d’une « revendication de plus en plus pressante d’une nation algérienne idéalisée », analyse largement relayée par la presse d’extrême droite et de nombreux sites internet intégristes chrétiens. La position est donc à front renversé face aux efforts de l’Unesco et de « certains chercheurs » — c’est ainsi que le HCI les désigne ! Mais il est vrai que « depuis son premier rapport de 1991, [le HCI] a toujours préconisé la suppression des enseignements des langues et cultures d’origine, tant ils lui paraissent contraires à l’objectif d’intégration. » Il renouvelle donc ici « cette recommandation qu’il considère comme l’expression d’une volonté forte d’intégrer les populations immigrées à la société française et de développer l’enseignement de ces langues inscrites dans le cursus commun d’enseignement des langues vivantes, singulièrement en langue vivante 2 et langue vivante 3. » La langue maternelle devient ainsi une langue étrangère.

retour vers le futur

Ce glissement progressif des langues maternelles vers les langues étrangères n’est pas sans rappeler ce que nombre d’immigrants, et avant eux natifs américains, ont subi aux États-Unis. De ce point de vue, l’histoire sociolinguistique américaine éclaire les positions du HCI et nous ramène quelque deux cents ans en arrière. Les premiers débats concernant les langues maternelles/langues étrangères remontent aux Pères de la Constitution de la nation américaine et au refus d’y inclure un amendement concernant l’instauration d’une langue officielle.

John Adams, dans sa Lettre au président du Congrès, convaincu que l’unité de la nation ne pourrait se faire sans une langue commune, avait proposé de créer une académie de la langue américaine destinée à épurer et améliorer la langue anglaise. Proposition immédiatement rejetée par le Congrès en 1780 qui refusa de légiférer sur le statut des langues et d’imposer aux citoyens une langue unique. Les Pères de la Constitution, à l’exception de John Adams [4], associaient l’interventionnisme linguistique aux pratiques monarchiques européennes et l’existence même d’académies, telle que l’Académie Française, était liée au pouvoir royaliste. La rédaction en anglais de la Constitution américaine devait suffire à « imposer » l’anglais comme langue officielle sans qu’elle ait à être reconnue comme telle.

Cette idéologie est restée toutefois circonscrite dans le temps. L’achat de la Louisiane et l’expansion territoriale au Sud-Ouest et dans le Nord-Ouest marquent au contraire une nouvelle étape et sont suivis d’une « expansion » linguistique. Les langues des peuples « rachetés » sont en effet rapidement marginalisées et méprisées : « Nous devrions laisser les langues anciennes mourir avec leurs superstitions et leurs péchés et remplacer ces langues par celle de la civilisation chrétienne, obliger les autochtones dans nos écoles à parler anglais, et uniquement anglais. Ainsi aurions-nous bientôt un peuple intelligent qualifié à devenir des citoyens chrétiens », écrit S. Hall Young, missionnaire, à la fin du xixe siècle. L’expansion territoriale et linguistique achevée laisse ainsi la place à une Amérique « anglocentrique » dominée par les White Anglo-Saxon Protestants (WASP) qui, soucieux de l’avenir et de l’identité de la nation américaine, exhortent Theodore Roosevelt à réaffirmer la nécessité d’une intégration des nouveaux migrants selon leurs termes : ceux d’une Amérique blanche, protestante, anglophone, faisant table rase du passé européen.

Le 12 octobre 1915, Theodore Roosevelt répond à leurs pressions et livre un discours aux résonances aujourd’hui étranges : « La seule façon absolument sûre de provoquer la ruine de cette nation, de prévenir toute possibilité qu’elle continue à être une nation, serait de la laisser devenir un enchevêtrement de nationalités querelleuses, un nœud complexe de germano-américains, d’irlando-américains, d’anglo-américains, de franco-américains, de scandinavo-américains ou d’italo-américains, chacun préservant sa nationalité propre, chacun manifestant dans son cœur plus de sympathie avec les Européens qu’avec les autres citoyens de la république américaine. […] Nous avons un seul drapeau. Nous devons aussi apprendre une seule langue et cette langue c’est l’anglais. »

« Le melting-pot n’est autre qu’un melting in WASP » surenchérit Paul Schneider, qui se souvient que son grand-père, Salomon, venu d’Autriche, s’était vu attribuer comme prénoms Charly et Sam par deux officiers d’Ellis Island et avait failli aux tests de Q.I., parce qu’alors pratiqués en anglais, dès l’entrée à Ellis Island. Il fallut attendre 1964 et la loi sur les droits civils pour que les questions de bilinguisme, de multiculturalisme et d’intégration soient réexaminées, et c’est en 1965 [5] qu’une loi sur l’éducation bilingue reconnaît enfin les vertus en matière d’intégration et de lutte contre l’échec scolaire de l’enseignement bilingue.

Pourtant, Paul Schneider en 2011 est inquiet. Il se demande si les États-Unis ont progressé, malgré des avancées incontestables depuis le mouvement des droits civils : « Faisons-nous mieux depuis les tests de Q.I. en anglais d’Ellis Island, quand il y a encore trois ans les primo-arrivants étaient évalués nationalement au même titre que les autres élèves ? ». Quant au HCI, il propose finalement en 2011 une lecture presque (Theodore) rooseveltienne du monde français en « inscrivant dans les règlements intérieurs des établissements l’obligation de parler français ». Il y a là tout de même un curieux paradoxe. Le HCI préconise l’arrêt des ELCO pour des raisons strictement idéologiques, liées à une conception de l’intégration « à la française », dont le monolinguisme en 2011 serait nécessairement l’unique garant [6]. Mais la France dans le même temps s’illustre par sa volonté d’exportation du modèle éducatif français et de voir rayonner sa langue et sa culture à l’étranger. Elle est ainsi le seul pays au monde à avoir promu, encouragé et développé un réseau de plus de quatre cents établissements répartis sur cent trente-trois pays. Le gouvernement Sarkozy, fut par ailleurs le premier, singulièrement, à voter le remboursement des frais d’inscription [7] des citoyens français scolarisés à l’étranger dans des lycées accrédités par le ministère de l’Éducation nationale. CQFD. À l’enseignement de la langue française et de la culture d’origine française dans cent trente-trois pays, le HCI ne voit sans doute aucun inconvénient : ELCO, oui ! mais Not In My Back Yard  ! Voilà donc à quoi se résume le fond de la politique d’enseignement linguistique française aujourd’hui. Ce n’est vraiment pas réjouissant.

Post-scriptum

Cécile Casanova enseigne à l’école franco-américaine du Puget Sound (Seattle).

Notes

[1N. Dutcher, en collaboration avec G. R. Tucker, The Use of First and Second Languages in Education : A Review of Educational Experience, Washington D.C., Banque mondiale, 1997. Voir également S. Mehrotra, Education for All : Policy Lessons from High-Achieving Countries, Unicef Staff Working Papers, New York, UNICEF, 1998.

[2L’ensemble du rapport est consultable en ligne : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/114000053/0000.pdf.

[3Pour le rapport détaillé de l’Unesco en 2003 : http://unesdoc.unesco.org/images/0012/001297/129728f.pdf.

[4Cf. Jacques Leclerc, L’Amérique du Nord dans l’aménagement linguistique dans le monde, Québec, TLFQ, Université de Laval, www.tlfq.ulaval.ca/axl/amnord/usa_6histoire.htm.

[5Cette loi autorise les élèves hispaniques à suivre un enseignement en anglais et en espagnol et a été créée pour réduire l’échec scolaire.

[6Voir Cécile Canut, « De la langue à la parole », Vacarme n 48, été 2009, www.vacarme.org/article1776.html.

[7À titre indicatif, les frais d’inscription au Lycée français de New York s’élèvent à 24 720 $ par an par élève… mais la majeure partie des expatriés en ont les moyens.