Vacarme 56 / Zibaldone !

Quelques gestes

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Qu’il lise une partie de tennis, une image de télévision ou un film, c’est avec le cinéma que Daney a inventé ses outils pour penser le monde : un monde irréductiblement social et politique qu’il éclairait de son regard d’amateur. S’attachant ici à décrire « quelques gestes » arrêtés dans des photogrammes de matchs de ping-pong filmés au Japon, Serge Daney semble rejoindre sa rêverie sur l’enfance du cinéma et les images de Muybridge ou de Marey. Le mouvement du sportif comme première image de cinéma.

Jamais réédités, ces textes sont extraits d’une série de dix « séquences » rédigées par Serge Daney pour accompagner une installation vidéo de Christophe Bargues, Quelques gestes de Tokyo à Yamagushi, présentée dans le Foyer du Centre Pompidou de décembre 1986 à janvier 1987 en marge de l’exposition Le Japon des avant-gardes. Ils étaient donnés à lire sur les cimaises. À l’initiative de cette manifestation : Michèle Bargues et William Chamay.

2e séquence

Il s’appelle Sugii et il participe à des championnats universitaires. Lorsqu’il joue, il n’est plus Sugii, ni personne en particulier. Trop mobile, voire « mobilisé », il court partout à la fois, ponctuation vivante qui marque des points, en rate, s’en veut. Rien de ce qui passe dans la tête de Sugii ne reste à l’intérieur du corps de Sugii. Celui-ci est une machine qui ne retient rien surmontée d’un visage qui reflète tout. Sugii jouit sans doute, moins parce qu’il pourrait gagner que parce qu’infiniment placé sur le chemin d’une balle toujours imprévisible, il pourrait ne pas perdre. Et pour ne pas perdre, il lui faut accompagner la balle, partout et surtout de l’« autre côté », chez son adversaire. Jusqu’à ce que celui-ci devienne aussi un prolongement de Sugii. Il le guette comme il se guette lui-même, à l’affût de toutes les erreurs possibles, inconsolable pour un quart de seconde, détruit le temps d’une brève éternité, indestructible sinon.

Le tennis de table lorsqu’il passe par le corps encore enfantin de Sugii, met en scène, d’une façon très visible, presque douloureuse, la manière dont l’individu japonais se rattache sans la toucher à une machine sociale, à un agencement ritualisé. À distance. Il y a ainsi une façon de crier à des fins d’intimidation, comme au kendo, d’avoir à ce point l’autre « à l’œil » qu’on en devient, sans l’avoir voulu, le double mimétique, qu’on « le » devient à force de promiscuité oculaire. La surveillance comme le voyeurisme sont des dimensions familières de la vie japonaise. Sugii, le petit tondu « allumé » de ces championnats, est à lui seul l’emblème agité d’une des dimensions du tennis de table : la dépossession. C’est pourquoi on lui voit le plus inquiétant, le plus désarmant aussi, des masques : celui de l’absence totale de masque.

3e séquence

S’agit-il d’un pays qui, sous couvert de se renvoyer la balle, se met un peu trop volontiers « à table » pour y avouer son respect des lignes, voire son désir de les incarner au bénéfice d’on ne sait quel tableau vivant ? Au premier abord, c’est ce qu’on pense. Car dans une salle il n’y a jamais une mais plusieurs tables, si géométriquement disposées qu’elles offrent au regard du spectateur, outre les trajectoires retorses des balles « travaillées », l’ondulement acharné de la ligne des corps qui « travaillent ». Chacun, certes, est « tout à son jeu » mais tous se savent portés par la vague qui rugit à leurs côtés.

Pourtant, si l’on y regarde de plus près, cet alignement est relatif. Il y a des spectateurs perdus dans un coin, posés inertes à côté de la vague mouvante. Il y a des gestes sans balle, suspendus et comme immobilisés. Une femme seule en train d’applaudir. Une jeune fille endormie. Il en serait ainsi de n’importe quel spectacle collectif japonais. L’alignement y est toujours relatif. Pas parce que subsisterait, au fond, on ne sait quel désordre joyeux, à la chinoise. Ici, les non-alignés ne contestent pas les lignes, ne revendiquent rien, ne font pas désordre. Ils ont, simplement, oublié de jouer leur rôle de maillon. Ou bien, ce sont les lignes qui les ont oubliés.

La ligne est double. Elle arrête le regard et elle lui ouvre des espaces. Nul paysage n’est aussi réticulé, fileté, souligné, bref dessiné que le paysage urbain au Japon. Avec des angles forcément morts, des zones de « moindre teneur collective », des espaces noués sur eux-mêmes. Alors, l’objet dans sa présence opaque ou l’individu dans sa singularité ne sont pas les détails « significatifs » d’un tableau auquel ils appartiennent mais les accidents normaux d’un monde « sur-aligné ». L’estampe, le film, les décadrages pervers de la manga savent cela depuis toujours.

4e séquence

Au bruit répété de la balle contre la raquette répondent les cris scandés des supporters massés en haut des gradins. Là non plus, l’improvisation ne saurait régner. Les « cheerleaders », mot anglais passé dans la langue japonaise, assurent la couverture sonore des matches entre clubs ou inter-universitaires. Mais plutôt que faire corps, spontanément, avec les moments forts, la dramaturgie et le suspense propres à chaque rencontre, ces « encourageurs en chef » veillent à la régularité du volume vocal comme s’ils avaient pour mission d’envelopper leurs joueurs d’un bain de décibels, protecteur et familier, fait de slogans maison. En ce sens, ils sont plus proches du barreur qui, muni de son porte-voix, extériorise les cris et les ahans intérieurs d’un team d’aviron.

C’est qu’au Japon plus qu’ailleurs tout spectacle comporte une division du travail. Ici, comme sur un terrain de base ball, le spectateur n’est pas inactif puisqu’il sait qu’il appartient au spectacle, lui aussi. C’est comme si la notion de spectacle se dédoublait. Comme si le spectateur devait bien « jouer » pour un super-spectateur qui jugerait d’un même œil et d’une même oreille l’équipe vouée au silence et les supporters condamnés aux cris. Aussi n’y a-t-il pas, d’un côté, ceux qui renvoient la balle sans dire un mot et de l’autre, ceux qui, sans un mot, se contenteraient d’évaluer la qualité de ces renvois. Il n’y a que les supporters occidentaux pour, une fois jouées les dernières cartes du chauvinisme, accepter de communier dans le spectacle d’une performance à ce point hors du commun qu’elle prend une valeur universelle. Pour être des spectateurs muets, médusés, réduits au silence.

La culture japonaise est encore trop villageoise pour dissocier ainsi la base encourageante du sommet encouragé. Être le plus grand, c’est être seul et la solitude, même romantique, de l’as des as, n’est pas désirable. Voilà pourquoi, au niveau de la haute compétition, les pongistes japonais ne l’emportent pas.

5e séquence

Cette femme fut championne du monde. Elle imprime au corps d’une autre femme, son aînée, un mouvement de balancier, presque un mouvement de tango. Ce geste réconcilie la vieille femme avec l’espace et avec le temps. Il se suffit à lui-même, ne semblant rencontrer la balle que par hasard, avec une régularité et un bonheur encore inexplicables. L’ancienne championne du monde a la patience d’une mère berçant son enfant. Sur son visage, difficile de lire autre chose que le sérieux pédagogique. Et pourtant, il y a dans ce tango ralenti une émotion qui excède la transmission indifférente d’un savoir acquis à quelqu’un qui, visiblement, n’en fera rien. Il y a de la passion.

L’ex-championne voue sa vie aux autres, fussent-ils vieux ou rhumatisants. Et s’il lui semble de son devoir de partager ce qu’elle a appris et de redistribuer ce qu’on lui a donné, le plus équitable des partages est celui qu’elle fera avec le premier venu ou la dernière de la classe. Équitable puisque ce simple mouvement de balancier, dans sa chorégraphie, en dit déjà long sur l’esprit du tennis de table, esprit qui veut qu’il n’y ait jamais de repos mais seulement des rythmes reposants.

On se trompe fort sur le sens d’un mot comme « compétition » dans le contexte japonais. La culture japonaise est surtout la liste des activités qui disqualifient le moins de gens. Qui restent elles-mêmes quel que soit l’âge ou le niveau de celui qui les pratique. Qui n’ont pas besoin d’être spécialisées pour produire du « style ». Un sport comme le tennis de table est aussi une structure d’accueil : d’un seul geste, il arrime aux autres.

Les Japonais ont moins la notion d’un but à atteindre ou d’une mission à remplir que le souci de perdre le moins possible des leurs en cours de route, quelle que soit la route. Il y a dans leur altruisme quelque chose d’écologique.

6e séquence

La place de l’arbitre n’est pas forcément enviable ou valorisante. Pas parce que les règles du tennis de table sont très compliquées ou qu’il se trouve des pongistes mauvais joueurs, mais à cause de cette solitude qui, à un moment donné, est nécessairement le lot de l’arbitre. Il y a ainsi des points litigieux, des moments de flottement, des parties suspendues et ce spectacle supplémentaire des arbitres et des organisateurs qui, mis dans l’obligation de trancher, n’osent plus se regarder les uns les autres. La balle a-t-elle touché la partie inférieure ou supérieure du rebord de la table ? C’est souvent difficile à voir. Car ce qu’il faut voir, c’est cette chose si ambivalente dans le tennis de table : le touché, le « touch ». Il faut renvoyer toutes les balles, sauf les balles « faute ». Contrairement au tennis où toute balle faute pénalise immédiatement celui qui l’a envoyée et ne pénalise que lui, il suffit dans le tennis de table que la balle faute soit touchée par l’autre joueur pour que celui-ci hérite, en un sens, de la faute. Le bon objet devient le mauvais objet, à ne toucher sous aucun prétexte, pestiféré.

Il condamnerait le match à un mauvais infini si l’arbitre n’était là pour obliger l’un des deux joueurs à prendre la faute « sur lui ». C’est ainsi qu’on raconte encore l’histoire d’une balle décisive, tout en hauteur, jugée par tous faute et que le joueur qui la recevait salua, anticipant sur sa victoire, en lançant sa raquette en l’air, de joie. Mais la raquette, pseudopode doté d’inconscient, alla toucher la balle dans les airs.

Lorsqu’il s’agit de trancher, de dire oui ou non, on voit les Japonais chercher du regard ceux avec qui ils pourraient partager une telle responsabilité. De même qu’on les voit chercher en vain dans le langage ou dans les formes hypertrophiées de la politesse les mots les moins frontaux possibles pour exprimer un refus. La règle ne sera violemment réaffirmée qu’une fois « mouillé » le maximum de gens dans l’exercice de l’arbitrage.

10e séquence

La « Jiroku Ginko » est une banque et la scène se passe à Gifu. La banque possède son club de tennis de table. On joue même dans la salle des coffres-forts. On s’y réunit, on y dort mais « à la japonaise », comme dans le métro, à raison de petits sommes calculés et d’absences répétées. La Jiroku Ginko possède une particularité, c’est son patron. Un patron mécène, amoureux du tennis de table. Un patron à ce point pénétré de sa mission et de sa passion qu’il a décidé de former sa propre équipe et d’en faire l’une des meilleures. Pas par bravade symbolique, en allant chercher ailleurs des joueurs expérimentés, mais en considérant le personnel de sa propre banque comme le seul vivier envisageable. Chaque année, un entraîneur vient de Chine populaire, dispenser un enseignement et prendre le pouls de l’équipe de la Jiroku Ginko.

Il s’agit sans doute d’un fantasme japonais. Il s’agit, à coup sûr, d’un de nos fantasmes d’Occidentaux quant à ce qui meut les japonais. À savoir, un rêve d’intégration maximum. Intégration du temps de travail et du temps de loisir, du matériel humain aux facilités techniques. Fabrication parallèle d’un « esprit maison » et d’une « équipe maison », à partir, pourquoi pas, des mêmes gestes. Mais ce qui n’est pas très japonais, c’est que le patron de la banque soit personnellement motivé, qu’il ait un but et des idées pour l’atteindre.

Il règne autour des tables de la Jiroku Ginko une atmosphère étrange. Indécidable, comme l’est, de toute évidence, notre rapport au Japon. Vaguement terrifiante comme toutes les fois qu’une utopie semble se réaliser sous nos yeux, avec ce consensus né de l’autarcie, cette culture villageoise qui ressurgit, oublieuse des contradictions sur lesquelles elle a pu s’édifier. Émouvant comme une cour de récréation lorsque, sous la haute protection éclairée du social, la libération d’énergie redevient un jeu sans conséquence et une thérapie ludique .