Archives, pour un monde menacé extrait
par Anne Waldman
Qu’y avait-il dans l’Archive ?
Elle contenait une tranche de temps de belles lettres, radical et politique. Elle contenait de multiples discours sur les limites du corps, sur la conscience illimitée et dé-limitée. Elle contenait du Sprechstimme et de la performance, des paroles élevées et de la sacra conversazione. Elle contenait une nouvelle poésie et bien plus encore.
L’autre Anne s’immisça dans la pièce
Elle vivait de l’autre côté du mur
L’autre Anne était un succube
Elle saignait la véritable Anne
Elle voulait acquérir les idées et les stratagèmes d’Anne Originale, les brouillons des utopies et des zones qu’Anne Originale travaillait à créer pour la défense frénétique de la poésie et de l’Archive et du discours prosodique
Elle voulait acquérir des conversations-racines d’Anne Originale, elle voulait pirater les délicats tours de langue et les intuitions spiralées qui ornaient les couloirs des conversations de nombreuses personnes qu’Anne Originale tenait en estime
qui parlaient en langage du crépuscule, qui parlaient en runes, dont les énigmes des tons et des gestes
étaient captivantes
Les Imposteurs voulaient être ces nombreuses personnes, ces voix dans le couloir ou alors ils voulaient les posséder
Ils détestaient la beauté, la beauté les terrifiait, à vrai dire ils voulaient le pouvoir de la beauté
L’autre Anne voulait acquérir les amants de la véritable Anne
et coucher avec tous les amants d’Anne Originale
L’autre Anne déroba la moitié des choses du monde d’Anne en toute impunité
Elle usurpa ses mots, son ton
Elle usurpa sa poésie
Elle voulait acquérir les tissus et les neurones de ses vies passées
Elle voulait retourner aussi loin dans le passé
Pour atteindre le larynx de l’Anne Originale
Et elle revendiqua, outrageusement, l’amour de ceux qui avaient aimé Anne Originale
Elle proféra les mots de ceux qui avaient proféré des mots pour Anne Originale
Elle proféra de la philosophie et parla de binarités
Elle monta l’ensemble des choses qui se rapportaient à Anne elle annonça :
Je suis Anne
Une école était assiégée
Des poètes tenus en aporie, un espace d’attente et de stase
Des poètes morts dont les voix attendaient d’être ressuscitées
dont les mots étaient bloqués dans le temps, dans une zone morte
en manque d’aide
en manque de soin et d’attention
Anne Originale tenait une petite cassette de John Cage dans la main,
une bande magnétique sortie de son médiocre engrenage de plastique
la tenait comme Buddha l’aurait fait d’un os humain
se demandant — si ceci, alors cela…
naissance, vieil âge, maladie, mort…
Elle sortit une épingle et remit la bande autour de sa petite roue
Nous tiendrons cela à l’abri et nous écouterons
… pendant que dans le monde agité des éléments le glacier Chacaltaya fondait
fondait à répétition,
une répétition continue le faisait fondre, baisser
eau sur goutte d’eau
le temps était en train de changer
On se souvenait de la respiration
La respiration avec le temps qu’il fait ou la respiration-dans-le temps s’était transformée
Des rumeurs insistantes prédisaient la fin des systèmes météorologiques prévisibles
Nous avions beaucoup de noms re-codés pour désigner les origines du murmure
Nous avions — notre clan poétique resserré avait :
Hwisprian
Murmare
Khwis
Wispelen
Hwispalon
Wispeln
Hviskra
Hwistlian
Nous nous soutenions les uns les autres, nous poètes de l’altiplano
Nous jouions près des zones de mutation silencieuse près des centres de notre propre ambition
… siffle ou fait signe, cherche… cache-toi…
La rue disait-elle recèle-toujours-un-poème,
Nous étions convaincus que le langage pouvait nous aimer
Nous la renforçons, avons-nous dit, elle ne nous abandonnera pas ne nous laissera pas tomber
Elle est partout avec nous dans les rues et les vallées et la tundra du poème
Post-scriptum
Poète, artiste, performeuse, depuis les années 1960 Anne Waldman secoue la poésie et la politique nord-américaines. Avec Allen Ginsberg, notamment, elle a fondé la Jack Kerouac School of Disembodied Poetics, un programme d’études alternatif qu’elle dirige toujours. Ses derniers livres mettent en rapport la notion d’archive, les dérèglements du monde, et des rituels poétiques.
Ce texte est extrait de Gossamurmur (Penguin, 2013), dont une section paraîtra sous le titre Tullamurmure dans des poèmes choisis traduits par Vincent Broqua Archives, pour un monde menacé, à paraître aux éditions Joca Seria au printemps 2014. Fast Speaking Woman/Femme qui parle vite a été publié en 2008 par Maëlstrom (traductions de Marianne Costa, Pierre Guéry, Frédérique Longrée et Olivier Dombret).