L’une des formes
par Nathalie Léger
Entre description et vue intérieure, entre récit et fiction, une voix livre son expérience d’un objet artistique. Ici, de Patrick Faigenbaum, Annie Bojman*. Deuxième texte d’une série de quatre.
C’est l’une des formes du bonheur. Il faut alors intimer l’ordre aux choses de ne pas bouger, une sorte de défi, vous seule, évoluant ici ou là dans la douceur, créerez du mouvement et induirez de l’air, la poussière se déplacera selon son velouté mais à votre seul gré. Commander à la poussière, voilà l’état de grâce.
La compétence dont vous vous enorgueillissez consiste en quelques gestes accomplis dans un souci de constante perfection. C’est une manière d’ordonner les objets, de dresser les piles, de faire place et ampleur. Vous vous sentez bien au magasin. On y loue votre sérieux. La méticulosité est votre affaire.
Nul ne peut vendre de l’intime ou ce qui s’en approche ou ce qui parfois en tient lieu sans un certain doigté. C’est le soin, l’entière application dénuée de toute dévotion, de tout recueillement, un soin détaché que vous apportez au service, qui fait la différence. Ce sont des choses simples, et d’abord cette inflexion dans votre voix, on vous l’a dit, cette caresse insidieuse que vous savez y mettre sans que, c’est votre talent, ça ne fasse trop-grossier, trop-séducteur, ça on ne vous l’a jamais dit mais vous l’avez senti, vous l’avez éprouvé, vous cherchez un exemple mais c’est peine perdue, comment rendre ces inflexions, sans parler du grain, sans parler des déclinaisons sentimentales nombreuses et adjectivées, tandis que par là-dessus il faut continuer à parler et si possible à organiser une ou deux idées autour de la taille, de la matière, du coloris.
Sinuosité du timbre et raideur du maintien. C’est un travail. Vous écartez le rideau non pas d’un air engageant mais, ainsi qu’on vous l’a appris, avec une froideur implacable et vous le refermez sur elles substituant au mirage provisoire la morne étendue de la déception. Cette dureté ne vous est pas naturelle. Vous voudriez les rassurer, leur conseiller de rentrer chez elles, d’éviter de se regarder dans la glace, de se mettre à la fenêtre et de contempler la ligne exaltante qui sert de ciel à l’angle du rebord. Parfois lorsque les femmes abondent et que les cabines manquent, vous voudriez de vos bras faire un cercle qui protègerait leurs corps nus affairés et inquiets. Mais le règlement est formel : pas de bienveillance, de la tenue, de la ruse, du chiffre. Il faudra réserver votre bonté pour l’intérieur car l’intérieur vous appartient, c’est votre réduit d’invention et de nouveauté, votre déversoir d’autorité bonne et chaude — arrêtez, vous vous égarez.
Les auteurs du règlement se dressent là, devant vous, bien rasés dans leurs costumes sombres, vivantes allégories de la notion de plus-value, la cravate dans l’axe, le sexe perpendiculaire à la rayure, le bouton dans sa ganse. Vous tentez : et la bienveillance comme ruse ? Non, au fond, ils n’y croient pas, vieille méthode disent-ils et ils secouent la tête d’un air désolé, la bienveillance va suinter dans tout l’acte de vente, l’obséquiosité menacera, engluera le geste parfait du commerce et insinuera le doute à l’égard de l’objet, le doute et pourquoi pas le renoncement. On vous a déjà dit, la cru-au-té. C’est marqué au contrat. Et n’oubliez jamais que votre compétence tient dans le mince intervalle qui va de l’accroissement du besoin à son extinction, de l’accroissement du besoin à son extinction faut vous faire un dessin ? vous n’avez pas à vous préoccuper du bonheur, arrêtez avec la mystique de la sollicitude, arrêtez ça tout de suite.
Une Madame Arnolfini peinte par Van Eyck et reproduite dans un calendrier de la maison de retraite des pompiers belges.
Vous vous voyez vous-même comme une Madame Arnolfini peinte par Van Eyck et reproduite dans un calendrier de la maison de retraite des pompiers belges, forme qui s’avance à contrecœur, incertaine et ingrate, silhouette un peu torve, matière fade, vos qualités morales diluées dans l’imprécision de vos traits. Il va falloir travailler tout ça.
Pour le corps, celui d’un autre, vous avez toujours évité de le toucher mais reste le cerveau. Les hémisphères cérébraux, le complexe neuropsychique qui met la machine en branle. Vous avez lu des revues spécialisées sur le sujet et vous savez que celui, celle, qui se trouve en face de vous ne vous touche jamais mais vous étreint en permanence par le truchement de ces deux globes rosés et planqués qui débordent d’une activité incontrôlable. Ne vous touche pas mais vous recrée sans cesse. De la matière informe que vous persistez à être, fait de vous un objet usuel. Ce pourrait être reposant.
Maintenant que vous y pensez, il vous apparaît de manière flagrante que le principal défaut du magasin, c’est le manque d’ombre qui découle logiquement du manque de lumière. On peut raisonnablement considérer que le magasin ne dispose d’aucune lumière, la lumière, c’est autre chose, et il vous a fallu entrer au magasin pour découvrir avec intérêt cet état intermédiaire qui existe, par la seule volonté des industriels, entre ombre et lumière, cet état du fluo qui, moyennant quelques accessoires pour dissimuler sa nature foncièrement blafarde, donne l’illusion de l’excédent autour de soi et creuse le vide en soi, un vide immotivé et incompréhensible, un trou qui attend. De même que le spectre des couleurs en tournant très vite finit au blanc, il apparaît chaque jour davantage que la somme des matériaux du magasin, l’addition vertigineuse des substances qu’il contient, finit au blafard et concourt inexorablement à l’élargissement du trou. Au-dehors, le ciel est théoriquement pur partout, très rose, sauf au bord inférieur vers le nord-ouest, alors là, nuages en massifs sombres, cotonneux.
Ailleurs, vous le savez bien, il y a des héros, ils marchent, s’effondrent, se relèvent en criant, ils appartiennent à l’histoire, ne se reposent jamais, même enterrés ils réfléchissent. Vous, après avoir pensé fortuitement dans le quatre-vingt cinq, vous laissez aller votre âme au ralenti sur la moquette.
Post-scriptum
Patrick Faigenbaum, Annie Bojman, Série Palmarès, 2004, photographie, 129 x 129 cm.
Nathalie Léger a notamment publié L’Exposition (POL, 2008) et Supplément à la vie de Barbara Loden (POL, 2012).