Les Magnificent Five de la Recherche
par Dominique Dupart
Snowden, Manning, et d’autres, sont aussi des personnages d’À la Recherche du temps perdu. Vous ne le saviez pas ? Ils sont des métamorphoses de Marcel, Swann, Odette et tous les autres. Sans le savoir, ils appartiennent à la grande lignée des héros de la vraie vie proustienne. En retour, la Recherche subit une secousse tellurique, celle de la possible anachronie, de la levée des bords entre littérature et réel. Le roman, ainsi renouvelé, accueille une réflexion critique et militante sur le (contre-)espionnage en démocratie.
Je dédie ce texte à toutes les cellules dormantes du monde.
— A.J., 2013
Nous connaissons tous l’histoire. Un homme, juif, de surcroît alsacien, très bien noté par sa hiérarchie, sur le point d’être admis dans l’« arche sainte », c’est-à-dire l’État-major, sans être un héritier, est accusé d’espionnage contre la France. Il est jugé et déclaré coupable sous la foi de documents contenus dans un dossier secret qui ne sera jamais rendu public. Il est condamné à être déporté sur l’île du Diable. À l’origine de son inculpation, une lettre déchirée en mille morceaux, le « bordereau », retrouvée dans la poubelle d’un espion allemand de l’ambassade par une femme de ménage nommée Marie Bastian, agent double qui travaillait en réalité pour les Français. Manque de chance, ce n’est pas le coupable condamné juif et alsacien qui l’avait écrite. Dreyfus est beaucoup de choses : c’est aussi une victime de la bêtise du contre-espionnage français.
Un autre homme. La fine fleur, aussi, mais d’un tout autre genre. Alsacien mais pas juif. Élève boursier, « hardi et bon cavalier », fou de Wagner, beau, « intelligence vive », « caractère très droit », ultra brillant, ultra bien noté lui aussi, nommé chef du service secret militaire français au moment où le premier homme est condamné, trouve un petit morceau de papier déchiré, le « petit bleu », dans une autre poubelle, qui prouve l’innocence du premier. Il est persécuté par la suite par sa hiérarchie en raison de cette découverte. On l’envoie en Tunisie chez les nomades pour qu’il disparaisse en cours d’embuscade et renonce à son projet funeste de révéler la vérité. Il ne cède pas.
Un autre encore. Plus jeune. Petit-fils d’un homme qui adore l’armée. Il adore lire la presse. Il en est fou. Ne fait aucune carrière militaire. Ne devient pas fonctionnaire. Un anonyme qui ne fait rien d’utile, qui a aussi de graves problèmes d’espionnage avec sa femme de ménage, ou plutôt sa gouvernante, et aussi ses voisins, et aussi tout le monde, mais ces graves problèmes d’espionnage — d’ordre domestique, amoureux et sexuel — n’intéressent pas la France. D’autant plus que, lui, n’est pas innocent. Contrairement aux deux autres, il est coupable, et ne s’en cache pas. À de multiples reprises, ce jeune homme consent en espionnant à s’éloigner du modèle de l’homme vertueux cher à Platon. Et il s’écarte parallèlement de la forme du récit simple qui imite la vertu [1]. C’est même devenu un problème, cet espionnage à découvert, d’où les conflits avec Françoise. Enfin, on n’en sait rien en vérité, car tout ce qu’on sait provient d’une masse considérable de papiers, de carnets qui ont eu la chance de ne pas terminer dans une poubelle. En plus, contrairement au bordereau, au dossier secret et au petit bleu qui ont fait le malheur des deux premiers, toute cette masse considérable de papiers a été rendue publique. Tout, tout, absolument tout, tous les détails, des filatures, des réseaux d’information, des renseignements collectés, des modes de collecte, tout est révélé. Malheureusement, ces papiers ont été publiés sous un mauvais statut : le statut roman.
Malheureusement, les papiers de Marcel ont été publiés sous un mauvais statut : le statut roman.
Le quatrième homme est jeune lui aussi. Sa jeunesse étonne. D’autant plus qu’il a été lui aussi persécuté, plus cruellement encore que le hardi cavalier au caractère très droit qui se nomme Picquart, mais heureusement moins longtemps que le juif alsacien innocent qui se nomme Dreyfus. Pas à l’île du Diable. À Quantico. Prison militaire US. Autre lieu diabolique. À l’isolement, 23 heures par jour, pendant huit mois laissé tout nu toutes les nuits, devant répondre à la question « Are you okay ? », même la nuit, quand il se tourne sur sa couchette et que son visage n’est plus visible de son gardien. Pauvre. Parents alcooliques. La fine fleur de la chevalerie militaire, déjà bien entamée en 1940 dans La Route des Flandres, avec lui, sombre ; d’autant plus qu’il est américain. Valetaille discriminée, de très petite carrière. Lui aussi est coupable. Comme Marcel, il a tout publié. Tout. Et malheureusement — pour d’autres raisons cet adverbe malheureusement — sous le bon statut, celui de document, d’archive, de preuves, de sources, si bien que le voilà enfermé pour longtemps. Une publication mondiale, en plus. Un best-seller du numérique dans lequel puisent pour s’informer toutes les chancelleries du monde, excepté le Département US. Et pour cause. En dépit de sa jeunesse, ce jeune homme a fait la peau à l’agence du contre-espionnage la plus forte du globe. Et en beauté avec ça. Encore un drame de la sottise. Là-dessus, ça ne variera pas, du premier homme jusqu’au dernier, du premier jusqu’au dernier numéro. Ils n’ont même pas été en mesure de le retrouver seuls après la publication sur wikileaks. Manning était jeune et il a été trahi. Le quatrième homme est un homme brisé. Momentanément.
À l’île du Diable, les traitements infligés au premier homme suscitaient l’indignation outre-Atlantique et dressaient un certain nombre de chancelleries contre la France. Quelques détails : c’était l’unique habitant-prisonnier — avec ses gardiens — d’un îlot rocheux de 1000 mètres sur 350 à vocation pénitentiaire exclusive. Dreyfus vivait là enfermé sous surveillance constante dans une habitation nommée « case », une baraque minuscule entourée d’une palissade. Il semble que la pratique de la correspondance l’ait sauvé de la neurasthénie ? Quoique ses lettres aient toutes été surveillées et censurées. Des lettres de Dreyfus publiées dans la presse par ses partisans (pour éveiller l’opinion publique), Marcel, l’espion avoué et révélé par ses papiers publiés en roman, avait noté — en mission secrète dans un salon — qu’on parlait d’elles. « En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, il ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques… »
Encore un autre. Numéro 5, donc. Et ce sera le dernier. Celui-là cumule tous les traits distinctifs des quatre premiers et surtout les combine avec virtuosité. Comme Manning, il n’est personne et il est coupable. Comme Manning et comme Marcel, il publie tout mais sans choisir de statut poétique exclusif pour la publication. Il décide de conserver l’avantage sur les deux terrains, celui de la littérature et celui du réel, celui du roman et celui du document (en la forme syncrétique du feuilleton), celui du récit vertueux digne de faire le bien pour la Cité et celui du récit écrit par ces prestidigitateurs délicieux, ces imitateurs poètes, éloignés de trois degrés de la vérité, créateurs de fantômes en rien utiles au gouvernement de la Cité (Platon). Numéro 5 a bien fait les choses. C’est-à-dire qu’il a fait pire que ces spécialistes en illusion que sont tous ces poètes. Il a trahi en gloire. Il a trahi en puissance. Manning faisait la peau de la diplomatie américaine. Numéro 5 pulvérise les structures même du renseignement US en en révélant les cibles, les fins et les moyens. Olé. Il trahit les puissances fixes, les significations dominantes. Platon aurait-il préféré Snowden au regard de l’actuel gouvernement désastreux des secrets de la Cité ? Numéro 5 est un homme de guerre. Le seul de la série à être un bon agent opérationnel autant qu’un bon analyste et qu’un bon collecteur. Et un bon agent aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ? C’est quelqu’un qui sait comment naviguer entre les récits, les formes, qui sait comment créer des histoires, des fausses et des vraies, organiser des fuites. Numéro 5 est un prestidigitateur qui n’a jamais gouverné mais qui a inventé une magie parfaite pour exploser les secrets d’État.
C’est le propre d’une grande littérature d’espionnage que le texte premier, le grand sous-texte, apparaisse seulement par intermittences.
Comme Picquart, le cavalier hardi au caractère très droit qu’on veut faire crever aux confins de l’empire colonial français — mais qui ne cède pas (et devient ainsi un grand amour érotomaniaque de Jean S. alias Marcel P., qui lit toujours la presse frénétiquement, ne l’oublions pas) — Numéro 5 s’est tourné tout d’abord vers sa hiérarchie : en vain. Il a pris alors la décision de ne pas céder lui aussi et, à cette fin — en historien du présent avant-gardiste —, il a collecté une masse considérable de documents qu’il a choisi de publier en adoptant une formule poétique et politique nouvelle, inouïe, propre à son temps : ce qui revient bien, certes, à exercer un art d’imitation, et non un art de création, cela, on ne le nie, pas, Mister Platon. Cette formule consiste à combiner différents postes d’émetteurs, selon un rythme propre à éveiller l’attention, et le plaisir esthétique de la révélation dans une opinion publique transfrontalière, démocratique, rythme qu’on peut, comme déjà dit, associer à la forme du feuilleton, mais alors feuilleton considérablement renouvelé puisque se débarrassant de la figure de l’auteur au profit de celle de porte-parole ou de représentant, se ramifiant en temps réel à tous les échelons de l’espace public sur la Toile — selon un schéma de diffusion horizontal qu’on peut décemment nommer démocratique. Et ce n’est pas tout. Tout comme Picquart, Numéro 5 a accepté de témoigner le visage découvert et s’apprête à le faire de nouveau devant tous les parlements démocratiques qui le désirent, brûlant ainsi tous les vaisseaux derrière lui, c’est ça la beauté de la fuite… sans espoir de retour vers sa mère-patrie, vers homeland : comme Manning, certes, mais la maîtrise en plus et la jeunesse en moins. Plus fini que Dreyfus : c’est Numéro 5.
Aux côtés des Numéros 1, 2, 4 et 5, Marcel paraît fragile. Pire, en pantoufles. Il n’a accès à aucun dossier réservé, aucun secret d’État. Il n’est pas militaire. Il ne travaille pas pour l’armée, on l’a dit. Il ne fait pas la guerre. Il lit le journal, c’est tout. Au début du XXe siècle, on appelle ça un planqué. On le répète, il lit la presse. Il sort aussi. De plus, il n’émet pas sur le même tempo que les autres numéros, il semble en apparence uniquement recueillir. (Même Numéro 1 émet rapide, ce sont ses lettres écrites à sa femme imprimées dans la presse, moquées par les anti-dreyfusards.) Mais ce type de réception active qui caractérise Marcel possède un nom. Notons qu’on peut seulement supposer ce nom : à la lecture de la grande masse Recherche (car le statut roman de la publication empêche grandement de travailler sérieusement, mais tant pis, c’est aussi le propre d’une grande littérature d’espionnage que le texte premier, le grand sous-texte, nous échappe et apparaisse seulement par intermittences, bien que nous devions pourtant toujours supposer son existence, comme Descartes suppose, quand bien même il ne peut pas le prouver, mais seulement se l’imaginer, que dans le ventre de leurs mères les petits enfants possèdent déjà la connaissance de soi), ce type de réception active, donc, a aussi un nom dans le monde de l’espionnage. Ça s’appelle la collecte. Collecte infinie. Collecte en apparence indifférenciée — alors que toute archive, pour exister, doit être transformée en série close. Pour qu’il y ait source, il faut isoler la série dans laquelle elle s’insère. Or, la collecte de Marcel semble en apparence n’obéir à une aucune règle (si ce n’est philosophique, existentielle, artistique, nous avons parlé de cela autrefois… d’autres aussi, beaucoup, …si ce n’est la règle de son bon désir, ce qui n’est pas suffisant à ce moment de notre lecture), si ce n’est que Marcel semble aussi obéir à cette règle à laquelle ne pensent ni les archivistes ni les historiens, ni les critiques, ni les philosophes, et qui est une règle de vie, autant qu’un principe de l’ombre : celle qui régit la veille active, reptilienne, d’un personnage très répandu dans la littérature d’espionnage, dans la fiction tout court : la cellule dormante. (Nous devons cette hypothèse à une source qui tient à respecter l’anonymat en raison du matériel hautement confidentiel, et surtout très cher, qu’il manipule, respectons cela, nous la remercions ici mais sans chaleur, puisque cette source refuse aujourd’hui de nous communiquer certains autres renseignements pour des raisons que nous pouvons seulement imaginer, comme Descartes, et que nous ne tenons pas pour légitimes, définitivement.) Marcel, cellule dormante, flottante, glisse dans la société civile à portée d’écoute et de voix des discours sociologiques, politiques, accusateurs, antisémites, amoureux, sexuels : et finit très longtemps après par émettre, c’est-à-dire par transcrire ; à destination non d’un État, mais à destination de tous et, en dépit de ses pantoufles, avec un grand art. Marcel transcrit sous couvert de fiction : de cette façon, il n’est jamais inquiété, et s’évite un sort à la Dreyfus ou à la Manning, ou à la Snowden (à la manière d’un Rousseau, fou à lier, perdu aux yeux de l’opinion publique, en raison de sa querelle contre Hume). Mais il ne se prive d’aucun de leurs destins — à l’exemple de ces affreux imitateurs illusionnistes condamnés par Platon — et en usant de procédés cryptographiques transparents et opaques, puisque jamais, ô grand jamais, on ne réduira Marcel (mais lequel ? That is the question) au narrateur de la Recherche. Ce qu’il faut savoir, c’est que Marcel risque sa peau en cellule dormante. Nous avons dit pour le compte de qui il espionnait — le nôtre — et, en cela, nous avons suggéré qu’il était un frère pour Picquart, mais aussi un père fondateur pour Manning et Snowden. Chacun à leur manière, sur le modèle de Marcel, n’ont pas fait que parler à ce qu’on appelle l’opinion publique (je déteste ce mot), ils se sont aussi adressés aux sujets politiques que nous sommes tous en inventant un genre d’espionnage nouveau (que nous baptisons ici le contre-espionnage démocratique) et qui consiste à pister les fonctionnements délétères, despotiques d’un État démocratique pour les révéler à un client non étatique mais souverain : le peuple, autrement nommé encore, vous, moi, toi, nous. Cependant, nous n’avons pas encore dit quelles vérités la cellule dormante Marcel collectait, sur quels sujets précis, en quoi ces renseignements consistaient et pourquoi donc ils étaient tellement dangereux pour lui qu’il lui fallait dissimuler pour pouvoir les dire autant que pour pouvoir les collecter.
Nous avons dit pour le compte de qui Marcel espionnait — le nôtre — et, en cela, nous avons suggéré qu’il était un père pour Manning et Snowden.
Retour à Numéro 1 et Numéro 4. Dreyfus et Manning. L’un et l’autre ont été persécutés parce qu’ils appartenaient à une minorité. Tout le patriotisme de tous les catholiques réunis n’aurait pas suffi pour disculper Dreyfus d’une identité juive qu’il ne revendiquait même pas. Le combat de Dreyfus et des dreyfusards a été de prouver l’innocence d’un innocent en dépit de cette identité qui le marquait indéfectiblement du sceau de l’espion. Le chiffre de la combinaison de Dreyfus, c’est sa judaïté conçue comme un masque de traître, comme un masque d’agent double dans sa vie même. Tout le problème est là. Quand l’espionnage se substantialise [2]. Manning a confié à celui qui, nommé Lamo, plus tard, très vite, le dénoncerait — se confiait au futur responsable de sa vie brisée, donc… mais quelle jeunesse, Manning, quelle folie, quelle mélancolie, quel manque d’amour désespéré ont pu te pousser à cette immense maladresse ? toujours se méfier du chat et du mail, et pas seulement au bureau — Manning a confié à Lamo qu’il se sentait être un fantôme dans son corps et qu’il attendait d’être en mesure de s’en choisir un nouveau pour recommencer à vivre. Ce qu’il a fait, puisque Numéro 4 s’appelle désormais Chelsea. De fait, la terre entière est au courant. Dreyfus et Manning sont devenus les porte-parole d’un chiffre conçu comme un corps, un corps souffrant pour Dreyfus, un corps métamorphique pour Chelsea, non pour s’en débarrasser, mais pour l’affirmer, en dépit de tout. Le traître Lamo n’a pas seulement trahi un contre-espion démocratique qui s’ouvrait à lui en toute confiance, il a aussi trahi un ami qui lui confiait son désarroi concernant son identité sexuelle et la discrimination dont il faisait l’objet. Notons qu’Odette, inique, fait adopter à Swann un comportement inverse de celui de Manning, autre trahison d’Odette, trahison bien plus grave que les autres, on lui en voudra toute notre vie : Odette impose que Swann taise son identité juive, et son dreyfusisme, tandis qu’elle, la sale vache, pour continuer d’être reçue dans les salons, professe un antisémitisme ardent ! Une stratégie dont Cellule dormante Marcel note dans un de ses carnets et d’un ton neutre qu’elle rencontre du succès. Odette est reçue avec bienveillance dans les salons les plus radicalement antisémites et antidreyfusards de la Cité Guermantes. Si Manning avait suivi Odette, il aurait joué l’homophobe. Si Swann avait suivi Snowden, il aurait réussi à transmuer ses dons d’expert en histoire de l’art dans le domaine politique. Cellule dormante Marcel juge Swann cruellement et il a raison. Quand il n’était pas encore marié avec elle, Swann avait en premier adopté le comportement d’un État sécuritaire en poursuivant Odette, en la forçant à avouer son chiffre, en ouvrant son courrier. [Insérer quelques lignes sur notre théorie du Swannstate.] Notre hypothèse, ainsi, est que l’espionnage en terre démocratique est le terrain de combat sur lequel se défend le chiffre le plus intime de notre identité : pour se dissimuler, pour être collecté, ou pour se révéler, ou être révélé. Le secret d’État est inséparable du chiffre, parce que nous sommes tous chiffrés et donc, tous, susceptibles d’être déchiffrés : pour notre malheur. Selon les époques, les étiquettes changent mais l’enjeu est bien, sur le terrain de l’intime, l’invasion de pratiques de guerre — car la surveillance naît de l’art militaire. Dans la Recherche, tout le monde espionne tout le monde, parce que tout le monde dissimule et tout le monde dissimule parce que tout le monde a un chiffre, et surtout que tout le monde surveille et cherche à déjouer ce chiffre.
Dans la Recherche, tout le monde espionne tout le monde, parce que tout le monde dissimule et tout le monde dissimule parce que tout le monde a un chiffre.
Marcel (c’est une cellule dormante excellente mais un agent d’opération désastreux) rend compte, comme une connaissance de soi, de sa découverte des chiffres chez les autres — juifs et homosexuels, mais pas seulement — mais il déconstruit aussi le réseau de surveillance sociale qui réduit les êtres à leur chiffre comme à un sceau marqué par le fer rouge sur l’épaule du forçat : au moyen d’un espionnage vulgarisé en pratique sociale et mondaine. À chaque page, Marcel montre en quoi cette pratique sociale est une excroissance monstrueuse, à la fois source et cause, de l’Affaire Dreyfus, et donc du despotisme cruel que l’espionnage d’État fait peser sur les citoyens. Bloch, juif et dreyfusard, se fait vider ignoblement du salon de Madame de Villleparisis parce que l’archiviste de la famille — un être mesquin — voit en lui un espion du Syndicat. Auparavant, il avait été ouvertement insulté en lien avec sa confession par une sorte de petit marquis qui manie autant le chapeau haut-de-forme que l’humiliation. L’image du forçat qui revient à plusieurs reprises pour désigner les juifs dans la Recherche dit à la fois le crime et la déportation vécue à l’intérieur — le déclic de la machine intérieure chez Bloch quand on le traite de juif, et qu’il se récrie —, celle-là même qui est vécue en vrai par Dreyfus dans l’île du Diable. C’est tout de même insensé, nous disons-nous, que les services du contre-espionnage français n’aient réussi, dans le cours de toute leur existence, qu’à révéler cette seule vérité au monde : que Dreyfus était juif ! Car, oui, juif, ça, il l’était ! « i’m not sure whether i’d be considered a type of “hacker”, “cracker”, “hacktivist”, “leaker” or what… » écrivait Manning à Lamo. « i’m just me… really. » À Lamo qui lui rétorque qu’il est un espion et que Wikileaks est une couverture parfaite à ses révélations, Manning réplique toujours : « spies dont post things up for the world to see. » Jusqu’à Manning, toujours, être espion, être qualifié d’espion dans le langue commune demeure une insulte. Mais nous savons aussi que chaque grand terrain d’espionnage transfigure ses personnages. Manning, en devenant une femme et un acteur du contre-espionnage à visée démocratique, échappe symboliquement à ses tortionnaires et à cette identité d’espion infamante. Marcel transfigure, lui, la forme de la cellule dormante et l’espionnite mondaine, de même qu’il construit en grandeur d’établissement la figure du mauvais espion (l’agent opérationnel) : on sait comment il réussit ce tour de force : en écrivant la Recherche. Pour Dreyfus, c’est plus compliqué, parce qu’il n’espionnait pas, parce qu’il n’a rien révélé et qu’il était seulement lui-même. Pour Numéro 5 et Picquart, la suite au prochain numéro.
Notes
[1] Platon, La République, Livre III.
[2] Les grandes affaires d’espionnage sont des explosions sauvages de ce mécanisme de substantialisation. Cf. Dreyfus, jamais gracié totalement, ce qui doit demeurer un scandale à jamais. Les grands romans d’espionnage, eux, dénouent méthodiquement ces mêmes mécanismes.