Vacarme 27 / Cahier

Portraits de Robert Walser

par

1 Un jour, c’était il n’y a pas très longtemps, j’ai fait ce rêve : je dormais, la porte en face de mon lit s’entrouvrait, et deux personnes assez jeunes et inconnues, ou peut-être trois, me regardaient. Leur regard me réveillait, j’infléchissais alors mon bras gauche pour le replier derrière ma tête et je les regardais à mon tour. J’étais dans ce lit même où je dormais, et me réveillai pour de bon. C’était sans aucun doute un rêve d’amour, d’un amour pénible à supporter parce qu’il me mettait étrangement à nu. Bien sûr je savais dans mon rêve que c’était moi qui me regardais, et qu’il me fallait ce détour par ces deux ou trois spectateurs aimants, cette géographie du regard, pour faire exister cet amour. Géographie : je veux dire mise en forme de l’espace en mouvements allers et retours, tracé de lignes, lisibilité de la scène, pour pouvoir dire son envers, la mise à nu, l’inavouable séisme sentimental où j’étais à la fois sujet, objet, centre organisateur, représentant et représenté. J’ai mis un bon jour à me défaire de ce catastrophique amour que je m’étais voué soudainement à moi-même. J’ai repensé à Robert Walser, à l’espèce d’amour que je lui avais porté, à cet étrange amour qui me semble sous-tendre chaque page de ses livres, à cette souveraineté du sentiment sur laquelle je n’arrivais pas à mettre une raison quand je l’avais lu, parce que je ne savais pas distinguer si la douceur de ses phrases m’était adressée à moi-même (je ne veux pas dire au lecteur) ou si c’était moi qui les répercutais par sa voix. La traduction que j’ai donnée à mon rêve en valait bien une autre, et je m’en suis satisfait : j’avais rêvé que j’étais Robert Walser, puisque la construction de mon rêve disait quelque chose de sa prose. Alors j’ai relu Walser.

2 Elle : Il y a en toi quelque chose de jeune et d’usé par la vie. Tu es attirant et repoussant.
Lui : Si tu veux prendre le temps de m’écouter, je vais te dire un certain nombre de choses sur mon compte. Est-ce que tu ne vas pas te fâcher ? Faiblesse et force.

Walser n’a peut-être écrit que des portraits. Un homme croisé dans la rue, une femme à sa fenêtre, quelqu’un appelle : « Je vous ai vu et me suis pris de sympathie pour vous, qui êtes-vous ? » Le portrait répond au désir, le désir est une condition pour se mettre à parler. L’obscur parlez-moise précise sous l’effet d’une double injonction, par laquelle l’attirance première souhaite être éclairée sur deux points : que faites-vous de mon désir ? quel est cet âge impossible qui semble être le vôtre ?

Je ne suis peut-être exceptionnel qu’en une chose, c’est que j’ai perdu énormément de temps et que je m’en suis rendu compte avec plaisir. Au lieu de vieillir, j’ai rajeuni. Titus.

Jeune, déjà, je rêvais volontiers ; j’ai grandi et, en même temps, je suis devenu plus petit. Le solitaire.

Quel est l’âge de Walser ? La jeunesse lui tient lieu de définition paradoxale. La jeunesse de Walser, âge sans âge, est convalescence après une catastrophe, moment de suture avec le monde, où l’âge s’est bloqué, plus précisément, enrayé dans une boucle des temps : commencer à vieillir, ça peut être retomber en enfance. Walser nous dit qu’au sortir de l’adolescence le jeune homme renoue avec une survivance de l’enfance, dans un temps vécu comme un après. Il est frappant de voir combien les personnages de Walser ne grandissent pas, ne construisent rien, tout occupés qu’ils sont à ne pas finir en lambeaux. Leur vie se résume à prolonger le moment du réveil.

3 Je ne fus jamais à proprement parler en contact avec le comte lui-même, ce qui naturellement me laissait assez indifférent. Ma chambre au rez-de-chaussée me convenait très bien, et c’était au fond le principal. Tobold (II).

Kafka a lu Walser, on sait qu’il l’a apprécié. Peut-être fait-on trop grand cas de ce genre d’hommages. Plus sévère est réputé le jugement des écrivains sur leurs pairs, plus on est prompt à traduire leurs rares révérences en filiation littéraire. Comment savoir vraiment ce que Kafka a pu faire de sa lecture de Walser ? Et si je dis qu’il importe peu qu’il y ait eu filiation, c’est pour inventer, entre ma lecture de l’un et celle de l’autre, une parenté fictive. C’est parce que j’ai pu lire l’œuvre de Kafka comme un cryptage de celle de Walser, qu’à rebours Walser me permet de décrypter Kafka. L’un des traits du récit kafkaïen semble être précisément le processus de cryptage, où le texte s’écrit comme le mode d’emploi inutilisable d’un monde-machine devenu illisible. L’écriture de Walser travaillerait au contraire au renchérissement, au déballage explicatif, à la prolifération du sentiment, ou du monde, ou de la nature – Walser, romantique attardé, pose cette équivalence. La jouissance du monde se vit dans un bavardage quasi idiot. Quand on parle une langue étrangère, on surexplique, on abuse des adverbes, on modalise à mort. On parle trop. Le Suisse Walser a comme réappris l’allemand, un allemand parfois un peu bête, un peu trop lui-même, plein de substantivations et de répétitions à tout crin. La netteté aveuglante, le trop-plein de formes, la monstration permanente des récits de Walser épuise. La désobéissance chronique des personnages kafkaïens leur vient de cette prétention à sans cesse décrypter. Par son obéissance pathologique, le héros walsérien, serviteur volontaire, se moque bien de ce qui obsède celui de Kafka. Rien l’intéresse moins que de décrypter ; de toute façon il s’est emparé d’un monde dont, à force de transparence, on ne comprend plus rien.

Je n’ai jamais rien possédé, je n’ai jamais rien été, et malgré les espoirs de mes parents je ne serai jamais rien. Quelle belle vue on a par les fenêtres, et des meubles tellement jolis, luisants, et ces rideaux qui donnent un air charmant, un air de jeune fille à toute la pièce ! Les Enfants Tanner.

Défenestration kafkaïenne : le sujet se précipite dans le monde pour s’y résorber. Absorption walsérienne : le sujet engloutit le monde par les fenêtres de ses sens. Il y a là deux manières de faire pièce à la subjectivité. Le point de vue du sujet walsérien n’est pas subjectif puisqu’il soumet le monde entier à lui-même. Le jeune homme, enfant anachronique, donne sa subjectivité en pâture au monde, en échange de quoi le monde se plie à sa souveraineté. Dans cette violence faite au monde, l’obéissance se confond très exactement avec l’insoumission.

4 Peut-être cette lettre vous incitera-t-elle à cesser de me couvrir d’infamie. Puisque, comme je l’ai dit, je ne peux me plaindre de ma souffrance à mes parents, je m’en plains à vous. Puisque je ne veux pas demander à ceux qui m’aiment de m’accorder leur protection, je porte ma demande à celui qui me hait et déverse sur moi sa colère. Je demande donc protection à celui auquel je semble livré sans aucune protection et implore pitié à celui qui, parce qu’il se sent outragé par mon attitude, ne fait preuve pour moi d’aucune pitié. J’ai le courage, comme vous le voyez, de me plaindre de ma souffrance à celui qui me l’inflige et de confier ma douleur à celui qui la cause. L’école ne me procure plus aucune joie. Élève et professeur.

Il faudrait regarder comment certains cultes littéraires se nourrissent d’une iconolâtrie vouée aux portraits d’écrivains. Une lecture des textes s’enrichit ici de celle d’un visage et d’un corps. Écrivain culte que l’époque ne se remet pas d’avoir redécouvert, Walser, de sa jeunesse à l’instant de sa mort, a légué une galerie de portraits photographiés où s’énonce une syntaxe, une langue de pose. Walser ne nous regarde pas dans les yeux. La position du corps, de la tête, des mains dessine le parcours d’un regard délibérément oblique. De face, le regard croiserait les yeux de l’observateur où qu’il se trouve. Perdant toute direction propre, il n’inviterait plus personne à le regarder. L’homme se livre à l’appareil, immobilisé de son propre chef, déjouant à l’avance le pouvoir fixateur du cliché. Soumise aux règles du portrait, la pose préfère le jeu de rôle à l’arrogance, affirme sa soumission pour se garder soi, jouir de soi sans entraves. Le corps, de biais entre quart et trois-quarts, marque une légère inflexion, fixe une gestuelle esquissée. C’est une pose bavarde, tout en intonations, prolixe d’elle-même. Le visage penché, un peu sauvage, dissone avec les mains jointes en signe de servitude. Ou bien la cigarette, plaisir walsérien par excellence, point de résistance sur lequel on ne transige pas, et les jambes croisées grand seigneur, font un air vainqueur au costume ajusté du domestique impeccable. L’homme walsérien inverse continûment l’offre et la demande. Offrir ses services, c’est une façon de ne donner aucune prise sur soi. L’élève écrit au maître : je vous offre de m’accorder votre clémence. Robert Walser, au monde : je t’offre de m’aimer, c’est tout.