Vacarme 30 / Vacarme 30

Carte électorale

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À celui qui maugréerait d’avance, en France, devant la perspective encore lointaine de 2007 ou celle du référendum sur la Constitution européenne, la planète tend des miroirs contrastés : il pourra, au choix et selon l’humeur, s’en vouloir de ne plus goûter à son juste prix cet acte, le vote, qui peuple les rues de Kiev d’une foule si vivante que l’on voudrait s’y perdre  ; ou se convaincre de ce que, décidément, les élections ne menacent personne, sont si inoffensives au vrai qu’un empire peut s’y ressourcer, à Washington et le premier mardi de novembre, avant d’en faire la justification et le relais de ses conquêtes, à Bagdad et (peut-être, peut-être pas) en janvier. Partir de ce constat  : si le principe électif gagne aujourd’hui du terrain, c’est au prix d’un émiettement de ses significations, de ses usages, de ses effets ; devenu mode privilégié de désignation des gouvernants, le suffrage universel se disperse en scrutins chaque fois singuliers, de sorte qu’on ne peut ni tracer une ligne qui irait, toute droite, de l’élection à la démocratie, ni tirer un trait sur cette équation même. Quelques lieux de cette ambiguïté.

Bagdad – Le 7 novembre dernier, le premier ministre Iyad Allaoui décrète l’état d’urgence sur tout le territoire irakien, face à la rébellion sunnite  : l’enjeu est de rendre possible les élections prévues fin janvier. S’ensuivent de vastes opérations militaires, sous commandement américain, qui créent une configuration inédite  : à mesure que l’offensive contre Fallouja s’intensifie, elle érode la légitimité des élections qu’elle devait asseoir, en même temps que l’autorité de l’État et de ses représentants. Non pas, donc, la construction préalable d’un État, puis l’instauration sous lui d’un régime représentatif, ni même une élection précipitée dans un État encore fragile  : une élection contre l’État. On se rappelle alors que la démocratie ne se réduit certes pas au suffrage. On se souvient qu’une élection octroyée n’a pas le même sens qu’une liberté conquise. On réalise que la valeur démocratique d’un scrutin tient à l’existence préalable d’une culture qui, en unifiant le corps électoral sous une commune reconnaissance des règles, assure l’adhésion au résultat attendu (le boycott brandi par les sunnites est à cet égard plus qu’une menace, un signe). On mesure enfin que si l’on peut aspirer, en Europe, à un découplage entre le principe de la souveraineté et l’idée démocratique, on ne sait guère ce que la souveraineté populaire veut encore dire en contexte d’occupation.

Kiev – Le 21 novembre dernier, les résultats officiels de l’élection présidentielle ukrainienne donnent Ianoukovitch vainqueur, cependant que les observateurs dénoncent des «  irrégularités sérieuses . Les partisans de l’opposant Ioutchenko, réunis pour fêter sa victoire par un concert, appellent à résister – leur soirée électorale durera des semaines, dans la neige et couleur citrouille, sans forcément d’illusion sur les ambiguïtés de leur candidat, mais dans un triple horizon  : réaction au durcissement du régime  ; refus de la mainmise sur le pays d’une coalition d’anciens apparatchiks devenus oligarques par la magie des privatisations  ; affirmation d’indépendance face à Moscou. On ne peut croire, pourtant, que le jeu du scrutin et l’appel au respect des procédures électorales soient à eux seuls le levier de cette triple émancipation  : ces formes sont en elles-mêmes ambiguës et le pouvoir peut jouer, tout autant, sur le respect des règles, tablant sur le délai nécessaire à refaire l’élection pour reprendre la main. Les formes électives ne trouvent, ici, leur sens que d’être investies par une affirmation qui les dépasse, irriguées par un mouvement étudiant qui nomadise (d’OTPOR en Serbie à PORA à Kiev), traversée enfin par une histoire  : émotion de reconnaître, dans la référence polonaise brandie par les manifestants, quelque chose de cet enthousiasme qui, d’après Kant, saisissait les nations européennes à la vue de la révolution française – le signum pronosticum du progrès humain se déplacerait vers l’Est.

Ramallah – Il y aurait donc la démocratie qui se conquiert, et les élections qui s’octroient ; la première permettant à un peuple la réaffirmation de sa volonté propre, et l’éviction d’élites corrompues nées parfois du suffrage même, les secondes fournissant aux puissances occupantes d’utiles relais, démembrant un peu plus le corps politique dont elles voudraient être la voix. Cette ambiguïté, toutefois, ne sépare pas deux genres de contexte  : elle traverse aujourd’hui chaque scène électorale, signant l’entrelacement de la démocratie et de ses formes d’expression, promettant à la première de n’être qu’une formalité, mais ouvrant les secondes sur un avenir possible. En Palestine, le 9 janvier, se tiendra un scrutin sur des territoires où l’idée même d’espace public se heurte aux mille et un cloisonnements induits par l’occupation ; où tout candidat qui pourra se déplacer librement sera suspect d’être l’allié d’Israël ; où le Hamas agite à son tour le boycott. Mais un scrutin, aussi, qui fait éclater le discrédit de la vieille garde d’Arafat et dénoue pour les Palestiniens la triple allégeance, jusque là inextricable, à la cause, à l’Autorité et à ceux qui l’incarnent. Un scrutin, d’un côté, où il ne s’agit que de rejouer la Mouqata’a, de remplacer le président enfermé d’un peuple enclos – formalité, sur fond d’occupation. Mais un scrutin, en même temps, où si beaucoup rêvent d’élire à ce poste un candidat déjà emprisonné, c’est parce que, d’un peuple sans liberté, un détenu à vie serait peut-être le représentant le plus authentique.

Géographie électorale : Ramallah est, cet hiver, à mi-distance de Kiev et de Bagdad.

Le comité de rédaction de Vacarme, samedi 4 décembre 2004