Vacarme 70 / Bêtes à penser

Le commun sans frontières entretien avec Dominique Lestel

Au rebours de la conception de l’animal comme machine appartenant à un ordre bien séparé de celui de l’humain, il est possible de penser non pas ce qui nous oppose mais ce qui nous lie, ce par quoi l’on se squatte et déborde les uns dans les autres. Une communauté de passé et d’avenir, génétique mais aussi culturelle, dans laquelle l’animal apparaît parfois comme un individu, une personne, peut-être même un ami. Une communauté, aussi, susceptible d’être bouleversée par un nouvel acteur : l’artefact.

Comment a évolué l’appréhension des animaux dans l’histoire intellectuelle et philosophique de ces derniers siècles ?

Dans l’espace intellectuel occidental, l’animal a toujours été violemment rejeté, il est celui par opposition auquel l’humain se pense. L’animal est ce que l’humain n’est pas. Jusqu’au XVIe siècle, l’équation comportait en réalité trois termes, les anges constituant l’autre entité par rapport à laquelle se définissent les humains. Les anges représentaient le modèle spirituel vers lequel l’humain pouvait tendre, s’élever ; tandis que l’animal était ce vers quoi l’on retombait. C’était la hiérarchie en vigueur. À partir du XVIIIe, la figure de l’ange disparaît, alors qu’émerge l’évolutionnisme. Avec Darwin l’humain, fruit d’une évolution naturelle, devient aussi un animal. L’animal non-humain, lui, apparait comme un lointain cousin du passé vers lequel il est néanmoins toujours possible non plus de retomber mais de régresser. Ensuite, il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que naissent les mouvements que l’on appellera « de libération animale », qui considèrent l’animal comme un espace du vivant dont il faut prendre soin, qui doit avoir des droits sinon similaires, du moins très proches de ceux des humains. La question des convergences de l’animal avec l’humain se pose quant à elle très récemment, à la fin du XXe et au début du XXIe siècle. Or surgit un nouvel acteur, qui vient reformer une nouvelle triade : le robot, et toutes autres créatures artificielles qui vont directement entrer en concurrence avec l’animal. Autrement dit, au moment même où l’animal redevient un acteur de premier plan, en surgit un autre que l’on n’avait pas prévu : l’artefact.

A-t-on aujourd’hui dépassé la pensée de l’animal machine ou bien sommes-nous restés cartésiens à cet égard ?

Si vous interviewez un éthologue, il vous dira que l’on sait que l’animal n’est plus une machine, que c’est plus compliqué, etc. Pourtant dès que vous faites de l’entrisme gramscien et que vous devenez éthologue, vous vous rendez compte que tous les projets de recherche qui ne partent pas du postulat de l’animal-machine ne sont pas financés. Une recherche sur la manipulation des significations par un animal à travers une pratique artistique, par exemple, sera systématiquement rejetée. Pourtant il y aurait beaucoup à découvrir d’une vision non restrictive de l’art. Une musicologue et musicienne australienne, Hollis Taylor, a décidé de faire des recherches en éthologie. Lorsqu’elle écoute les chants d’oiseaux, elle les retranscrit en portées. Avec son oreille de musicienne, elle entend de la musique. Sans doute est-ce subjectif ; mais précisément : quel rôle doit avoir l’observateur en éthologie ? Les éthologues sont par exemple obsédés par le fait de ne pas perturber les animaux, mais c’est impossible de ne pas les perturber. Alors pourquoi au contraire ne pas accepter cela, et assumer de s’inviter chez l’animal pour vivre avec lui ? Son comportement sera en partie modifié. L’animal est un être vivant dans un espace de possibles dont il actualise certaines dimensions. Si vous introduisez ce que l’on appelle des « perturbations », qui sont en réalité une vie sociale un peu différente, il va actualiser certaines possibilités et pas d’autres — et alors ? Ce n’est un problème que si vous pensez qu’il y a qu’une seule façon pour l’animal de se comporter et que votre présence l’empêche. En outre, c’est une vision de la nature un peu naïve. En réalité il est extrêmement compliqué de ne pas se faire repérer par un animal quand vous vous introduisez sur son territoire. Même lorsque l’éthologue se pense parfaitement invisible, il reste généralement visible pour l’animal. On s’est par exemple rendu compte qu’un certain type de petits singes étaient beaucoup moins attaqué lorsqu’un éthologue les regardait. Pourquoi ? Parce que quand bien même l’éthologue se pensait invisible, les aigles eux le voyait et le prenait pour un prédateur, ils s’approchaient donc beaucoup moins des singes qu’ils convoitaient, ce qui explique que les éthologues aient constaté une chute de la mortalité.

Vous vous montrez souvent critique envers l’éthologie, pourtant censée être la science du comportement animal…

C’est parce que l’éthologie fonctionne beaucoup en termes de causes et conséquences. Si l’on écarte certains penseurs excentriques marginalisés — comme Aldo Leopold, chasseur érudit et père de l’environnementalisme américain, ou comme Von Uexküll qui dès les années 1920 s’intéresse à la façon dont les animaux voient le monde — l’éthologie qui se développe dans les années 1930-40 est essentiellement béhavioriste et ne s’intéresse pas à l’intériorité animale. Lorenz dans une certaine mesure, Tinbergen, Von Frisch pensent tous que le comportement animal se réduit à de simples réponses à des stimuli extérieurs. Puis dans les années 1970 l’éthologie cognitive se développe et remplace la métaphore de la machine béhavioriste par celle de la machine computationnelle qui, elle, traite de l’information.

Mais il me semble que lorsqu’on avance que l’éthologie est née au début du XXe, on se trompe. Bien avant que se forme la discipline stricto sensu, on trouve ces praticiens de l’animalité que sont les paysans, les chasseurs, les pêcheurs, les éleveurs, etc. qui connaissent véritablement les animaux et ont une vision beaucoup plus nuancée que les zoologues de l’animal et de l’animalité.

« Lorsque vous voulez tuer une antilope à la lance, il faut vous antilopiser. »

J’ai travaillé avec des guerriers Massaï au sud du Kenya. Pour moi, ce sont de véritables éthologues. Et d’ailleurs ils n’ont pas le choix s’ils veulent survivre. Si vous voulez tuer une antilope à la lance, il vous faut être capable de l’approcher de très près, ce qui implique de savoir ce que signifie le fait d’être une antilope : il faut vous antilopiser.

C’est-à-dire que vous auriez tendance à valoriser des approches plus horizontales, moins académiques de l’animal ?

De façon très claire et très contemporaine, je crois qu’Internet a bouleversé notre approche de l’animalité en ce sens. Aujourd’hui, vous faites une vidéo de votre chat en train de jouer avec un oiseau et la postez sur Internet. Et là, vous vous rendez compte qu’il y a des centaines de personnes qui ont aussi filmé leur chat s’adonnant au même comportement. L’éthologue attitré ne peut plus dire que les chats ne jouent jamais avec les oiseaux. Avec internet, l’éthologie explose et se disperse. Tout le monde peut avoir accès aux données des autres et transmettre les siennes, c’est-à-dire produire du savoir en éthologie. Vous filmez une anecdote et elle cesse de l’être pour devenir une occurrence rare. Les savants sont débordés.

Pour votre part, vous défendez une conception de l’animal comme sujet, ayant une culture, et pouvant même dans certains cas être considéré comme une personne…

Il faut faire de l’étho-ethnologie de l’animal — comme on devrait le faire pour l’humain, parce que nous avons également des comportements de singe. Par exemple, les comportements de cour, dans tous les sens du terme. Il nous faut donc des ethnologies plus fines, propres à chaque groupe.

J’ai développé une conception à trois niveaux :
D’abord, je considère tous les animaux comme des sujets, au sens uexküllien du terme, c’est-à-dire comme êtres évoluant dans un espace de significations, ce qui les distingue de la machine.
Deuxièmement, certains animaux peuvent devenir de véritables individus, c’est à dire présenter des singularités : le leader par exemple, mais aussi n’importe quel individu avec des particularités dans le groupe — il y en a beaucoup chez les animaux.
Enfin, certains animaux sont susceptibles d’accéder au statut de personnes lorsqu’ils entrent en rapport avec des humains qui les considèrent comme tels. Le devenir-personne des animaux est un processus culturel similaire à celui par lequel chaque humain, ou même un nombre croissant d’artefacts, devient une personne. La personne étant définie par l’attachement que lui porte un humain. Cette catégorie, propre à la culture humaine, voire très occidentale, ne relève pas d’une ontologie essentialiste mais relationnelle. Dans ce cas, la différence essentielle ne se situe pas entre l’homme et l’animal, mais entre les occidentaux et les autres humains : le statut de « personne » est un type de relation produit par l’occident qui s’est ensuite répandu dans les autres cultures pour des raisons notamment économiques et militaires (au XIXe l’Europe occupait plus de 80 % du territoire mondial). Un des problèmes de l’éthologie n’est pas l’anthropomorphisme comme le craignent les éthologues mais l’ethnocentrisme.

Habituellement, l’anthropomorphisme a mauvaise presse chez les scientifiques. Mais ne serait-ce pas aussi une nécessité adaptative ? Quand l’humain projette des choses sur des animaux, ça fonctionne, on vit ensemble…

Il y a plusieurs éléments de réponse. Ce serait très intéressant que les anthropologues s’intéressent à l’anthropomorphisme, car si on arrive à vivre entre humains, c’est peut-être parce qu’on projette des qualités d’humains sur les humains qui nous entourent. Pouvoir vivre avec un autre c’est peut- être toujours comme ça que cela fonctionne. Donc il n’y aurait aucune raison que nous ne le fassions pas également avec des animaux.

Ensuite, de même que vous projetez des visions humaines sur votre chat, votre chat projette sûrement des visions de chat sur vous. Il est plus intéressant, plutôt que d’essayer de réfréner l’anthropomorphisme, de voir comment l’anthropomorphisme et le chatomorphisme se mêlent pour faire quelque chose d’original et d’intéressant. Vous arrivez à vivre avec votre chat et votre chat parvient à vivre avec vous, donc vous n’êtes pas dans le fantasme !

Troisièmement, ce concept d’anthropomorphisme est un concept toxique. Si vous êtes éthologue et que vous voyez des caractéristiques trop proches de l’humain chez l’animal, on va vous taxer d’anthropomorphisme. Autrement dit vous ne pouvez pas les voir ; la question ne peut même pas être posée. L’accusation d’anthropomorphisme devient alors une barrière à la découverte de ce qu’il y a de commun entre humain et animal.

L’idée d’un propre de l’humain est selon vous non seulement erronée, pré-darwinienne mais aussi néfaste, pourquoi ?

L’homme présente des particularités comme n’importe quel autre animal présente des particularités par rapport aux autres animaux. La question est de savoir quel statut donner à ces particularités. Par exemple, l’humain possède un langage d’un genre unique. Faut-il pour autant estimer que cette particularité justifie une coupure ontologique entre lui et les autres animaux ? Autrement dit : l’humain est-il un animal particulier ou un animal spécial ? Je pense qu’il est juste particulier. Le « propre », c’est considérer à l’inverse que l’humain a quelque chose qui le distingue tellement des autres animaux que cela le situe à part, en dehors même de l’animalité. Vous savez, chacun a des millions d’espèces en lui-même, chacun est un véritable éco-système, qui diffère qui plus est de celui de son voisin. Nous sommes intrinsèquement liés à l’animalité, et se penser comme on le fait depuis des siècles en dehors de l’animalité, c’est permettre l’exploitation du vivant par l’humain, c’est mettre l’accent sur les différences plutôt que sur les similitudes et les convergences.

« L’humain est-il un animal particulier ou un animal spécial ? »

Vous dites que l’humain ne s’est pas créé contre l’animal mais avec lui. Que pouvez-vous nous dire de cette co-constitution ?

Il s’agit d’une co-constitution à la fois phylogénétique, culturelle et individuelle. L’idée, c’est que non seulement l’être humain est un être vivant parmi les autres êtres vivants, mais aussi qu’il est les autres vivants. Humains, animaux : nous débordons les uns dans les autres. Les animaux nous squattent. Nous sommes les hôtes des animaux. Nos rapports avec eux décident du développement de certaines caractéristiques de notre humanité plutôt que d’autres. Les chasseurs par exemple, développent telle ou telle aptitude suivant les espèces qu’ils chassent. À un autre niveau, chacun d’entre nous se présente comme l’interconnexion d’une multitude d’êtres vivants : les bactéries, les virus que nous avons en nous mais aussi ces vivants avec lesquels nous vivons : votre chat ou une plante particulière. En fonction de cela votre humanité va s’exprimer différemment. Une personne va développer une vie partagée avec son chat, une autre avec son philodendron. D’ailleurs il est possible de développer un rapport au philodendron qui soit aussi intense que le rapport que vous avez à votre chat, sans vous sentir obligé immédiatement d’introduire des barrières hygiéniques qui consistent à dire qu’il y a tout de même une sacrée différence entre un animal et un végétal. Ce qui est, je crois, la pensée de beaucoup de végétariens.

À ce sujet, vous avez publié un ouvrage de défense des carnivores qui a déplu à nombre de végétariens…

Les végétariens donnent des arguments pour rendre poreuse la frontière entre les êtres humains et les animaux, de façon tout à fait pertinente et intéressante, puis ils les abandonnent pour réintroduire une barrière hygiéniste entre l’animal et le végétal. Ils font là exactement ce qu’ils critiquent à propos de la différence homme-animal.

L’objection que l’on m’adressera est que si tout est dans tout alors nous sommes dans le n’importe quoi absolu. Non. Nous sommes dans le choix de certaines convergences, de certaines connexions, plutôt de d’autres. Je peux comprendre qu’un végétarien préfère développer des connexions avec un animal plutôt qu’avec un végétal, mais ce que je ne partage pas c’est qu’il en fasse une règle éthique selon laquelle il est plus important de s’occuper d’un animal que d’un végétal. Chez les Amérindiens par exemple, il y a des connexions avec des végétaux qui sont supérieures à des connexions avec certains animaux.

Je crois que sur ce point les végétariens ne vont pas au bout de ce qu’ils pensent. L’idéal du végétarien c’est le végétal qui ne tue pas pour survivre alors que tous les animaux le font, même les vaches qui tuent de l’herbe. Mais le drame du végétarien, c’est qu’il est obligé de manger son idéal.

Ou bien il faudrait réussir à produire des humains qui se nourriraient par photosynthèse. Il faudrait inventer des convergences entre l’humain et le végétal. Pour moi c’est ça le végétarien purement conséquent. Se végétaliser. Devenir soi-même une plante. Ce qui pourrait être un objectif des transhumains d’ailleurs, plutôt que courir plus vite etc.

Justement, vous qui pensez le rapport entre humains et robots, quel regard portez-vous sur le courant transhumaniste ?

Le problème des transhumanistes est qu’ils restent dans des conceptions très humanistes de l’humain. Ce sont des gens qui n’ont déjà plus de corps, ils pourraient se nourrir de pilules, en fait ce sont déjà des robots. Or ce qui me choque ce n’est pas qu’ils veuillent sortir de l’espèce humaine, mais qu’ils le fassent avec aussi peu d’imagination et de créativité. Ils veulent devenir des super machines, des super humains normaux, des super employés de bureau : ils veulent vivre longtemps, être immortel, courir vite, produire vite… En fait ce sont des super-sarkozystes…

La question de l’animalité n’existe pas du tout chez eux. Je ne connais qu’un seul article, parmi toute la littérature, sur l’animal dans le transhumanisme. Il s’agit d’un papier publié dans le Journal of Evolution and Technology qui prônait l’amélioration de la cognition des dauphins et des chimpanzés en vue de leur permettre de participer à la vie politique. Ce qui relève du gag plus que d’autre chose. Par contre devenir soi-même animal, pouvoir se greffer des ouïes pour pouvoir vivre dans l’eau, pouvoir se poissoner, s’ensoiseler, se lioniser, se chevaliser… ça ne les intéresse pas.

Vous avez beaucoup travaillé sur le concept de « communauté hybride ». Qu’entendez-vous par là ? Quelles configurations concrètes pourraient être appelées ainsi ?

Une communauté hybride est une communauté dans laquelle des êtres vivants (sujets, individus personnes dans des degrés divers), vivent ensemble, et partagent : des significations (sémiotique), des intérêts (espaces conflictuels), des affects (dimension émotionnelle et psychologique). C’est un écosystème culturel. Un agencement qui a une dimension biologique mais aussi un écosystème qui a été transformé par la vie en commun de créatures qui peuvent être très différentes les unes des autres. Une communauté humaine n’est pas hybride. Vivre avec un chat, une plante verte, un petit robot, c’est faire partie d’une communauté hybride. Il y a une durée, un territoire, une vie partagée. On vit ensemble. De façon plus spécifique, le jeu par exemple, produit des communautés hybrides.

Vous allez jusqu’à parler d’amitié pour qualifier certaines de ces relations entre espèces…

La notion d’amitié devrait à mon sens être complètement redéfinie. Nous sommes encore très prisonniers des conceptions d’Aristote quant à l’amitié authentique, l’idée qu’il faut que les deux amis soient de statuts égaux, etc. Or il me semble que le concept mérite d’être complètement repensé à partir de questions basiques. C’est un long chantier qui ne fait que commencer, mais pour ma part j’ai tendance à caractériser l’amitié comme le fait de partager la vie pendant un certain temps, de développer des intérêts communs, des façons de partager des affects.

La question de l’amitié entre humains et animaux, entre animaux d’espèces différentes ou même entre animaux et végétaux peut alors être posée à nouveau. Shirley Strum, biologiste et anthropologue nord-américaine connue pour son travail sur les babouins, a dû devenir amie avec ces primates pour pouvoir entrer dans le groupe. Or chez les babouins, l’amitié s’entend au sens mafieux du terme : quand vous avez un problème, vous allez chercher les cousins siciliens et quand vous voulez être ami, vous devenez cousin sicilien. Elle a eu beaucoup de mal à leur faire comprendre qu’elle voulait bien être leur amie, mais pas le cousin sicilien ; c’est-à-dire que quand il y avait de la bagarre dans le groupe, elle n’était pas prête à aller au feu. Elle invente alors quelque chose d’intéressant autour du fait de savoir comment être amie chez les babouins sans être babouin. Elle ouvre une perspective selon laquelle l’amitié babouin est une amitié qui tolère du non babouin. C’est intéressant d’étudier comment des formes d’amitié différentes peuvent devenir poreuses à d’autres formes d’amitiés : à qui et de quelle façon on peut ouvrir le club.

Dans son dernier livre, intitulé Alone together, Shirley Strum est obsédée par la question de l’authenticité. Pour elle, l’amitié avec un robot dévalorise la notion d’ami. Moi je dirais que cela la transforme. Comment il est possible d’avoir 10 000 amis sur Facebook, se demande-t-elle. Mais la notion d’ami sur facebook n’est pas la même que l’ami avec qui on va passer ses vacances. On a un bourgeonnement d’amitié. Pourquoi avoir un concept unitaire, et non une vision plus souple ? Pourquoi établir des frontières avec une stratégie hygiéniste ou celle du club anglais, qui distingue ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors ? Après tout, pourquoi je ne pourrais pas être ami avec mon lézard, mais d’une autre façon que je suis ami avec mon chat, mon robot, ma voisine ?

Certes, du point de vue aristotélicien, il ne s’agira pas vraiment d’amitié. Mais nous ne sommes pas obligés de rester aristotéliciens. En réalité nos cultures le sont de moins en moins, de même qu’elles deviennent de moins en moins essentialistes.

C’est-à-dire ?

Notre ontologie est de plus en plus relationnelle, c’est-à-dire que l’on se définit de plus en plus dans et par des relations. Avec l’idée que la relation est première, et que les individus en sont les produits.

Cela va bien plus loin que les théories de la reconnaissance. Car dans la re-connaissance, on est déjà dans une perspective essentialiste, on a déjà une entité. Alors que je pense que les entités émergent après la relation.

Le problème c’est qu’on ne sait pas encore bien penser la relation qui pour moi est un terme qui ne convient pas tout à fait. Je préfère parler de vie partagée, de vie en commun. Concepts très écologiques. Je pense que l’écologie fournit beaucoup de concepts et de métaphores, mais il faut les dépasser. Il faut créer une vision du monde qu’on puisse ensuite redonner à l’écologie, mais pas une vision du monde écologique stricto sensu, qui reste encore très mécaniste, qui parle encore trop de rétroaction, de causalités. De causalités complexes certes, mais toujours de causalités.

« Le panda a fait une OPA formidable sur les désirs humains. »

Vous proposez donc une sorte de remake du cogito, quelque chose comme : « nous sommes donc je suis » ?

Non, ce n’est pas « nous sommes » mais « nous devenons ». Parce que nous sommes toujours instables, en mouvement, liquides. On peut se cristalliser ici ou là mais cela reste très temporaire. Plutôt que d’individus, il s’agit de processus d’individuation. Ou de personnification. Il y a des fantasmes à abandonner : l’idée qu’on doit être toujours le même, qu’on ne peut pas changer. « Mais quand tu étais jeune tu n’étais pas comme ça »… Certes, mais je ne suis plus jeune.

Vous avez plusieurs fois mis les machines et les animaux en concurrence. Que penser de la vogue des artefacts animalisés ? Cette animalisation de certaines machines, comme les tamagotchi ou le robot chien Aibo, joue-t-elle selon vous en faveur ou contre les animaux ?

Aujourd’hui, la situation est celle d’une concurrence évolutionniste entre les artefacts animalisés et les animaux naturels. La question de la séduction est essentielle car dans un certain nombre de cas de figure, les artefacts vont devenir plus intéressants, plus séduisants que les animaux naturels, surtout pour les jeunes générations qui vont avoir de moins en moins de contacts avec la vraie nature. Shery Turkle, sociologue américaine au MIT, raconte comment sa fille pré-adolescente, après avoir visité consécutivement Disneyworld puis l’aquarium d’Orlando, trouve les tortues réelles beaucoup moins bien que les tortues machines. Un renversement s’opère par lequel les créatures animales sont désormais évaluées à l’aune du robot, par rapport auquel elles sont jugées imparfaites.

La désirabilité humaine devient alors une contrainte évolutive forte et inédite. Avant les facteurs décisifs étaient le rapport proie/prédateur, la possibilité de trouver un partenaire sexuel pour assurer la reproduction, etc. Maintenant, la nouvelle contrainte fondamentale c’est de plaire à l’humain. Pourquoi le panda qui est un animal complètement inadapté est en train de survivre ? Parce qu’il y a des millions de gens autour du monde qui trouvent fabuleux le panda alors que c’est un animal absolument stupide. Le panda a fait une OPA formidable sur les désirs humains et cela le sauve. Vous avez des millions d’espèces dont vous n’avez jamais entendu parler parce qu’elles n’ont pas réussi à exciter votre désirabilité. Les dauphins, les baleines excitent notre désirabilité et vont donc survivre.

Les primatologues, observant que les chimpanzés sont très bons dans les jeux vidéo (ne jouez jamais avec un chimpanzé, vous allez en prendre un coup à votre ego), se sont demandés comment expliquer cela d’un point de vue évolutionniste. De fait, un tel talent n’a aucun sens dans la forêt. En revanche il est susceptible de séduire l’humain, et pourrait sauver le chimpanzé.

Si vous deviez tirer des implications éthiques de vos travaux, quelles seraient-elles ?

L’humain est complètement lié à la diversité du vivant en tant qu’humain. Et la perte de la diversité du vivant serait une vraie perte ontologique. On insiste trop sur le fait qu’à travers elle on va perdre des médicaments, que cela créé des problèmes d’échange de CO2, etc. Ça donne l’impression qu’on a à résoudre des problèmes techniques. Je pense moi que la perte est ontologique. J’ai publié un texte sur l’Amazonie qui affirme qu’il s’agit d’un territoire sémiotique. Un territoire qui nous donne de l’espace pour penser. L’Amazonie n’est pas qu’un ensemble de forêts peuplée d’animaux, une pluralité d’écosystèmes. C’est aussi un espace pour vivre, un espace de liberté. C’est ce que Romain Gary écrivait déjà dans Les Racines du Ciel en 1956. L’histoire qu’il raconte est celle d’un homme qui défend les éléphants sauvages en Afrique et que personne ne comprend. Or comme le personnage l’explique à une ex-prostituée allemande, la liberté des éléphants est pour lui condition de la liberté humaine. Ancien détenu des camps de concentration allemands, c’est la pensée des éléphants qui l’a sauvé. Quand il n’y aura plus d’éléphant en liberté, l’humain aura perdu une partie de sa liberté. Là on est dans un problème lié à la perte de biodiversité qui n’a rien à voir avec tous les arguments qui sont habituellement mis en avant par les écologistes. On perd l’humain. C’est ça l’enjeu majeur.

Post-scriptum

Dominique Lestel est philosophe et éthologue au sein du département de philosophie de l’ENS. Tenant d’une position ultra-continuiste, il s’oppose aux représentations classiques de l’animal et a notamment publié dans cette perspective L’Animal singulier (éd. du Seuil, 2004) et L’Animal est l’avenir de l’homme. Munitions pour ceux qui veulent (toujours) défendre les animaux (éd. Fayard, 2010).