Iros. Un chien guide d’aveugles, un travailleur du care
par Sébastien Mouret
Peut-on comprendre l’activité des animaux à partir de la notion de travail considérée comme un propre de l’homme ? Qu’en est-il des compétences et carrières morales des chiens ? Sébastien Mouret, sociologue, travaille sur la morale dans les relations entre humains et animaux et il est notamment l’auteur d’Élever et tuer des animaux (Puf, 2012). Il a réalisé un terrain durant une année à l’école des chiens guides de Paris. Et s’est occupé d’Iros, futur chien guide, pendant dix mois.
Iros a passé avec succès son certificat d’aptitudes de chien guide d’aveugles à l’école de Paris. Pourvu d’une magnifique robe noire brillante et d’une musculature saillante, Iros appartient à la lignée des « chiens de travail » — croisement d’un père Labrador et d’une mère Flat-Coated Retriever —, une catégorie particulière d’animaux dans le monde cynophile. Il termine, à l’âge de 20 mois, son éducation à l’école, une phase cruciale dans la carrière d’un chien guide. Dans quelques semaines, il sera remis gratuitement à une personne aveugle afin de l’assister chaque jour dans ses déplacements personnels et professionnels. Son rôle social sera de contribuer à l’autonomie, la sécurité et la sociabilité de son compagnon humain. Iros est un travailleur du care.
Voilà dix mois que je l’ai rendu définitivement à l’école des chiens guides d’aveugles de Paris pour son éducation. J’ai cessé de remplir mon rôle, avec ma femme et ma fille, de « famille d’accueil ». Pour nous, comme pour Iros peut-être, il a fallu renoncer à un attachement. Un attachement particulier, car fondé en grande partie sur le travail. En tant que « famille d’accueil », notre objectif était double. D’une part, socialiser Iros par un apprentissage de règles de vie commune liées à la propreté, l’alimentation et l’obéissance, tout en répondant à ses demandes d’affection, d’attention et de jeu pour qu’il s’épanouisse dans un cadre de vie humain. D’autre part, le « faire travailler », ainsi que le demandent les éducateurs de l’école, en l’associant autant que possible à nos modes de vie professionnels. Pendant plusieurs mois, Iros m’a donc accompagné dans mes activités de recherche. Cette pratique visait non seulement à le familiariser à un environnement humain et urbain complexe — concentration d’individus ; transports en commun parisiens ; espaces de travail dans les universités etc. —, mais aussi à le sensibiliser à des exigences normatives de tenue et de posture corporelles au cours de nos déplacements dans l’espace public. Dans ces situations, Iros devait apprendre à développer le comportement d’un « chien au travail », ainsi que l’expriment les acteurs de l’école de Paris. Outre le plaisir que procure la compagnie d’un animal, cette expérience vise à comprendre comment des chiens répondent aux besoins de personnes en situation de vulnérabilité du fait d’une déficience visuelle. Le care comme travail des animaux est au cœur de ce questionnement.
Au cours de ma recherche ethnographique sur les relations entre humains et animaux à l’école des chiens guides d’aveugles de Paris, l’existence d’un langage sur le travail des chiens guides a attiré mon attention. Ce langage transforme les chiens et les intègre dans le domaine du travail. Cet anthropomorphisme n’a rien d’exagéré. Au contraire, il interroge de manière heuristique et pertinente les frontières que nous établissons entre Humanité et Animalité. L’école de Paris est une « société anthropocanine » selon la formule de Dominique Guillo, au sein de laquelle humains et animaux transgressent et redéfinissent ce que nous considérons comme un propre de l’homme : le travail, mais également la morale, car le travail des chiens a fortement trait avec le souci des autres.
Iros et son futur compagnon humain, auquel il prêtera bientôt assistance, devront-ils faire face, un jour, dans l’espace public, aux critiques de sympathisants des mouvements de lutte contre le spécisme ? Aux dires de personnes aveugles, ces situations de confrontation avec ces acteurs, pour lesquels l’utilisation d’animaux est vue comme une domination, une exploitation, voire un esclavagisme, ne sont pas rares. Ces figures de rhétorique de la critique enferment les animaux dans une topique de la victime morale, et servent d’appui à un discours fondé sur leur libération du travail.
Or, Iros, comme d’autres chiens guides, n’est pas victime du travail de soin qu’on lui demande d’accomplir pour des personnes aveugles. Au contraire, à l’instar des chiens thérapeutes, il en est l’un des principaux acteurs. Dans sa contribution au care, il accomplit un véritable travail et fait preuve de compétences morales. Iros, ainsi que les acteurs de l’école des chiens guides d’aveugles de Paris, nous proposent donc de considérer le statut des animaux dans nos sociétés d’une tout autre manière.
les chiens, acteurs du care
Le care est au cœur du travail social accompli par l’école des chiens guides d’aveugles de Paris. « Le care est considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement ». L’école est une société anthropocanine où le travail du care réalisé fait l’objet d’une division sociale entre humains et animaux.
Les éducateurs ont différents rôles. Tout d’abord (caring about) celui de reconnaître les besoins des personnes aveugles en termes d’autonomie et de sécurité, et la nécessité de leur prise en charge par le travail d’assistance d’un chien guide. Un travail dont la qualité est mise en valeur par comparaison avec l’apport de la « canne », un objet technique couramment utilisé par les personnes atteintes de déficience visuelle pour se mouvoir dans l’espace public. Ensuite (caring for) celui d’identifier concrètement, à l’aide d’experts (psychomotriciens etc.), les besoins de personnes aveugles dans le cadre de leur vie personnelle et professionnelle, et d’assumer la responsabilité de leur prise en charge. Il s’agit, par exemple, d’identifier les trajets qui leur sont difficiles à effectuer dans un espace urbain à l’aide d’une « canne ». Enfin, le rôle des éducateurs est de former des chiens guides de manière à les rendre compétents. Ce qu’Iros est devenu au terme de son éducation à l’école.
Iros n’est pas une victime du travail de soin qu’on lui demande d’accomplir. Il en est l’un des principaux acteurs.
Soigner (care giving) est le travail concret du care qu’Iros devra prochainement réaliser. Il devra chaque jour résoudre des problèmes pratiques qui peuvent nous paraître des plus simples et des plus ordinaires. Or, la compréhension et la résolution pour un chien impliquent de saisir toute la complexité de notre monde urbain, et de déployer une véritable intelligence pratique. La morale n’est pas ici une affaire de grands principes et d’énoncés philosophiques. Elle a une dimension très empirique : traverser un passage piéton ; monter ou descendre des escaliers ; éviter un réverbère ou une poubelle ; monter dans un bus ; s’asseoir sur un siège dans un espace public, etc. Quant au futur compagnon humain d’Iros, il sera l’objet de son travail concret de soin (care receiving).
Iros n’est pas né pourvoyeur du care. Il l’est devenu dans et par l’accomplissement d’un travail. La notion de « chien de travail » dans le langage des éducateurs de l’école a une valeur essentialiste. La sélection génétique réalisée à l’école, par le croisement d’animaux porteurs de qualités propres au chien guide, est vue comme un moyen de façonner biologiquement des chiens capables de répondre aux divers besoins de personnes aveugles. Ce naturalisme réside dans la croyance en un déterminisme biologique du comportement des chiens. Une croyance fortement répandue dans le monde cynophile. Les chiens guides apprennent à actualiser leurs capacités dans l’accomplissement pratique d’un ensemble d’épreuves et d’exercices au cours de leur éducation. Ils les transforment en compétences pour répondre aux besoins concrets de personnes handicapées. Le travail du care, dont Iros a la charge, prend la forme d’une « natureculture » pour reprendre le concept de Donna Haraway.
La responsabilité de la réponse aux besoins des personnes aveugles est inscrite dans un ensemble de règles pratiques, qu’Iros doit respecter dans des situations de déplacements. Ces règles définissent un cadre, qualifié d’assistance, et constitutif du travail des chiens guides d’aveugles. Quelles sont ces règles ? Il s’agit d’abord de s’ajuster aux déplacements de la personne aveugle qu’il guide. Pour cela, Iros doit synchroniser son allure avec celle de son compagnon humain, mais tout en exerçant une traction. La difficulté réside ici dans l’harmonisation de deux mouvements contraires. Pour ce faire, Iros a appris à modifier son schéma corporel afin de construire une commune corporéité. Le travail du care repose ici sur un corps à corps avec un humain. Ensuite, une autre règle consiste à signaler des objets qui entravent le déplacement d’une personne aveugle et présentent des risques pour sa sécurité. Sa mise en œuvre repose sur l’association d’objets (passage piéton ; marches ; poubelles ; trous etc.) à des postures corporelles. La plus courante étant une position arrêtée et assise. Enfin, Iros doit proposer des solutions aux problèmes pratiques que posent ces objets, afin de les contourner ou les franchir à deux. Le système éducatif de l’école de Paris est fondé sur ce que les éducateurs appellent l’initiative, qui relève de l’intelligence pratique.
travailler : le care comme compétence
Pour être compétent dans le travail du care qui lui est confié, Iros devra répondre avec justesse aux besoins d’une personne aveugle. Ici, ce ne sont plus seulement les règles qui comptent, mais leur mise en œuvre dans des situations réelles. Ce n’est plus seulement le travail, mais le travailler pour utiliser la formule de Christophe Dejours qui importe. La compétence d’Iros dépend de l’activité qu’il déploie pour mettre en œuvre les règles en situation concrète de déplacement dans des espaces publics. Elle présente plusieurs caractéristiques fondamentales. Tout d’abord, elle repose sur un esprit de discipline. Le travail des chiens guides implique concentration, retenue, attention. Donc un travail sur ses émotions, qui consiste à ne pas se laisser tenter par de la nourriture, à ne pas répondre à un signe de communication adressé par un congénère, à ne pas répondre aux appels de personnes extérieures. Autrement dit, à ne pas se laisser aller à la distraction. De telles fautes induisent une défaillance du cadrage de l’action, ce qui peut compromettre la sécurité d’une personne aveugle. Ensuite leur activité est située. Elle n’est pas une application mécanique d’un plan préalable mais elle se fait en fonction des circonstances locales. Elle nécessite donc adaptation et inventivité face à ce qui n’est pas donné ou prévu. Enfin leur activité est informée par l’environnement dans lequel elle se déroule. Des objets orientent le démarrage et la fin du travail, donc le cadrage de leur action. En particulier le harnais. Son port et son retrait définissent respectivement l’ouverture et la fermeture spatio-temporelle du cadre d’assistance mobilisé par les chiens.
Iros est-il seul à travailler ? Non. Une autre caractéristique fondamentale de son activité est d’être coordonnée. Le travail du care ne s’accomplit pas seul mais à deux. Comme le disent les éducateurs de l’école, une personne aveugle et son chien forment une « équipe ». Le cours de l’action s’inscrit dans un régime d’autonomie, où la personne aveugle pourra laisser libre cours, en grande partie, à l’initiative d’Iros. Mais il s’inscrit aussi dans un régime d’hétéronomie, où cette personne travaillera avec Iros. Elle devra, par exemple, s’ajuster aux mouvements d’Iros et reprendre ses erreurs.
Comment se construit la coordination entre humains et chiens guides ? Iros n’est pas vu comme un loup. La coordination de l’action n’est pas construite au sein de l’école sur un modèle autoritaire, fondée sur la reproduction d’un modèle social trop souvent invoqué pour rendre compte de la socialité intraspécifique chez les canidés : la dominance. Certes, des traces de lupomorphisme sont présentes dans le chenil de l’école. La notion de meute est parfois mobilisée pour décrire les associations humains-chiens. Cette référence à la meute résulte d’une croyance, fortement répandue dans le monde cynophile, selon laquelle le loup est l’ancêtre du chien sur un plan phylogénétique. Puisque les loups forment des meutes, il en irait donc de même pour les chiens dans leurs relations avec des congénères, comme dans leurs relations avec des humains. Or, « si les chiens ont réussi à se faire une place dans nos maisons, c’est bien parce que ce ne sont pas des loups », comme l’écrit Horowitz. En pratique, cet imaginaire social de la meute se dissout rapidement dans le travail des éducateurs. Il n’y a ni dominant, ni dominé dans la vie sociale interspécifique du chenil de l’école.
Au contraire, le système éducatif de l’école est fondé sur la coopération des chiens. Celle-ci ne se décrète pas et ne s’impose pas. Du point de vue des éducateurs, la participation des chiens au processus éducatif, comme au travail du care, repose sur la confiance, qui est le ciment éthique et social de la coopération. La confiance des animaux dépend de la réalisation de conditions affectives et éthiques. Un éducateur, comme une personne aveugle, doit devenir un être différent des autres pour un chien guide : un être d’attachements affectifs et moraux. Les premiers temps de l’éducation, comme ceux de la remise d’un chien guide à une personne aveugle, sont consacrés aux soins, à la détente et au jeu. Il s’agit ici de répondre aux besoins des animaux. Les soins — brosser, palper, caresser — créent une proximité corporelle dans laquelle les animaux, sans contrainte extérieure, s’abandonnent peu à peu. Le jeu collectif permet aux chiens d’éprouver des émotions positives en compagnie d’un éducateur ou d’une personne aveugle. Pour que les chiens guides s’investissent dans le travail du care, il faut aussi savoir répondre à leurs besoins. Au cours de ma participation à l’éducation d’Iros en tant que « famille d’accueil », les moments de jeu en commun contribuaient à son investissement dans des exercices consacrés à l’apprentissage de son travail.
Le travail des chiens guides implique concentration, retenue, attention.
Pour que les chiens coopèrent au travail du care, il faut que ce travail suscite leur intérêt. Dans le monde cynophile de l’éducation et du dressage des chiens, les théories behavioristes et comportementalistes du conditionnement trouvent un large écho. Récompensez un chien par une friandise et/ou un geste d’attention lorsqu’il adopte correctement un comportement demandé, et vous augmenterez la probabilité d’occurrence de ce comportement. Refusez-lui cette récompense lorsqu’il n’agit pas comme vous le souhaitez, et vous diminuerez chez votre chien la manifestation du comportement non souhaité. Telles sont les principales méthodes d’éducation et de dressage des chiens de travail et de compagnie. Or, si le spectre de Skinner et de Pavlov plane au dessus de l’école, leurs théories ne constituent pas le fonds de culture du système éducatif de cette société anthropocanine. Les éducateurs de l’école adoptent pour la plupart une posture critique à l’encontre de ces théories du conditionnement. De leur point de vue, elles ne permettent pas le développement de l’initiative chez les chiens guides, qui est l’un des principaux objectifs de leur éducation. Par ailleurs, dans les interactions fondées sur la récompense, les chiens guides donnent moins d’importance à ce qui leur est donné — friandise ou geste d’attention — qu’à celui qui la donne — l’éducateur ou la personne aveugle. Iros, comme pour d’autres chiens guides, n’est pas un simple récepteur de stimuli. Il prête attention à celui ou celle qui juge son action. La reconnaissance occupe une position centrale dans la coopération des chiens au travail. Elle construit l’intérêt d’un chien guide pour son travail.