Vacarme 74 / Cahier

des corps puissants et des chaussures sales : une ode à la résistance

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C’était il y a plus de deux ans et demi. Ça a commencé par des étincelles devant un tracteur venu déraciner, sous la protection des forces armées, un arbre dans le centre d’Istanbul. Ils/elles étaient là, avec leurs mégaphones et leurs pancartes, 
celles et ceux qui savent se lever devant les attaques contre leur héritage culturel et naturel commun. Et la pression qui montait depuis des années s’est cristallisée en une explosion de joie. Le répit a été exaltant mais court. Depuis, nous sommes témoins de leur chute vers la montée autoritaire.

À Gezi, il a d’abord fallu se retrouver face à soi-même et à ses peurs : faire l’inventaire de ce en quoi on croit, réexaminer son rapport au corps, à l’autorité, à la justice, au savoir ; et bien sûr, fino in fondo, à la liberté. C’est après ce premier état des lieux qu’arrivaient les sensations. Ressentir Gezi précédait la possibilité de le penser. Les sensations se nichaient au plus intime, car c’est dans les corps — à bout de souffle, cachées dans les cages d’escalier, dans un clin d’œil — que les désirs trouvaient leur force. Gezi a démarré par une explosion joyeuse de pure colère contre les assemblages du capitalisme, du pillage urbain, de la destruction environnementale, de la morale conservatrice, de la police des corps, de la justice sélective, et des injustices en rafales. Gezi n’était que le début — le combat continue. La liberté a son prix, et l’espoir ses joies.

L’amour était hypnotique à Gezi. Il balayait toute logique. Il vous laissait nu, vulnérable, et heureux. Il gonflait d’air plein de petits cœurs en proie à la passion. Il vous transformait, comme un trip psychédélique qui déglingue tout en réalignant vos entrailles. La force de cet amour nous a tous surpris, encore et encore. La mort était là aussi. Un, deux, trois, quatre… morts dans la rue, d’une balle dans la tête, frappés à mort. Non, on ne s’habitue pas à la mort. Avant, pendant et après Gezi, des gens bienveillants, souriants, morts.

Morts au travail ; trouvés morts dans la rue ; broyés dans les usines ; étranglés par leurs familles, pendus, morts de faim ; lynchés dans leurs quartiers ; brûlés vifs, par le feu ou l’acide ; ou tout simplement disparus. Dans ce pays la mort, comme l’amour, a son grain propre. À Gezi sont mortes aussi beaucoup de conceptions de soi et d’identités rigides, individuelles et collectives. Les disparitions de l’ego peuvent parfois paraître douces et tranquilles face à la monstruosité de crimes non résolus. Mêlant l’amour à la mort, Gezi était poétique.

rompre le silence

Ce sont les bruits et les odeurs qui nous ont forcés à ressentir Gezi avant de pouvoir le penser. La foule avait son rythme propre, elle faisait vibrer les sols en tambourinant sur les murs et les barricades. Les hélicoptères dans le ciel, le sifflement des cartouches de gaz, les cris, les menaces accompagnaient des centaines de gens qui gémissaient leurs orgasmes dans la rue le jour de la Pride. Des voix douces et sèches vous intimaient restez calmes, restez calmes, restez calmes. Ce n’est que quand ta propre voix parvient à s’élever avec le chant des autres que tu peux faire connaissance avec ton silence intime. Le gaz brûle les narines, attaque la gorge, tire les larmes des yeux, et déchire les poumons. Oui, les odeurs et les sons peuvent parfois blesser. Mais les notes délicates d’un piano ou d’une guitare peuvent rendre le souffle. La première étape, c’est de briser le silence.

Ce sont les bruits et les odeurs qui nous ont forcés à ressentir Gezi avant de pouvoir le penser.

À Gezi, les corps étaient puissants ; les baskets crasseuses ; et la sueur délicieuse. L’énergie érotique omniprésente portait atteinte aux morales de la famille traditionnelle, papa et ses amis, son argent, sa voiture, son voile à lui sur sa tête à elle. Le glamour défiait la frustration et l’amertume — beaucoup de désir sans trop d’hygiène ou de manières, au risque de paraître précieux. Les genres se confondaient et chantaient la sauvagerie des corps déchaînés, et tous savaient paraître professionnels en arpentant les rues. Sans contrôle, il fallait être forts, flexibles, tendres, et surtout avoir de la chance. Sous peine de se briser.

une bibliothèque de vie

L’esprit lui aussi devait être flexible. Gezi avait une qualité intellectuelle qu’on trouve rarement de nos jours dans les universités. Les intertextualités nous éduquaient et nous faisaient rire, et le rire était l’une des figures de la résistance. Les livres, comme les fleurs, sont devenus des symboles et des armes, héritage de nos ancêtres. Les slogans et les blagues sur les murs de la ville occupaient nos esprits et nous rassasiaient, même si chaque matin les autorités les effaçaient sous une couche de peinture grise.

Frantz Fanon vous accueillait sur la banderole d’une des barricades qui protégeait l’espace des Damnés de la terre. Nazim Hikmet vous exhortait à être aussi unique et libre qu’un arbre, et aussi amical qu’une forêt. Marx vous rappelait que les ombres des arbres ne sont pas à vendre. Sur le mur où les pingouins rencontraient Guy Debord, on lisait que la révolution ne serait pas télévisée. Le Coran nous rappelait la valeur du partage. Tayyip Erdogan, déguisé en Marie-Antoinette, argumentait : s’ils n’ont pas de pain qu’ils mangent des gaz lacrymogènes.

Le poète sufi Rumi invitait tout le monde à s’engager, à venir, qui que vous soyez… tout le monde sauf Tayyip, bien sûr. L’activiste Deniz Gezmis, pendu il y a plus de vingt ans à la prison d’Ankara, et ses amis promettaient une longue vie à la fraternité des Kurdes et des Turcs. Emma Goldman nous invitait à danser tout au long de la révolution. Les Zapatistes envoyaient leurs salutations. Les murs nous parlaient et nous prévenaient que le Big Brother d’Orwell ne nous lâcherait pas d’une semelle. Nous réapprenions l’Histoire, et les résistants du passé nous motivaient à nous battre en pleine conscience des risques et du prix à payer. Tous ces amis, et beaucoup d’autres, nous communiquaient leur sagesse et nourrissaient notre capacité à sourire et à être bienveillants.

La peur, comme le désir, raidit les viscères et les membres.

Gezi a été un vrai défi pour ceux qui passent leur temps à lire, à écrire et à penser. Certains n’ont pas pu sentir Gezi d’assez près, parce qu’ils étaient ailleurs dans le monde, parce que leurs enfants, leur âge, leurs peurs. Eux aussi, coincés dans leur sécurité, ont souffert de nous voir tabassés dans les rues. Ils ont trouvé de la force et ont participé au mouvement en contribuant à faire circuler l’information. Il est devenu évident que ce n’était pas dans les médias à grand tirage et les universités néolibérales qu’on trouverait des espaces de réflexion.

Gezi a été une sorte de crash mental qui a exposé la blessure de ne pas pouvoir penser assez et savoir plus. Face à notre ignorance, nous nous sommes poliment tournés vers ceux qui avaient l’expertise de l’action directe ; les femmes, les gays, les étudiants, les Kurdes, les alévis, les gauchistes, toute une joyeuse cohorte de racaille. Les minorités savaient déjà comment penser, écrire et parler de toutes les injustices. Les autres, les silencieux et les ignorants, ont dû apprendre un nouveau langage, et beaucoup se battent encore pour arriver à déclassifier leur langue. Dans ce pays, penser sera bientôt un crime.

martyrs, soldats et héros

Qui étaient les acteurs de Gezi ? Les analyses classiques vous diront qu’il y avait des activistes, des jeunes, des femmes, des Kurdes, des alévis, des musulmans anti-capitalistes, des LGBT, des étudiants, des écolos. Mais il y avait aussi des médecins, des avocats gardant leur dignité tandis qu’on les traînait sur le sol du gigantesque Palais de Justice, des mères, des joueurs de football, des criminels et aussi des gens très convenables. C’est bien joli de proposer des typologies d’acteurs mais ce n’est qu’en termes de réseaux, actifs puis inactifs, d’assemblages, d’articulations et d’affiliations qu’on peut donner une forme à Gezi — et cette forme n’arrête pas d’évoluer. Cela dit, nous avons une dette toute particulière envers la communauté LGBT, pour nous avoir éclaboussé.e.s de couleurs, de joie et de plaisir ; les Kurdes, pour avoir réclamé la paix avec insistance ; et les femmes qui se défendent contre les pénétrations violentes de l’État. Les minorités étaient présentes, fortes du travail accumulé en silence au long des années, et solidaires malgré le manque de solidarité qui a toujours été leur lot.

Comme dans toutes les guerres, il y avait des martyrs, des combattants et des héros. Nos martyrs continuent à sourire, sur les murs de la ville et sur les banderoles partout dans le pays ; on les appelle par leurs prénoms. Encore et toujours, nous voyons de joyeuses petites gens nous sourire du haut de la mort. Les chats et les chiens eux aussi sont devenus des martyrs. Nos combattants ont porté les blessés, joué de la musique, construit des barricades et repoussé les agressions. Il y avait des femmes soldats et des enfants soldats. Les soldats de Mustapha Kemal étaient là, affaiblis mais toujours convaincus de leurs devoirs et de leurs droits. Les soldats de Freddy Mercury étincelaient dans leurs costumes sexy perchés sur leurs hautes bottes à plateforme.

Il y avait aussi des héros : beaucoup de femmes, des poètes, des danseurs et des musiciens. Nous avons vite appris à reconnaître la valeur de ceux qui savent riposter sans vaciller, ceux qui savent motiver et organiser les troupes, ceux qui ont des réseaux solides bâtis sur des outils de communication de pointe. Les professionnels de la résistance n’ont jamais cessé de travailler dans les coulisses. Tous blessés, en dedans et en dehors, ensemble tard dans les nuits sombres et aux petites heures du matin.

Gezi, un cours intensif

Malgré une certaine harmonie, il y avait beaucoup de tension, de bagarres, et de menaces dans le parc. Jamais l’argent n’est intervenu. Nous savions que les drapeaux divisent, et il n’a pas été facile de les éviter. Certains, par habitude, ont cherché à faire monter la tension entre les « musulmans » et les « laïcs ». On a vu pointer les insultes et les slogans sexistes et homophobes, mais les putes et les homos ont vite déclaré que les fils de pute n’étaient pas leurs enfants. On a vu pointer les ruptures politiques, certains sujets sont difficiles à négocier : les symboles nationaux, les positions sexuelles, les dérives alcooliques, la hiérarchie et le désir de puissance, l’autorité, la violence, et l’éthique. Découverte d’un monde nouveau, éblouissant et effrayant.

Gezi était aussi un cours intensif de géographie urbaine, de travail de mémoire, de stratégies de guerre. Du micro au macro, le chemin est parfois long. Il faut devenir local pour réussir à situer son corps dans un quartier en état de siège ; encerclé par la configuration militaire de la ville ; dans le dédale des rues, connaître les raccourcis et savoir prendre de longs détours. Il faut connaître ses voisins et savoir repérer la police au coin de la rue, ou dans son téléphone. Les lieux ont eux aussi une mémoire. La place Taksim était tâchée du sang des ouvriers ; tout comme d’autres lieux dans les montagnes de Dersim, les rues de Sivas, Lice, Gewer, Uludere, Maras, où coule toujours le sang kurde et alévi — et le sang des femmes. Injecter de la terreur et maintenir une pression constante est une stratégie militaire ; elle existait avant, pendant et après Gezi.

C’est la petite ville de Nusaybin, à la frontière entre la Turquie et la Syrie, qui a remporté en 2013 le prix d’honneur de la meilleure action de protestation. Là-bas, bien loin de Gezi, une femme, une représentante du peuple, s’est littéralement assise sur la frontière, entre deux nations et entre deux guerres ; elle a posé sa grève de la faim dans un champ de mines afin d’arrêter la construction d’un mur entre de petites gens. Parfois, il faut tout arrêter et refuser de quitter un lieu ; on s’arc-boute alors sur ce moment et ce lieu, en dépit de la peur, et avec elle. La peur, qui comme le désir, raidit les viscères et les membres. Mais parfois il n’y a pas de choix, pas de doute, il faut trouver un moyen de se bouger et de sortir.

rencontrer nos voisins

Pendant ce temps, l’appel de l’Europe s’était transformé en murmure. Le tonnerre des guerres à l’Est, en Syrie, en Irak et en Égypte, faisait trembler le sol et déchirait les corps. Au nord et à l’ouest l’Ukraine, la Grèce et la Bulgarie rugissaient en écho. Malgré tout ce qu’on nous a raconté, nous ne sommes finalement pas si différents de nos voisins ; ravis de vous retrouver. Et après tout nous ne sommes pas non plus si loin du Brésil.

Gezi est un petit parc dans le centre d’Istanbul où les gens se sont rassemblés, se sont assis sur les trottoirs, ont construit des barricades, ont pris des photos, dansé, crié ; se sont regardés et se sont touchés. Gezi a reçu beaucoup d’amour et de solidarité du monde entier, nous avons sans doute reçu plus que nous avons donné, enfants gâtés par une révolution joyeuse. Gezi était une grande fête collective, une œuvre d’art expérimentale, du politique bourré de potentiel ; c’était aussi risqué. Tout cela avant la grande destruction ; avant qu’ils n’arrivent pour écraser, brûler et casser. Puis ça a été la chasse aux sorcières — les menaces publiques, la terreur verbale et physique, les licenciements, le lynchage dans les médias, les arrestations et les emprisonnements.

Le langage de la guerre a vite pris les femmes pour cible. Ses femmes, son parc, ses enfants, sa propriété, ses faux arbres, ses grands ponts, ses centres commerciaux, son argent, et sa folie du quantitatif. Les chiffres ne veulent plus rien dire, ils circulent, vides de sens, comme dans tous les régimes à devenir autoritaire. L’obéissance nous est servie comme une norme, geler l’esprit, l’emballer dans du plastique et le vendre dans un supermarché. Six mois après Gezi la vengeance de l’État est à l’ordre du jour. Dehors il fait froid, ceux qui possèdent du capital, du pouvoir et de grosses normes rigides sucent le sang des petites gens, de la nature et de la ville. Nous sommes pris dans un tourbillon de rage, de douleur, de chute, de révolte, d’angoisse, et aussi de joie. Oh que l’amour nous surprenne encore et à nouveau.

Post-scriptum

Traduit de l’anglais 
par Isabelle Saint-Saëns et Çağla Aykac. Texte original paru en janvier 2014 dans ROAR Mag sous le titre « Strong bodies, dirty shoes : an ode to the resistance »