entretien avec le fantôme de Maximilien Robespierre
Depuis les attentats du 13 novembre 2015, le mot « guerre » est redevenu prononçable dans l’espace public. Pensez-vous que ce soit une bonne ou une mauvaise chose ?
Je suis adepte d’un langage de vérité, et il est difficile de cacher plus longtemps cet état de fait. La France fait effectivement la guerre à quantité d’organisations islamiques djihadistes, partout elle envoie des soldats, mais aussi des tueurs ou des drones pour accomplir des assassinats ciblés qui ne sont désormais inconnus que de ceux qui ne veulent pas savoir. Depuis ma condition de fantôme, je l’observe depuis un moment. On pourrait dire qu’enfin les Français prennent conscience qu’une guerre se mène en leur nom.
Cette méconnaissance vient à mon sens des institutions de votre Ve République. Elles donnent au président ce que nous, révolutionnaires français, avions réussi dès 1790 à ravir au roi. Ainsi le droit d’examiner si les motifs d’une guerre sont justes ne devait pas être attribué au roi/président/chef de l’exécutif mais à la nation souveraine. Je vous rappelle notre décret du 22 mai 1790 qui était loin d’être parfait mais affirmait malgré tout comme articles constitutionnels que « le droit de la paix et de la guerre appartient à la nation. La guerre ne pourra être décidée que par un décret de l’Assemblée nationale ; « Dans le cas d’hostilités imminentes ou commencées, d’un allié à soutenir, d’un droit à conserver par la force des armes, le roi sera tenu d’en donner sans aucun délai la notification au corps législatif et d’en faire connaître les causes et les motifs. » Et, ce qui me paraît le plus important, « sur cette notification, si le corps législatif juge que les hostilités commencées sont une agression coupable de la part des ministres, ou de quelque autre agent du pouvoir exécutif, l’auteur de cette agression sera poursuivi comme coupable de lèse-nation ; l’Assemblée nationale déclarant à cet effet que la nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes, et qu’elle n’emploiera jamais sa force contre la liberté d’aucun peuple. » [1]
« Nous avions inventé un vrai contrôle du droit de paix et de guerre, pour ne pas laisser le pouvoir exécutif décider seul, et ainsi obliger à débattre de ces questions. »
Certes, mais pensez-vous que les situations de guerre d’aujourd’hui peuvent être analysées avec les outils de la Révolution française ?
Sur un certain plan non, car les armes ont changé et la guerre ressemble plus à des opérations de maintien de l’ordre plus ou moins arbitraires qu’à des opérations de conquête ou de simple défense. Même si l’on continue de parler de ville prises, perdues ou reprises et bien que la guerre reste, encore de vos jours, une affaire de territoire. Pas seulement, mais aussi. De notre côté, nous n’avions pas inventé les assassinats ciblés organisés par les institutions législatives et/ou exécutives. Les meurtres politiques existaient, ils étaient ceux d’individus qui prenaient la responsabilité de détruire un tyran, ou une figure politique, qui décidaient d’agir au nom de la possibilité de reconquérir de la liberté contre la tyrannie. On pouvait discuter pour savoir si alors « tuer n’était pas assassiner » et discuter du bien fondé de l’accusation de tyrannie. Mais envoyer des tueurs comme des brigands, cela ne correspondait nullement à l’idéal révolutionnaire, non. Par contre, nous savions que nos ennemis étaient capables de le faire. Nous avons aussi connu des actes terribles au XVIIIe siècle, vous l’oubliez ?! Des populations civiles ont fait les frais des affrontements guerriers. En Acadie, au Bengale, dans les îles, les Britanniques ont mené une guerre déjà fortement déritualisée et cruelle. « Dans le Bengale, [le peuple anglais] aima mieux régner sur un cimetière plutôt que de ne pas asservir les habitants (…). Dans l’Amérique et aux Antilles, il a fait faire des progrès à la traite des noirs, et consacré des millions d’hommes à ce commerce infâme. Dans l’Amérique septentrionale, l’Anglais a fait ravager les côtes, détruit les ports, massacré les habitants des campagnes. Il a forcé les Américains faits prisonniers en pleine mer à porter les armes contre leur patrie ; à devenir les bourreaux de leurs amis et de leurs frères ou à périr eux-mêmes par des mains si chères ».
Mais là où notre expérience de révolutionnaires français peut servir, c’est dans la régulation du débat sur la guerre, car nous avions pensé à préciser la chose suivante : « pendant tout le cours de la guerre, le Corps législatif pourra requérir le pouvoir exécutif de négocier la paix ; et le pouvoir exécutif sera tenu de déférer à cette réquisition »
Là encore, me direz-vous, négocier une paix suppose d’avoir des négociateurs et telle n’est pas votre situation. Tâchez de prendre la mesure de mon évocation. Ce que nous avions inventé, c’est un vrai contrôle du droit de paix et de guerre, pour ne pas laisser le pouvoir exécutif décider seul, et ainsi obliger à débattre de ces questions, dans l’Assemblée et dans la société.
J’ai lu que des parents des victimes accusent les gouvernements successifs d’avoir mené une politique désastreuse sans ouvrir de véritable débat sur tout ce qui était engagé au Proche-Orient et en Afrique. L’un d’eux parle « d’érosion de la compétence politique dramatique pour notre pays » et affirme que les « derniers présidents ont agi avec une légèreté inconcevable, portés par des vues à court terme ». Cette érosion et cette légèreté sont largement dues à l’absence de contrôle de l’exécutif dans les institutions de votre Ve république.
Mais Maximilien Robespierre, quand le pouvoir législatif est sollicité, est-il vraiment plus compétent ?
Pas forcément. Votre pouvoir législatif se sent bien trop soumis au pouvoir exécutif et bien trop autonome à l’égard du peuple qu’il représente. Ce peuple lui-même semble aujourd’hui ne plus savoir ce qu’être libre veut dire. Il ne débat plus, ne disposant plus de lieux pour cela, à l’image de ces assemblées primaires, qui permettaient d’exercer un droit de censure sur les mauvaises lois après des délibérations vives et houleuses mais aussi… de faire des propositions.
« Le désir de sécurité semble avoir pris le pas sur celui de liberté. Le peuple est sidéré. »
Le peuple actuel semble avoir accepté de s’en remettre complètement au pouvoir exécutif et législatif à toutes les échelles de vos divisions administratives. Il a été silencié, si vous me permettez le néologisme — j’en ai formé beaucoup à vous observer ! (rires) —, silencié par le pouvoir d’hommes professionnalisés dans l’art politique. Il faudrait peut-être commencer par dé-professionnaliser cette fonction politique, et cela ira sans doute beaucoup mieux.
Alors finalement, vous semblez accuser le peuple de ne plus vouloir la liberté ?
Ce n’est pas une accusation mais plutôt une déploration. Le vrai moyen de témoigner son respect pour le peuple n’est point de l’endormir en lui vantant sa force et sa liberté. C’est de le défendre. C’est de le prémunir contre ses propres défauts, car le peuple même en a. Personne ne nous a donné une plus juste idée du peuple que Rousseau, parce que personne ne l’a aimé plus que lui : « Le peuple veut toujours le bien, mais il ne le voit pas toujours. Pour compléter la théorie des principes du gouvernement, il suffirait d’ajouter : les mandataires du peuple voient souvent le bien mais ne le veulent pas toujours. (…) Le peuple cependant sent plus vivement et voit mieux tout ce qui tient aux premiers principes de la justice et de l’humanité que la plupart de ceux qui se séparent de lui, et son bon sens est souvent supérieur à l’esprit des habiles gens. Mais il n’a pas la même aptitude à détourner les détours de la politique artificieuse qu’ils emploient pour le tromper et pour l’asservir et sa bonté naturelle le dispose à être la dupe des charlatans politiques. Ceux-ci le savent bien et ils en profitent. » [2] Il me semble que l’avilissement de l’esprit public démocratique est arrivé à son comble. Ils sont nombreux ceux qui ont cherché à égarer et à dégoûter le peuple plutôt qu’à l’honorer en lui fournissant l’espace d’élaboration de sa conscience. De fait, il s’égare par dégoût et par peur, le vote en faveur de l’extrême droite en témoigne, et le désir de sécurité semble avoir pris le pas sur celui de liberté. Le peuple est sidéré.
Que pensez-vous de l’état d’urgence décidé puis prolongé avec le consentement du Parlement réuni, et dont on évoque désormais la possibilité de le constitutionnaliser ? N’est-ce pas finalement analogue à votre gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix, dont vous avez défendu le principe du 10 octobre 1793 au 9 Thermidor 1794 ?
Cet état d’urgence peut s’entendre dans l’immédiateté de la tuerie, mais, sa prolongation pendant trois mois et sa constitutionnalisation sont signes d’une prise de pouvoir, que le gouvernement révolutionnaire ne s’est jamais arrogé de la sorte. J’aimerais juste pour mémoire rappeler que les comités n’étaient prolongés que sur un vote de l’assemblée, lequel avait lieu chaque mois, offrant ainsi parfois l’occasion de les renouveler. Le gouvernement révolutionnaire a toujours été un gouvernement subordonné au législatif, on pourrait même dire un gouvernement législatif, certes de situation d’urgence mais surtout de fondation fragile. Même Hannah Arendt, qui ne nous a jamais été vraiment favorable, fait cette distinction entre temps de fondation de la liberté et temps de conservation de la liberté. Or, en nos temps de fondation et de guerre de la liberté contre la tyrannie, nous avons constamment cherché à nous prémunir de la dictature. Le gouvernement révolutionnaire ne s’est jamais autonomisé du pouvoir législatif et a maintenu une frontière intangible entre pouvoirs militaires et pouvoirs civils. J’en sais quelque chose ! Ne pouvant m’accuser de « dictature » tout court, on m’arrêta le 9 thermidor pour « dictature d’opinion », une métaphore bien utile, mais qui montre que cette période, dite « de la terreur » par les historiens, ne peut se confondre avec une prise de pouvoir par l’exécutif. Pour ne rien dire de l’ambiguïté qui subsiste de vos jours autour de ce mot, terreur, terrorisme. Le temps de l’exécutif, c’est celui justement des Thermidoriens et du Directoire, qui va utiliser l’armée pour réprimer les royalistes victorieux dans les urnes.
En définitive, votre état d’urgence ressemble davantage aux coups d’État successifs du Directoire qu’à notre gouvernement révolutionnaire. Il n’y a qu’à se remémorer ces deux périodes de l’histoire et à bien observer leur différence : révolutionnaire, le nouveau gouvernement a été « terrible pour les conspirateurs, coercitif envers les agents publics, sévère pour leurs prévarications, protecteur des opprimés, favorable aux patriotes, bienfaisant pour le peuple » Dans la période qui suivit, vous pouvez tout opposer terme à terme : les conspirations prolifèrent, les agents publics ont les mains libres, la corruption est partout, les opprimés ont faim et les patriotes sont incarcérés. Dans le premier cas, le contrat liait des individus égaux et libres dont le gouvernement n’était que la médiation. Que redoutions-nous ? De sombrer dans une situation où il n’y aurait eu que des dirigeants et des gouvernés. Une situation où chaque individu isolé abandonne son pouvoir et sa liberté au gouvernement. C’est la situation du Directoire. Le danger d’un tel contrat est qu’il contient en germe à la fois le principe de l’autorité absolue et d’un monopole absolu du pouvoir, où la volonté de tous les nationaux est censée se trouver incorporée au gouvernement. En l’an II nous avons constamment lutté contre ce monopole absolu. Nos adversaires thermidoriens nous l’ont d’ailleurs reproché : « Vous avez construit un espace public constamment délibérant ! » regrettaient-ils… et j’oserais dire que le 9 thermidor signe notre bonne foi dans ce désir de ne pas monopoliser les pouvoirs. Même au moment du plus grand danger, j’ai refusé de détourner le contrat à mon profit et aux profits de mes proches politiques. Notre double préoccupation était d’établir malgré l’adversité une stabilité, tout en maintenant l’esprit de nouveauté et de changement.
Qu’observe t-on aujourd’hui ? des perquisitions brutales et indues, des assignations à résidence étranges, un irrespect absolu des opprimés comme récemment à Air France — qui n’avait d’ailleurs pas attendu l’état d’urgence. J’ai même entendu, dans la manifestation organisée pour soutenir les inculpés d’Air France, le 2 décembre dernier, un pilote de ligne soutenir sur les ondes que votre époque « est une époque de violence patronale, financière, gouvernementale. L’état d’urgence a été prolongé et moi je suis convaincu qu’il sert à d’autres fins, pour que la COP21 se passe sans problèmes, que les régionales se passent sans problèmes… Et on fait taire comme on peut les revendications sociales, car le problème de tout ça, y compris les événements tragiques et dramatiques par lesquels nous sommes passés, ce sont des problèmes inhérents au capitalisme » [3].
Tout le monde sait que cet état d’urgence a conduit a plus de portes fracassées chez des individus ordinaires qu’à des arrestations de « dangereux radicalisés », et qu’il a permis d’inquiéter une autre radicalité, celle qui travaille sur le côté gauche du gouvernement, notamment dans les ZAD. Il restreint de fait l’espace public démocratique en interdisant les manifestations.
Quant à cette velléité de constitutionnalisation, cela me rappelle l’époque où mes adversaires ont constitutionnalisé l’esclavage. Comment voulez-vous faire coïncider dans une Constitution la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ET l’esclavage ? Comment, de même, faire coïncider un état d’exception permanent, l’état d’urgence constitutionnalisé, et la Déclaration des droits qui fait partie du bloc constitutionnel ? Il y là à nouveau une contradiction qui n’est pas seulement symbolique. On fait coïncider a posteriori la chose jugée utile avec le droit, en reniant les principes fondateurs du « droit gouvernement » (ce que vous appelez « l’État de droit ») qui lui interdisent de produire du droit rétroactif et l’obligent à se soumettre au contrôle de constitutionnalité et de légalité en temps réel. « Le citoyen n’a rien à gagner à voir inscrites dans la Constitution des mesures de circonstance qui permettent de déroger à l’État de droit. Constitutionnaliser, c’est-à-dire institutionnaliser, banaliser, naturaliser l’état d’exception, n’est pas un progrès pour la démocratie. Ainsi, plutôt que de maltraiter la Constitution, il vaut mieux en ce moment — dans cette période très difficile — élaborer un arsenal législatif conciliant, toujours difficilement, l’ordre public avec la liberté » [4], c’est ce que disait l’un de vos bons juristes dans le journal, le 1er décembre.
Nous étions dans cette difficulté en 1793, et nos juristes avaient inventé un outil très subtil, « l’état de siège fictif civil » [5]. Les premières mesures de la Terreur sont notamment nées au début de septembre 1793, lorsque les demandes des manifestants populaires ont été en partie détournées. Alors qu’un « état de siège réel militaire » était réclamé et aurait pu naître de la journée révolutionnaire du 5 septembre, un « état de siège fictif civil » a été mis en place avec une Terreur conçue comme un « système auxiliaire transitoire », « comme si Paris devait être en état de siège », en raison d’une menace étrangère imminente. Nous étions préoccupés de maintenir le caractère provisoire des mesures à prendre, mesures nécessaires mais dangereuses, et surtout de ne rien livrer en direct à l’armée, de bien la subordonner au pouvoir législatif. Or désormais un corps d’armée, la gendarmerie, se confond avec la police dans un même ministère de l’Intérieur… et l’exécutif quoiqu’il en soit n’est plus subordonné au législatif. J’avoue avoir aussi eu beaucoup d’inquiétude au moment de la cérémonie de deuil organisée pour les victimes civiles dans un lieu militaire : les Invalides. Comment voulez-vous que les citoyens maintiennent leur lucidité quand on s’emploie avec tant d’insistance à organiser la confusion des genres ? Il aurait mieux valu faire une cérémonie place de la République, dans un syncrétisme avec la piété civile populaire, plutôt qu’avec la ritualité militaire.
Pourtant votre pessimisme se heurte à vos exemples, il y a bien des citoyens lucides, chez les parents de victimes, chez Air France, dans les syndicats, à la radio, dans les journaux, chez les juristes… Et si ce mal produisait un bien et permettait de passer, à défaut de conservation de la liberté, directement à sa refondation ?
Certes le désir de liberté n’est pas éteint, mais il est vacillant, incarné chez une petite minorité qui trouve difficilement les outils de sa résistance. Je note tout de même un refus de la situation qui témoigne malgré tout d’une transmission des idéaux révolutionnaires de liberté et d’égalité. Mais résister, c’est aller au-delà du refus, c’est agir. J’ai entendu beaucoup de pensées sensées, mais je n’ai pas vu d’actions adéquates. Or s’il y a bien une chose qui reste aujourd’hui pertinente, c’est que pour refonder la liberté, il faut l’agir.
Notes
[1] Les articles cités sont extraits de la Déclaration de paix au monde, Le Moniteur universel, t. 4, p. 432 repris dans Les Voix de la Révolution, projets pour la démocratie, textes réunis par Yannick Bosc et Sophie Wahnich, notes et études documentaires 1990, p. 220-221.
[2] Robespierre cite Rousseau le 2 janvier 1792.
[3] France Culture, journal de 7 h, 3 décembre 2015.
[4] Olivier Beaud, Le Monde, 1er décembre 2015.
[5] Anne Simonin, Le déshonneur dans la République, une histoire de l’indignité, 1791-1958. Paris, Grasset, 2008.