Vacarme 75 / Cahier

« drôle d’hiver… »

par

Photographie de Pascal Cribier

« drôle d’hiver… »

« Dès qu’on parle jardin, il convient de dépasser la géométrie plane et d’intégrer une troisième dimension à notre méditation. Car l’homme-jardin par vocation creuse la terre et interroge le ciel. Pour bien posséder, il ne suffit pas de dessiner et de ratisser. Il faut connaître l’intime de l’humus et savoir la course des nuages. Mais il y a encore pour l’homme-jardin une quatrième dimension, je veux dire métaphysique. »
— Michel Tournier, Le Vent paraclet (1977)

I. « Drôle d’hiver… » Les jardiniers sont des gens patients. « Restons ! Le dernier feu de l’année nous invite au silence, à la paresse, au tendre repos. J’écoute, la tête sur ta poitrine, palpiter le vent, les flammes et ton cœur, cependant qu’à la vitre noire toque incessamment une branche de pêcher rose, à demi effeuillée, épouvantée et défaite comme un oiseau sous l’orage… » Que font les jardiniers en hiver ? Ils jardinent bien sûr, et puis ils se reposent, rêvassent… Ils dessinent… Ils lisent… Ils lisent ou relisent Colette par exemple, tiens, ces admirables leçons de sagesse qu’offrent Les Vrilles de la vigne (1908), recueil où l’auteur de Sido, tressant sans pareille de petits hymnes à l’univers, égrène d’une voix nostalgique les bonheurs simples, frémissants, infiniment doux de l’instant. « Le dernier feu », la sixième de ces vingt nouvelles, parle de celui où l’hiver s’achève et le printemps arrive, mais pas encore tout à fait. « Et les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnais-tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes ; ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus bleues ? Non, non, tu te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?… Tu protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave, le vert de l’herbe neuve décolore l’eau mordorée de ton regard… Plus mauves… non, plus bleues… Cesse cette taquinerie ! »

Ce que saisit la narratrice, c’est l’attente des floraisons à venir se mêlant à la mémoire des éclosions passées et à l’attention, aussi épurée que possible, envers les miracles du présent. « Porte plutôt à tes narines le parfum invariable de ces violettes changeantes et regarde, en respirant le philtre qui abolit les années, regarde comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance… » Ou encore : « Oh ! les lilas surtout, vois comme ils grandissent ! Leurs fleurs que tu baisais en passant, l’an dernier, tu ne les respireras, Mai revenu, qu’en te haussant sur la pointe des pieds, et tu devras lever les mains pour abaisser leurs grappes vers ta bouche… » L’hiver, c’est la saison des rêveries. Soyez-en sûrs, quand deux jardiniers se rencontrent en hiver, ils se racontent des histoires de projets, ceux qui n’ont pas ou mal abouti, ceux qui viendront les beaux jours revenus, ceux surtout qui les occupent au cœur de la saison froide, quand leur fée Hortésie — invention de La Fontaine —, revit à sa manière le mythe de Perséphone, passant trois mois sous terre pour autant de pépins de grenade… Mais le printemps arrive toujours, comme le chante Shelley :

« O Wind,
If Winter comes, can Spring be far behind ? »

Encore quelques lignes de Colette, si délicieuses et précises : « Regarde ! il n’est pas possible que le soleil favorise, autant que le nôtre, les autres jardins ! Regarde bien ! car rien n’est pareil ici à notre enclos de l’an dernier, et cette année, jeune encore et frissonnante, s’occupe déjà de changer le décor de notre douce vie retirée… Elle allonge, d’un bourgeon cornu et verni, chaque branche de nos poiriers, d’une houppe de feuilles pointues chaque buisson de lilas… »

II. « Drôle d’hiver… » Les jardiniers sont déboussolés. Rien ne va plus — la faute, dira-t-on avec plus ou moins de sincérité ou de conviction, au changement climatique… Jardiner en plein Anthropocène : pas toujours drôle, soyons-en sûrs, de quoi même devenir fou. Les espèces qu’on disait trop frileuses ? Voyez les étonnants Fatsia ou aralias du Japon, au feuillage d’un vert profond et luisant si joliment découpé, qu’on achetait naguère chez le fleuriste parmi les plantes d’intérieur et qui prospèrent jusque sous les ciels grisâtres d’Île-de-France. Et les coccinelles asiatiques ? Introduites dans les années 1980 pour la lutte biologique, on pensait les contrôler facilement puisqu’elles n’auraient pas résisté à nos températures les plus froides, tandis qu’elles ont envahi les campagnes du Nord. Nous lisons dans nos bons vieux manuels : « tailler à la fin de l’hiver », « semer au début du printemps » — mais quand ? Oui : quand ? Car la question n’est plus tant : comment ? à l’heure du numérique et des réseaux sociaux, si nous hésitons sur le bon geste, rien de plus simple : si la voisine ignore, d’un simple clic chercher la bonne fiche conseil, demander à l’ami parti à l’autre bout du monde. Mais : quand ? — c’est une autre histoire. Alors, les revues horticoles et les blogs spécialisés s’y mettent : cultiver notre jardin, c’est aujourd’hui et plus que jamais échanger des conseils et non plus seulement des graines ou des boutures, croiser des expériences, se remonter le moral, partager des recettes.

Jardiner c’est être attentif au moindre bruissement et prendre une décision au bon moment.

« Allô, Laurence ? ça va ? Oui c’est vrai, quel froid de canard ! Alors, pour les bambous, même s’il gèle, avec le vent qu’on se paye il y a un truc à faire : nous allons essayer, ça a marché l’an dernier. Prendre de l’eau tiède, genre température du bain. Arroser délicatement en plusieurs fois, une vapeur s’élève en volutes gracieuses, c’est beau et ça réchauffe la terre. Les feuilles, toutes enroulées sur elles-mêmes pour bloquer la transpiration, vont se peu à peu détendre, signe qui ne trompe pas — s’estompe le stress hydrique. On essaie, entendu ? Bonne chance ! »

Jardiner, Pascal Cribier nous l’a assez appris — notamment dans le numéro Des défis climatiques de la revue Les Carnets du paysage (2008) —, c’est être attentif aux moindres bruissements et alors prendre une décision au bon moment, qu’elle soit mauvaise ou non, peu importe, l’expérience vient en agissant. Saisir le petit Kairos par les cheveux, et vite, vite, vite, n’écouter que son cœur. Jardiner : accorder le temps qui passe au temps qu’il fait, écrire à même la terre sa petite politique des simples.

III. « Drôle d’hiver… » Les jardiniers sont facilement angoissés. Je relis Tournier, dans Le Vent paraclet, dernière page : « Mon jardin couvre deux mille mètres carrés, superficie idéale, car ainsi je peux tout juste venir à bout de son entretien sans l’aide d’un jardinier. » Le mien suffit à me contenter. Oui, l’hiver 2015-2016 aura été rude, car étonnamment doux. Deux nuits soudaines de gelées, - 7° C à Paris, en plein janvier alors que les buddleias, ces arbres aux papillons aux odeurs de miel, fleurissaient encore, que les orangers du Mexique continuaient de plus belle et que les céanothes ou lilas de Californie montraient déjà leurs boutons azurés. Pendant que je photographie une rose qui semble se prélasser, d’un coup, l’adrénaline irrigue le cerveau : bon sang, il faut protéger les fougères arborescentes ! Mon ami Olivier m’explique comment faire et me voilà, armé de voiles d’hivernages, de bouts de ficelles et d’une bonne paire de ciseaux, improvisant une installation à la Christo autour des délicates frondaisons venues de Nouvelle-Zélande et, à travers les ères géologiques, du fin fond des forêts du Carbonifère comme le révèlent les microfossiles étudiés par la paléobotanique. Elles tinrent bon, merci Olivier.

Et si, dit-on, qui a deux maisons perd la raison, jardiner induit une forme de sagesse à l’époque où le climat se dérègle : qui a plusieurs jardins ne perd pas un grain…

Paris, 29 février 2016

Post-scriptum

Historien des jardins et du paysage, Hervé Brunon est directeur de recherche au CNRS. Parmi ses derniers livres : Jardins de sagesse en Occident (Seuil, 2014). Il est aussi jardinier.