Brésil, 13 ans après. Entretien avec Giuseppe Cocco
Alors que le Brésil traverse l’une des plus graves crises politiques et économiques de son histoire, le politologue Giuseppe Cocco revient dans cet entretien sur treize années de « lulisme ». Du modèle de développement adopté par le parti « progressiste » aux luttes sociales qui animent le Brésil depuis plus de trois ans, il dresse un tableau de la situation qui, à maints égards et souvent de manière surprenante, prend le contre-pied des discours de la gauche radicale européenne sur l’Amérique latine.
En 2004, le gouvernement dirigé par Lula a proposé d’attribuer un revenu social à chaque Brésilien en partant des couches sociales les plus pauvres et de le généraliser progressivement. Malgré le fait que, même pendant les périodes expansives, l’argent n’a été distribué qu’aux femmes à l’intérieur des noyaux familiaux classés comme pauvres et extrêmement pauvres, le Programa Bolsa Família a tout de même constitué un des plus grands plans de transfert de revenu au monde. Quel bilan peut-on dresser, après treize années de lulisme, des politiques sociales d’affirmative action, c’est-à-dire celles vouées à promouvoir certains groupes sociaux ? Quelles sont les différences principales entre ces politiques d’insertion active des pauvres et l’assistance sociale ou les politiques de croissance économique classiques ?
Giuseppe Cocco : Je vais essayer d’utiliser cette question pour faire un tableau synthétique des politiques sociales des gouvernements du PT (2003-2016). La Loi – proposée par le sénateur du PT Eduardo Suplicy [1] – qui institue le Revenu Minimum de Citoyenneté (Renda Minima de Cidadania), a bel et bien été votée et « signée » par le Président Lula en janvier 2004, mais n’a jamais été promulguée et personne n’y a songé. En revanche, tout au long des 12 années de gouvernement du PT au niveau fédéral (les deux gouvernements Lula et le premier gouvernement Dilma — le deuxième n’a pratiquement pas commencé), ont été mises en places des politiques de distribution du revenu qui ont eu un petit — mais réel — effet de réduction des inégalités. Grosso modo, ce sont deux dispositifs qui ont fonctionné : d’une part, l’implantation du Programa Bolsa Família ; d’autre part, la valorisation du salaire minimum et notamment son impact sur les retraites. Le premier gouvernement Lula, à la fin de 2003, lança le Programa Bolsa Família en massifiant une politique d’origine néolibérale qui était déjà en place. En fait, le Bolsa Família est une politique focalisée (elle vise les « plus » pauvres) et conditionnelle (d’une part, elle demande une démarche volontaire de la part des candidats qui doivent s’inscrire dans le fichier unique des ayant droit ; d’autre part, les bénéficiaires doivent garantir l’assiduité scolaire de leurs enfants et leurs vaccinations) [2]. Le programme a d’autres spécificités : ce sont les femmes qui reçoivent la bourse (ce qui est très important non seulement du point de vue des questions de genre mais aussi du fait du très grand nombre de familles monoparentales chez les pauvres : les « pères » s’en vont et ce sont les mères qui s’occupent des enfants) et la distribution est très flexible et impersonnelle, puisqu’elle est réalisée directement au niveau fédéral par le biais d’une carte bancaire de débit. Le Bolsa Família est rapidement monté en puissance au long du deuxième gouvernement Lula et est devenu le programme vedette : avec ses 14 millions de familles, il bénéficie à un public d’environ 50 millions de personnes, constituant ainsi le plus « grand » programme de transferts monétaires au monde [3]. Le deuxième dispositif de distribution du revenu – et de réduction de l’inégalité – a été la valorisation réelle du salaire minimum. L’impact de cette valorisation a été double : d’un côté, au cours des années 2000 la croissance a permis au Brésil d’atteindre une situation de quasi plein-emploi (où une bonne partie des emplois se concentrent dans les services traditionnels : rémunérés au minimum et de très faible productivité) ; de l’autre, l’institution du salaire minimum fonctionne comme plancher pour un système des retraites qui, avant le Bolsa Família, était pratiquement l’unique mécanisme de protection sociale et, même après le Bolsa Família, continue à être le principal mécanisme de redistribution du revenu (le système brésilien des retraites est, à première vue, assez généreux à la fois parce qu’il ne prévoit pas d’âge minimum pour y avoir accès et parce qu’il inclut le veuvage, les travailleurs agricoles et les personnes âgés de plus de 60 ans qui n’ont pas de couverture, etc.). Dans les évaluations des économistes, on attribue au Bolsa Família un rôle assez limité sur la réduction de l’inégalité alors que tout le monde attribue un grand rôle à la valorisation du salaire minimum. Si le PT n’a même pas ouvert le débat sur le revenu de citoyenneté (malgré la Loi Suplicy de 2004), à droite comme à gauche on s’accorde pour voir dans le salaire minimum le grand enjeu. Droite et gauche se joignent justement pour défendre l’idée que c’est le travail salarié (et ses mécanismes) qui peut résoudre la question de l’inégalité et de la distribution du revenu et aujourd’hui tout le monde défend la continuité du Bolsa Família dont l’impact en termes de budget est très faible (0,6 % du PIB). Si droite et gauche partagent le même horizon « travailliste », la droite le pense sous ses nouvelles conditions matérielles alors que la gauche pense seulement un impossible retour (dans le cas du Brésil, ce serait une première implantation) du régime fordiste. Nous y sommes. Dans la terrible crise actuelle, le sale boulot que Dilma a commencé à faire après sa réélection (réduire la protection sociale), c’est le PMDB (parti du vice-président) alliée au PT et maintenant investi d’un précaire mandat tampon qui va le terminer, en essayant de réduire la portée des retraites. Cela aura probablement lieu par deux mécanismes : l’introduction d’un âge minimum et le décrochage du plancher des retraites du salaire minimum.
Les différents gouvernements progressistes, à partir de Lula, ont mis en place une économie de type « néo-développementiste », c’est-à-dire axée sur le développement de l’économie extractive (centrée sur l’exportation de matière première). Le Brésil fait figure, en Amérique latine, de parangon de ce modèle puisque 60% du PIB vient de cette économie extractiviste. Or, cela semble poser deux problèmes majeurs critiqués par de nombreux.ses militant.es sur tout le continent : un problème de dépendance vis-à-vis de l’économie mondiale et un problème écologique puisque les industries extractivistes sont extrêmement polluantes. Quelles ont été les raisons du choix d’un tel modèle de développement ? Y a-t-il au Brésil des voix qui s’érigent contre ce modèle ? Plutôt que des « développements alternatifs », « des alternatives au développement » sont-elles envisageables ?
Bien sûr qu’il y a des voix qui protestent et résistent : les indiens contre les barrages, les travailleurs des barrages contre les camps de travail où on les enferme, les pauvres des villes massacrés à la fois par la « guerre » (au narcotrafic) et par les processus de gentrification. Mais je voudrais dire que même si cette approche des avancées et des limites des gouvernements progressistes en Amérique du Sud au cours de la première décennie du nouveau siècle est très importante elle est tout de même assez paradoxale : c’est une critique des gouvernements progressistes qui semble préoccupée par le point de vue du Sud (ou du Global South) mais qui, en réalité, à mon avis, reproduit un point de vue du Nord. Au moment où les différents gouvernements sont entrés dans une crise profonde et irréversible (dans le format que nous avons connu au cours de ces dix dernières années), les mêmes pourfendeurs de l’extractivisme (qui n’ont pas été capable de prévoir une telle crise) sont passés armes et bagages à défendre Kirchner ou Lula comme si ces derniers avaient constitué une véritable transformation radicale de l’extractivisme. C’est un débat fortement influencé par l’analyse de l’impérialisme que David Harvey a faite dans The New Imperialism à partir d’une relecture des réflexions d’Hannah Arendt dans son ouvrage dédié au totalitarisme. D’une part, avec sa notion de « accumulation by dispossession », Harvey a attiré l’attention sur les formes contemporaines de l’accumulation primitive et leurs rapports avec ce qu’Arendt définit comme « accumulation de pouvoir ». Mais, d’autre part, il ne faut pas oublier que, en affirmant que le nouvel impérialisme continue à s’organiser sur la dialectique du dedans et du dehors (du développement et du sous-développement) Harvey visait essentiellement à s’opposer à Empire de Hardt et Negri et notamment à toute tentative d’appréhender le capitalisme contemporain sous l’angle du nouveau régime d’accumulation (postfordiste et post-industriel) : pour lui, ce sont les crises de suraccumulation de capital et leurs conséquences, y compris en termes d’extractivisme (i. e. dispossession) qui sont déterminantes. Or, il faut voir que « extractivisme » et néo-développementisme ne sont pas la même chose : au contraire, le néo-développementisme c’est la tentative de sortir de l’extractivisme, mais pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la critique des formes contemporaines d’accumulation primitive (d’ailleurs, Harvey parle de situations dans lesquelles elle est nécessaire). La crise du gouvernement Lula-Dilma n’est pas due à la persistance du modèle extractiviste, mais à la manière dont ils ont essayé d’en sortir. C’est bien là que réside le drame. D’abord, après la réélection de 2006, la politique économique de Lula s’est définie comme une politique d’accélération de la croissance. Ensuite, cet élan initial s’est amplifié après la crise financière des subprimes en 2007-2008 comme projet de réindustrialisation. L’accélération du régime d’accumulation a visé à franchir non pas la frontière agricole ou celle des activités minières (qui était déjà franchie et a continué à être consolidée) mais celle de l’inclusion (et de l’exploitation) des pauvres dans les grandes métropoles. La figure centrale de cette inflexion néo-développementiste est donc celle du pauvre et c’est autour d’elle qu’aujourd’hui se développe un conflit de plus en plus violent, avec ses impasses et ses horizons. Alors que le néolibéralisme pense le pauvre comme un « capital humain » qu’il faut rendre employable pour inclure (et exploiter sans nécessairement employer) sa subjectivité dans une économie de services et de l’immatériel, les gouvernements progressistes d’Amérique du Sud l’ont vu (et voulu) comme l’objet (matière brute qu’il faut employer) d’une prolétarisation et/ou d’une ascension verticale à l’improbable condition de « nouvelle classe moyenne ». Pour les néolibéraux, il s’agit de tout privatiser (surtout les services) pour faire de l’éducation et de la santé les conditions de production de l’employabilité et les conditions de la croissance (par exemple de l’industrie du pétrole). Pour le socialisme chinois embouti dans le néo-développementisme c’est l’industrie (étatique) du pétrole (la sidérurgie, l’automobile etc.) qui va permettre d’améliorer l’éducation, la santé etc. L’opposition entre le privé néolibéral et le public néo-développementiste, comme nous le savions, est en réalité une fausse opposition, ce sont deux régimes différents d’une même appropriation du commun et ce n’est pas par hasard si le gouvernement Lula-Dilma a transité d’une modalité à l’autre, avec une coalition gouvernementale qui mélangeait la droite oligarchique la plus traditionnelle avec les syndicats corporatistes, les banques avec l’agrobusiness et surtout les grands groupes du BTP. En même temps, le biais socialiste et étatique n’est pas seulement une autre face du même régime d’accumulation, mais il en est aussi la face la plus prédatrice (comme ça a été le cas dans la transition chinoise des années 1980, d’abord) et la moins efficace (comme dans la transition russe des années 1990). À partir de 2009, l’accélération de la croissance a commencé à se transformer en un véritable (et désastreux) modèle qui, sous la houlette de Dilma Roussef, prendra le nom de Nova Matriz Econômica (Nouvelle Matrice Économique). C’est un modèle mi-vénézuélien, mi-chinois qui a essayé de se mettre en place. Alors que les programmes sociaux et de démocratisation de l’accès se maintenaient au même niveau sans aucune avancée qualitative ou quantitative, le gouvernement allait organiser autour de la découverte de gigantesques gisements de pétrole (le Pré Sal) en eaux très profondes (de l’océan Atlantique) un projet d’industrialisation qui était centré sur l’industrie pétrolière et notamment sur l’industrie navale (y compris militaire) et de l’énergie (les grands barrages). Au niveau des villes, c’est le modèle des grands événements sportifs et de la ville-spectacle (en continuité directe avec les gouvernements antérieurs) qui a été amplifié et radicalisé. Un modèle centralisé sur les décisions étatiques (de Dilma elle-même et de son parrain, Lula), axé sur les très grands acteurs (les Global Players), les très grands investissements et les méga-événements sportifs, va absorber des quantités gigantesques et croissantes d’investissements publics sous la houlette de Petrobras : 3 grandes raffineries sont mises en chantier, deux méga-barrages hydroélectriques en Amazonie, les chantiers navals passent de 2 à 11 avec les commandes de 8 navire-plateformes, 28 sondes de forage (deep water drill ships), 40 navires citernes, construction d’une troisième usine nucléaire, un chantier de construction de sous-marins nucléaires (avec technologie française) est ouvert à Rio ; parallèlement le gouvernement injecte des milliards de dollars dans l’industrie via, d’une part, les exemptions d’impôt dans l’industrie automobile (multinationale) et de façon plus générale dans l’électroménager et d’autres secteurs choisis selon des critères mystérieux et, d’autre part, les crédits subsidiés de la Banque Nationale de Développement (BNDES) concentrés dans les très grandes entreprises et là aussi selon des critères qui – par lois – ne sont même pas rendus publics. Enfin, en ce qui concerne les villes, les investissements se sont concentrés, dans un programme de logements populaires (Minha Casa Minha Vida) de très faible qualité et principalement dans les périphéries les plus distantes, des travaux (très ponctuels et superficiels) dans quelques grandes favelas et surtout dans la construction des stades de la coupe du monde et, à Rio de Janeiro, des Olympiades. Le résultat de tout ça, c’est le désastre dans lequel le pays est plongé.
L’une des conséquences principales de ce néo-développementisme est d’avoir accentué la dépendance de l’économie brésilienne à l’égard des principaux importateurs mondiaux (notamment la Chine dans le cas du pétrole). Quelles sont les retombées de la crise mondiale et du ralentissement de l’économie chinoise sur le capitalisme brésilien ? Que révèle cette imbrication sur la nature de l’économie brésilienne ?
À mon avis, le problème du Brésil ce n’est pas l’extractivisme, mais les chemins (mi chinois et mi vénézuélien) choisis pour en sortir. C’est l’idée même de pouvoir atteindre une indépendance qui est, à mon avis, inadéquate et source d’innombrables impasses et on le verra notamment sur la question que vous posez à propos du pétrole. Tout d’abord, ce n’est pas le Brésil qui dépend de la Chine, mais toute l’économie globale, de la même manière que l’économie chinoise dépend de l’économie mondiale. La question est : quelles sont les marges de manœuvre disponibles à l’intérieur de cette interdépendance ? Par exemple, les exportations brésiliennes de pétrole vers la Chine ont augmentées (entre juin 2015 et juin 2016) de manière incroyable : plus 260 %. Or, le Brésil n’est pas du tout excédentaire en termes de production de pétrole. En 2010, lors de la campagne électorale pour Dilma, le marketing du PT et du gouvernement vendaient l’idée que le Brésil était devenu auto-suffisant en termes de production de pétrole et la découverte, par la Petrobras – fleuron de l’industrie d’État – d’énormes gisements sous les couches de sel de l’Océan Atlantique allait transformer le Brésil en « un Venezuela » ou en une Arabie Saoudite », c’est-à-dire le transformer en un grand exportateur de pétrole. Voilà enfin l’indépendance annoncée du Brésil qui allait devenir un « Pays riche (car) sans pauvreté » [4] grâce à son industrie nationale. Mais, comme toujours, plus on parle d’indépendance et plus l’État en est l’acteur fondamental et plus c’est la dépendance qui s’approfondit, dramatiquement. L’État, sans la démocratie, c’est la corruption et donc le règne du capital. La défense de Petrobras contre la privatisation par le marché s’est transformée en un pillage et une appropriation privée par le Parti des Travailleurs et les autres partis alliés (y compris et surtout le PMDB de l’actuel Président par Intérim). En plus des surfacturations pratiquées pour faire marcher la corruption, aucune des trois raffineries n’est prête et les travaux sont arrêtés, la plupart des navires-sonde ne sont pas prêts non plus et les pertes officielles dues aux pots-de-vin formellement reconnus ont été inscrites au bilan pour 6 milliards de réaux ! En 2014, l’homme d’affaires le plus riche du Brésil (Eike Batista), que Lula et Dilma donnaient en exemple au pays [5], a fait faillite. Aujourd’hui c’est Petrobras, la plus importante entreprise brésilienne, qui au bord de la faillite : avec 369 milliards de réaux en dettes, elle représente 26 % du total des dettes des 7 premiers groupes du secteur. Petrobras est presque insolvable et doit recourir aux emprunts… chinois (10 milliards de dollars) en échange desquels le Brésil doit exporter un volume croissant de son pétrole. La quasi-stagnation de la production et la non conclusion des raffineries, par ailleurs, oblige le Brésil à exporter une bonne partie du pétrole brut de mauvaise qualité (très lourd) pour ensuite le réimporter (raffiné). Le discours du gouvernement du PT sur l’autosuffisance était – comme bien d’autres – un mensonge, pure propagande. De façon plus générale, voilà donc que la politique et la rhétorique de l’indépendance s’est transformée, d’une part, en une formidable machine de corruption et, d’autre part, en un terrible approfondissement de la dépendance, cette fois-ci non plus vis-à-vis des États-Unis, mais de la Chine.
À partir de l’été 2013, tout le pays a été traversé par des vagues de protestation très puissantes. Si le dévéloppementisme et les politiques d’insertion « productive » ont inclus les exclus en tant que subordonnés, la crise du lulisme a déclenché des contradictions inédites qui ont provoqué des conflits imprévus. Comment analyser ce cycle de mobilisations qui hante le Brésil depuis trois ans ? Ces mouvements de masse ont bel et bien repris une nouvelle intensité lors des dernières semaines ; ils peuvent tout à fait être considérés comme une critique d’en bas du lulisme. Pourtant, la crise profonde du modèle de développement du capitalisme brésilien satisfait de moins en moins les élites. La découverte de la corruption, la mise au jour de scandales et le vote de l’impeachment semblent cristalliser une critique par en haut du Parti des travailleurs… Qu’est-ce que révèlent ces enquêtes judiciaires ? Et, surtout, quels scénarios futurs pour le Brésil ? L’année 2015 a en effet marqué un retournement des trajectoires soi-disant progressistes dans beaucoup d’autres contextes nationaux d’Amérique latine…
Comme je viens de le dire ci-dessus, l’épuisement social des gouvernements progressistes a eu lieu bien avant 2015, lors de l’inflexion néo-développementiste, entre 2009 et 2010. En tout cas, c’est en juin 2013 que la rupture politique et subjective a eu lieu et a décrété la fin irréversible des toutes petites brèches qui traversaient le « lulisme ». Différemment de ce qui s’est passé au Venezuela (de manière tragique) et en Argentine, au Brésil, l’épuisement social du cycle progressiste n’a pas été contrôlé par la droite politique. Quand les jeunes autonomes du mouvement pour la gratuité des transports (Movimento Passe Livre) ont déclenché (à Porto Alegre en avril et à São Paulo en juin) les manifestations contre l’augmentation des prix des tickets de bus et de métro, le PT et le gouvernement n’ont pas arrêté de parler de l’émergence d’une nouvelle classe moyenne et du gauchisme du nouveau prolétariat. Rapidement, le mouvement est devenu national, a affronté la violence de la répression bipartisane (organisée par le PT et l’opposition libérale : le PSDB) et s’est massifié en montrant qu’il y avait là une nouvelle composition du travail métropolitain. Deux grandes nouveautés expliquent la puissance du mouvement de juin : tout d’abord, la lutte sur le terrain de la mobilité, n’était plus la revendication d’un droit (le droit à la ville d’Henri Lefebvre) mais la production d’un nouveau « droit » par la lutte d’un nouveau type de travailleur.ses : les travailleur.ses métropolitain.es. Ensuite, la mobilité et les transports, aussi bien que les réseaux sociaux et l’internet, l’éducation et la santé se sont montrés en même temps comme leurs conditions ontologiques et le terrain de leur mobilisation biopolitique. Le mouvement a immédiatement pris l’ampleur d’une grève métropolitaine, d’une mobilisation capable de moduler les rythmes de la mobilité : les manifestations avaient lieu tous les lundis et les jeudis, jusqu’à la décision des gouvernements de Rio et de São Paulo de retirer les augmentations. Non pas une lutte pour le droit à la ville, mais la production à la fois d’une autre ville et d’un autre droit : le mouvement de juin, après juin, s’est diffusé dans les occupations de parlements régionaux (Assembleias Legislativas) et de conseils municipaux (Câmaras). Les innombrables luttes de résistance au modèle de la ville néo-développemenstiste et de ses mafias ont convergé dans une véritable constellation. La puissance de cette inflexion s’est notamment montrée à Rio, quand les tumultes des luttes contre la représentation (avec la multiplication de campings et manifestations devant la résidence du gouverneur, dans la zone la plus riche de Rio) se sont joints aux mobilisations des pauvres dans les favelas et a confirmé ses dimensions biopolitiques. La campagne sur la disparition d’un habitant de la grande favela de la Rosinha — Amarildo de Souza — a réussi pour la première fois et pour un moment à rompre la routine d’assassinats, tortures, disparitions des pauvres. Cadê Amarillo (« où est Amarillo ») est devenu le cri d’une nouvelle routine, celle des manifestations et des occupations qui se multipliaient tous les jours, jusqu’à octobre 2014. Comme la lutte contre l’augmentation des prix des transports, la lutte au nom d’Amarildo aussi a été victorieuse : son calvaire (la capture, la torture, la disparition dans le siège de la « Police pacificatrice de la favela ») a été reconstitué, 13 policiers arrêtés et condamnés. Le mouvement a ainsi ouvert une brèche démocratique par laquelle les pauvres pouvaient fuir la guerre qui régulait leurs vies. Les dimensions thanatos-politiques du biopouvoir néo-esclavagiste sont devenues le terrain d’une lutte d’un nouveau type.
Mais le mouvement de juin a été détruit par la gauche au pouvoir. Dix ans après l’arrivée au pouvoir, lorsque l’opportunité d’une radicalisation démocratique était alimentée par des mobilisations autonomes sans précédents, le PT s’est montré comme un « Parti de l’ordre ». Pour le PT et le gouvernement, juin était insupportable pour au moins deux raisons : tout d’abord parce qu’il était irreprésentable, mais surtout parce que cette irreprésentabilité n’avait pas glissé dans les mains de la droite — comme cela s’était passé avec les cacerolazos argentins et les manifestations anti-chavistes au Venezuela. Contrairement à ce que l’on pouvait penser (et je crois que moi-même je n’ai pas suffisamment pesé ces ambigüités), le PT et le gouvernement ne disposaient d’aucune marge de manœuvre pour s’ouvrir aux dimensions constituantes de juin et ont eu besoin de pousser le mouvement vers la droite pour pouvoir maintenir une polarisation politique qui était totalement fausse et falsifiée. Au niveau théorique et idéologique, ce qui reste de la gauche est essentiellement une idéologie socialiste et étatique sans aucune capacité de lecture des rapports qui lient la nouvelle composition de classe (du travail) et ses nouvelles capacités de lutte. Mais l’incapacité idéologique à comprendre les luttes métropolitaines n’est rien devant son refus politique : le PT et le gouvernement ne voulaient, et en tout cas ne pouvaient pas, s’ouvrir au moment constituant tout simplement parce qu’ils étaient devenus les représentants de décisions prises par un pool de grandes entreprises : au-delà du justicialisme, ce que les enquêtes judiciaires (notamment la Lava Jato) nous montrent aujourd’hui est cette (triste) réalité politique et ses dimensions économiques : une accumulation prédatrice.
Comme en Argentine et au Venezuela, le PT et le gouvernement ont joué avec le feu et, s’ils ont réussi à organiser le grand chantage sur la gauche intellectuelle menant la « gauche » à s’enfermer dans des dimensions identitaires et abstraites, ils ont fini par jeter la vague montante d’indignation dans les bras des réseaux sociaux libéraux et de droite qui ont su lire la crise et le ras-le-bol. Ainsi, comme nous l’avions prévu, dès le lendemain du résultat électoral (que beaucoup de gens ont vu, hors du Brésil, comme un succès du PT), les manifestations ont repris, avec les panelaços (les gens qui battaient leurs casseroles aux fenêtres à chaque fois que Dilma — ou le PT — parlait à la TV) et des méga manifestations de rue. À la différence que, cette fois-ci, les mobilisations ont deux nouvelles caractéristiques : puisque l’arnaque électorale est devenue évidente, avec la crise qui commence à sévir, les manifestations sont dirigées explicitement et directement contre le PT et contre Dilma. Si la quasitotalité de la gauche — sauf le parti de Marina (et encore) — s’est laissée prendre en otage par la propagande du PT pour l’accompagner… dans la tombe, la multitude, qui n’a pas d’idéologie, s’est révoltée contre le PT en l’identifiant — justement — au pouvoir. Nous avons tous les éléments de l’imbroglio : c’est une vague qui, avant d’arriver à imposer la fin du mandat de Dilma (qui a eu lieu le 13 mai) [6], a fini par paralyser le gouvernement au beau milieu d’une crise économique de plus en plus violente : il faut voir que quand on parle de la « violence » de la crise économique on ne fait pas de métaphore, mais on décrit littéralement ce qui se passe. Au Brésil, il y a en moyenne 130 morts assassinés par jour (un peu moins de 50 000 par an). Ce drame déjà terrible s’amplifie tous les jours : à Rio, par exemple, le nombre d’homicides a augmenté, entre avril de 2005 et avril de 2016, de 33 % : 453 cas en un mois, 15 par jour.
J’en profite pour dire que je suis assez étonné devant la posture idéologique, superficielle et même irresponsable de la gauche intellectuelle européenne face au drame brésilien et à la conjoncture sud-américaine. De manière idéologique et identitaire, on défend les argumentations des différents gouvernements dits « progressistes » sans s’intéresser aux dynamiques de mobilisation de masse qui ont décrété — depuis belle lurette — leur illégitimité. On se préoccupe encore moins de comprendre les raisons matérielles du désastre politique de ces expériences : soit on ne les prend pas en compte, soit on les attribue génériquement à un complot impérialiste des élites et des « médias » Si en France il paraît normal que le mouvement Nuit debout se dirige contre Hollande et le PS, pourquoi en Amérique du Sud les gens ne pourraient pas exprimer leur ras-le-bol contre le parti au pouvoir ?
C’est incroyable de voir comment le climat de mystifications qui justifiait n’importe quelle dérive stalinienne du socialisme réel semble se reproduire. En fait, le bavardage sur le « coup d’état » qui aurait eu lieu au Brésil est anticipé et suivi par le plus total et complice silence sur la tragédie vénézuélienne où le Président Maduro vient de déclarer formellement l’état d’exception : un pays plein de pétrole qui aujourd’hui ne dispose même pas d’énergie, où les produits de bases manquent et où le gouvernement chaviste se maintient sur la base de la répression [7]. Personne — à gauche — ne dit rien pour dénoncer la catastrophe humanitaire du « socialisme du XXIe siècle » (le chavisme) et encore moins pour critiquer les attentats à la démocratie multipliés par le gouvernement Maduro (état d’exception) sur la base de l’appui que lui donnent les secteurs « bolivariens » de l’armée (les mêmes qui ont coulé à pic l’industrie pétrolière du pays dans une monumentale spirale d’accumulation prédatrice). Il n’est pas difficile de prévoir le pire : une explosion très violente qui peut avoir lieu d’un jour à l’autre.
La crise brésilienne aussi est le résultat d’une gestion désastreuse de la politique économique et c’est très important pour tous les mouvements, au niveau global, de bien y réfléchir et de bien l’analyser : ce n’est pas par l’absence mais bien par la mise en place de politiques anti-cycliques que le Brésil a pratiquement fait faillite.
Non seulement la cause de la crise économique la plus grave de l’histoire du Brésil doit être recherchée du côté de la tentative néo-développementiste, mais la chute de Dilma n’est pas du tout due à son refus d’appliquer les plans d’austérité qui, désormais, seront imposés manu militari au pays. Après sa réélection, Dilma et le PT ont bel et bien appliqué une violente politique d’austérité (conduite par le représentant de la Banque Bradesco, Joaquim Levy, nommé Ministre de l’Économie) et auraient continué à le faire si la crise politique ne les avait pas paralysés. Une fois le plan d’austérité paralysé, il n’a été remplacé par rien : l’économie a continué à la dérive et la récession s’est transformée en dépression (-10 % du PIB per capita) : la dette publique a doublé en un an. La victoire électorale était en réalité une défaite politique majeure. Les mensonges électoraux ont eu un effet boomerang d’approfondissement de la paralysie politique d’un gouvernement qui s’est fait élire en disant que l’économie allait très bien et qui, une fois élu, devait son éventuelle survie à la mise en place de la politique qu’il attribuait à l’opposition. Ainsi, paradoxalement, par son incohérente politique, le gouvernement Dilma a amplifié l’échec de ses illusions macro-économiques en une crise dramatique. La décision de l’impeachment a eu lieu — dans le gouvernement — comme une nécessité, une tentative désespérée de faire face à la chute libre de l’économie. Ce que Temer va essayer de faire ce sont les réformes néolibérales que Dilma aussi voulait faire. Dans le court terme, il se peut qu’il y ait une embellie, mais ce n’est pas ce gouvernement tampon qui réussira un nouveau pacte. Tout va dépendre des formes de mobilisation sociale. Les grandes mobilisations pour l’impeachment vont-elles se reproduire sur un terrain constituant ? La présence de forces de droite va-t-elle pouvoir se maintenir devant l’appui qu’elles offrent à Temer ? Les pauvres vont-ils réussir à ouvrir une nouvelle brèche, comme en juin 2013, brèche qui devra en même temps nécessairement être différente ? Ce sont ces questions qui m’intéressent. Le PT et le gouvernement progressiste — et la rhétorique de la lutta contre le golpe — sont le principal obstacle à la réinvention des luttes et de la gauche.
Post-scriptum
Giuseppe Cocco est professeur de théorie politique à l’université fédérale de Rio de Janeiro, membre du réseau Universidade Nômade Brasil, a publié, avec Antonio Negri, GlobAL (Éditions Amsterdam, 2007). Membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes.
Cet entretien a été réalisé en mai 2016.
Notes
[1] Actuel adjoint aux Droits de l’Homme de la Mairie de São Paulo (PT).
[2] Pour y avoir accès, il fallait en 2014 un revenu mensuel de près de trente dollars, quinze aujourd’hui, ou être membre d’une famille avec femmes enceintes, mères en train d’allaiter ou/et mineurs de moins de 17 ans. En fonction de ces critères, la bourse varie, mais avec toujours une série de conditionnalités : l’inclusion — via la mairie de résidence — dans le fichier national pour les programmes sociaux, la sélection du Ministère du Développement Social et l’engagement à suivre une série d’actions : suivi prénatal pour les femmes enceintes, participation à des cours d’allaitement et d’alimentation. Les familles doivent ensuite assurer les vaccinations des enfants, le suivi de la santé des femmes et la fréquentation de l’école par les enfants jusqu’à 17 ans. En 2015, 13,9 millions de familles sont ainsi concernées et, par ailleurs, mieux protégées du contrôle maffieux sur les plus pauvres.
[3] Le Bolsa Família est reçu par des familles dont le revenu moyen par personne ne dépasse pas les 77 réaux, soit 22 dollars. Aujourd’hui le Bolsa Familia « couvre » 20 % de la population la plus pauvre.
[4] C’était le slogan officiel du premier gouvernement Dilma.
[5] Em jantar com Lula, Eike Batista elogia « Brasil novo » et Dilma diz que Eike e « orgulho do Brasil » sep. 2009
[6] Dilma a été suspendue pendant le déroulement du procès de destitution et formellement peut toujours revenir au pouvoir, mais c’est vraiment très improbable.
[7] L’énergie manque quatre heures par jour, les écoles ouvrent trois jours par semaine. Les fonctionnaires travaillent deux jours par semaine. Il manque tout, même le papier hygiénique, les médicaments et les fonctionnaires publics sont obligés de faire des cours de marxisme.