Vacarme 78 / Cahier

la couleur de l’argent entretien avec Sylvie Laurent

la couleur de l’argent

Est-ce la classe ouvrière blanche qui a fait gagner Donald Trump ? La question a beaucoup agité au lendemain de l’élection présidentielle américaine. L’historienne Sylvie Laurent y apporte une réponse nuancée. Si ce sont bien les Blancs qui ont fait élire le magnat de l’immobilier, ce ne sont pas les plus pauvres des plus pauvres mais plutôt la petite classe moyenne en perte de vitesse qui a massivement soutenu le candidat républicain. La crise économique de 2008 n’a pas été le creuset d’une communauté de destins entre la grande majorité des Américains qui ont vu leur situation se dégrader tandis que la concentration des richesses s’accentuait au profit d’une infime minorité. La société américaine reste structurée par la question raciale et depuis la conquête des droits civiques, la rupture entre Noirs et Blancs s’est accentuée. La présidence Obama n’y aura rien changé : la banalité des crimes policiers comme l’expression déchaînée du racisme pendant la campagne en sont la preuve. La domination symbolique des uns sur les autres s’articule à un rapport d’inégalités économiques mais sans que les deux se recouvrent parfaitement. Pour comprendre cette dialectique, Sylvie Laurent fait feu de tout bois en s’intéressant aussi bien aux textes littéraires qu’en faisant l’analyse de la politique économique. L’originalité de son travail est de se placer alternativement des deux côtés de la color line en s’intéressant aux Noirs comme aux Blancs. Dans une biographie de Martin Luther King, elle rappelle la dimension politiquement subversive du héros de la nation américaine tandis qu’elle explore les angoisses de dépossession des privilèges raciaux d’une partie des Blancs à travers la figure littéraire du white trash. Elle en tire le portrait d’un pays fracturé et hanté par son passé, qui ne trouve son souffle que dans l’émergence de mouvements sociaux qui reposent la question de la justice sociale.

Pourriez-vous retracer votre itinéraire et ce qui vous a conduite à vous intéresser aux questions des rapports de race aux États-Unis en partant d’un travail sur les White Trash, thématique de votre thèse ?

Je suis historienne de formation. Agrégée d’histoire, j’ai commencé par enseigner dans le secondaire, notamment dans un lycée technologique de l’Oise. Au moment de faire ma thèse, j’étais très intéressée par ce qui mêlait littérature, histoire et questions sociales. J’ai pensé d’abord travailler sur les idées philosophiques de Jaurès. Remonter aux ferments politiques de la pensée m’intéressait. J’ai donc repris des études de littérature française. Après le 11 septembre 2001, j’ai eu envie d’orienter mes études vers les États-Unis. J’ai suivi le cycle des études américaines de Sciences Po et je me suis intéressée à la littérature américaine. Ce qui faisait pour moi le lien entre histoire et littérature, c’est la façon dont on peut voir la politique derrière les textes. J’ai commencé à travailler sur les white trash dans la littérature, un thème très politique. Le white trash, c’est le Blanc américain si pauvre et si peu intégré à la mythologie nationale du migrant parti de rien que son statut devient inconcevable. Il finit par être identifié à une minorité raciale. Ce qui m’intéressait dans ce travail c’était la façon dont la logique de classe et la logique raciale s’interpénétraient, comment les élites blanches utilisaient le ressentiment des plus pauvres des Blancs contre les Noirs pour diviser les pauvres. Fondamentalement, la société américaine est organisée entre le riche Blanc, le pauvre Blanc et le Noir. Il y a une maïeutique entre ces trois composantes pour maintenir le statu quo et la domination d’une classe très puissante. Pendant ma thèse, j’ai décidé de partir travailler dans le département d’études afro-américaines d’Harvard. Je me suis spécialisée sur la question noire américaine. Comment, dès lors, ne pas aboutir à Martin Luther King ? Au départ, mon projet n’était pas d’écrire une biographie mais de m’intéresser, comme j’avais voulu le faire avec Jaurès, aux idées philosophiques de Martin Luther King et, à ce qui reste méconnu en France et aux États-Unis, ses idées socialistes. Martin Luther King était convaincu qu’il n’y aurait pas d’égalité raciale sans redistribution des richesses et du pouvoir.

Qu’est-ce qui a guidé votre choix de travailler sur Martin Luther King plutôt que sur Malcolm X, par exemple ?

Votre question part d’un présupposé qui m’ennuie : l’opposition entre Martin Luther King et Malcolm X. Ces deux figures ont pourtant progressé dans une forme de symbiose. Martin Luther King a dirigé le mouvement des droits civiques qui a mené au vote de lois majeures contre les discriminations raciales. Malcolm X a eu un rôle historique fondamental en donnant une voix aux pauvres du Nord qui se sentaient exclus d’un mouvement mené par la classe moyenne du Sud… Son but n’était pas l’obtention de nouveaux droits. Il se battait pour une forme de séparatisme, de retrait par rapport à la nation américaine, et non pour l’inclusion dans la nation. Il a contribué à la constitution d’un idéal panafricain avec l’idée que la question nord-américaine était liée à la libération des peuples de couleur partout dans le monde. Ce que pensait également Martin Luther King. Ils ont tous deux laissé l’Amérique noire orpheline ; leur vide n’a jamais été comblé. Avec Martin Luther King, je voulais également comprendre la vie d’un père fondateur de la nation américaine, qui a son jour férié, dont tout le monde se réclame, dont les enfants récitent les discours la main sur le cœur, qui a serré la main du président plusieurs fois, a été dans tous les lieux de pouvoir, a réuni un quart de million de personnes à Washington… et qui pourtant peut être à ce point — pour reprendre une expression intraduisible de Toni Morrison —, misremembered, malmené par la postérité. Comment a-t-on pu oublier était un dissident ? Je ne vois pas d’exemple français de quelqu’un à qui on a à ce point limé les griffes, dont le processus de captation mémorielle a tellement assourdi le message.

Il y a une évolution dans la trajectoire de Martin Luther King. On a l’impression qu’il se marxise, puis croit aux institutions américaines et à la discussion avec le pouvoir blanc, puis se gauchise à nouveau à la fin de sa vie.

Martin Luther King vient du « social gospel  », un christianisme social comparable à celui qu’on a pu connaître en France et en Europe, qui prônait le devoir pour les chrétiens de corriger les excès du capitalisme. Il lit Marx pendant ses études. Même si son athéisme lui pose problème, il a l’impression que « Brother Marx » a compris des choses sur les inégalités ! Et puis il s’est consacré aux droits civiques en partant d’une idée simple : « La loi ne peut pas obliger les Blancs à aimer les Noirs, mais elle peut les empêcher de nous tuer ». Le combat lancé par Rosa Parks et les activistes de Montgomery, oblige le jeune King à se recentrer sur les questions de ségrégation et de droit de vote. La liberté formelle est limitée mais elle est un présupposé indispensable à la liberté réelle. Entre 1945 et 1965, des dizaines de pays dans le monde obtiennent leur indépendance et domine cette croyance folle que par la force des peuples on peut obtenir la liberté et l’égalité. Les militants noirs, dont King est plus le porte-parole que le guide, obtiennent eux aussi une victoire inouïe lorsque sont votées les lois de 1964 et 1965 qui mettent fin à l’Apartheid du sud américain et rétablissent une citoyenneté confisquée. Mais l’encre en est à peine sèche que les premières révoltes éclatent dans les quartiers noirs de Watts en Californie, puis dans toutes les grandes villes du nord entre 1965 et 1968. Les jeunes Noirs insubordonnés expriment leur rage contre un racisme structurel qui s’exprime par la pauvreté, la condamnation au taudis, au chômage et à la violence policière.

« Comment a-t-on pu oublier que Martin Luther King était un dissident ? Je ne vois pas d’exemple français de quelqu’un à qui on a à ce point limé les griffes. »

Martin Luther King comprend alors que la lutte pour les droits doit entrer dans une deuxième phase, la justice économique, et que le paradigme étroit, légaliste, des droits civiques devient un théâtre d’ombres quand la citoyenneté réelle est à ce point torpillée, quand on se fait contrôler quinze fois par jour par la police, quand on est discriminé sur le marché du travail en permanence, sans accès à de bonnes écoles. Cette crise de conscience est avivée par l’émergence à partir de 1966 du Black Power, un mouvement animé par Stokely Carmichael, un ami de Martin Luther King qui a participé à toutes les marches et a grandi avec lui. Carmichael ne veut plus attendre, ni interdire la violence aux Noirs quand les Blancs agissent en toute impunité ; selon lui, il faut arrêter de compter sur les Blancs et construire un mouvement nationaliste, voire séparatiste. Martin Luther King réalise alors que son discours sur la désobéissance civile non violente a perdu son impact. Il a 35 ans et c’est un vieux pour la nouvelle génération. Pour autant, il est lui-même loin d’être consensuel. Il prend position contre la guerre du Vietnam et soutient Mohammed Ali qui affirme : « La guerre du Vietnam, c’est l’homme blanc qui envoie l’homme noir tuer l’homme jaune, je ne veux pas participer à ça ». Par ailleurs, Lyndon Johnson commence à revenir sur ses engagements, il craint de s’aliéner son électorat blanc pour une redistribution massive des richesses dont le pays ne veut pas et que le Congrès ne votera jamais. Une sorte de frilosité se développe parmi les gens de gauche qui pensent que le droit de vote et les quelques mesures d’affirmative action devraient suffire. Pendant ce temps, les banlieues populaires blanches nourrissent un ressentiment croissant contre les Noirs, dont ils pensent qu’ils obtiennent beaucoup trop alors qu’eux sont une majorité véritablement méritante. Ils éliront Richard Nixon en 1968, dans l’espoir de fermer la page de la justice raciale. Martin Luther King défend sa revendication d’égalité. La liberté ce n’est pas la même chose que l’égalité… D’où son dernier combat, une campagne des pauvres gens en avril 1968 (finalement menée de façon posthume), une espèce d’Occupy Wall Street en plus fort, un Podemos multiracial de 1968… Il prépare cette grande campagne des pauvres à Washington et il est assassiné trois semaines avant la manifestation !

C’est ce qui me fascine : il a voulu une forme de nouvelle révolution américaine, où les Indiens précolombiens, les femmes sans assurance santé, les jeunes de la contre-culture antiguerre, le Black Power et les prêtres monteraient sur Washington demander une Economic Bill of Rights for the Disadvantaged, une nouvelle déclaration des droits pour les pauvres avec une réforme fiscale, une création d’emplois publics, une redistribution massive de logements. Autant de mesures qu’on redécouvre chez Bernie Sanders et qui semblent très exotiques mais qui étaient déjà là en 1968 : tant que l’égalité n’est pas concrète, l’Amérique ne serait qu’une potentialité, une virtualité. C’est précisément ce qui la distingue de l’Europe — et ce qui la rend excitante. L’Europe est dans l’héritage, les États-Unis pensent qu’il y a toujours une frontière à conquérir. C’est donc douloureux d’arriver à la fin du mandat de Barack Obama et de se rendre compte que l’égalité reste virtuelle.

Dans la percée de Donald Trump aux primaires américaines, les white trash jouent-ils un rôle important ? Peut-on établir un parallèle avec l’électorat de Marine Le Pen ?

Les white trash n’existent pas : c’est une construction discursive faite de mépris de classe. Il y a beaucoup de mépris pour les Blancs très pauvres et déclassés. Le supporter de Trump perçoit en moyenne 72 000 dollars par an, le double du seuil de pauvreté, c’est la petite classe moyenne, des gens très conscients de la dégradation de leurs conditions de vie, mais qui sont davantage « vulnérables » (socialement et psychologiquement) que pauvres. Après trente ans de néolibéralisme, le top 1 % a vu ses revenus exploser tandis que ceux des familles américaines ont diminué proportionnellement à leur pouvoir d’achat. Même la base conservatrice s’est rendue compte de cette confiscation ; les sondages sur le Tea Party font apparaître que la majorité de leurs partisans sont favorables à plus d’impôts sur les riches. Les Républicains n’ont pas perçu l’explosion des inégalités sociales et le sentiment de plus en fort que ce système de l’entre-soi où il y a toujours moins d’impôts et toujours moins d’État social, la classe moyenne finit par en payer le prix. Pour Trump la seule façon de sauver le système, c’est de redonner à la classe moyenne blanche ce qui l’excite et la fait vibrer : sa préséance raciale, un capital symbolique qui ne coûte rien. Ces gens qui avaient une impression de préséance raciale par rapport aux Noirs et aux Latinos éprouvent actuellement un fort sentiment de déclassement. Toutes les mesures contre le racisme, ou pour la promotion des femmes, nourrissent ce ressentiment. Il faut redonner le sentiment aux Blancs que ce sont eux les victimes. Aux États-Unis, la dialectique raciale est toujours là. Quand vous avez un président noir, une ministre de la justice noire, des chefs d’entreprise noirs et qu’on est soi-même un petit patron blanc du Midwest ou des Appalaches, que le carnet de commande ne se remplit pas, qu’on a trois hypothèques sur la maison pour que son fils aille à l’université, c’est compliqué. Culturellement, il y a un sentiment de dépossession qui est insupportable, que le monde se partage entre ceux qui se donnent la peine et ceux qui ont l’affirmative action, ceux qui y sont arrivés mais « on sait comment »…

« Une sorte de frilosité se développe parmi les gens de gauche qui pensent que le droit de vote et les quelques mesures d’afirmative action devraient suffire. »

Il arrive un moment où il y a une anxiété culturelle et démographique qui fait que le discours républicain traditionnel ne suffit plus. La dialectique entre les riches Blancs, les pauvres Blancs et les Noirs a commencé à dysfonctionner et l’habileté politique de Donald Trump a été de comprendre qu’il fallait sortir de l’entre-soi néolibéral du parti républicain qui dure depuis trente ans et défend toujours moins de redistribution, toujours plus de démantèlement de l’État social. Quand on sait que moins d’État social c’est plus d’inégalité raciale, il n’a pas besoin de s’affirmer comme raciste. Si on ferme un lycée public c’est une atteinte aux droits des minorités. Ce sont les minorités qui fréquentent l’école publique, c’est notoire, il n’y a pas besoin de le dire. Si vous privatisez tout, la domination raciale va se reproduire et s’exacerber mais vous ne le dites pas et ça continue. Il y a aussi une logique démographique. Dans deux trois décennies, les Blancs seront à 50-50 avec les autres minorités ethniques et c’est très angoissant, lorsque l’on se sent déjà glisser économiquement. Bien sûr, cette sécurité sociale et économique des Blancs a toujours été adossée à leur privilège racial, c’est-à-dire à l’impossibilité faite aux autres groupes d’obtenir eux aussi une part des opportunités. « Reprendre son pays » signifie aussi restaurer la domination incontestée et décomplexée des Blancs dans les différents aspects de la vie sociale, politique et économique.

Donald Trump comprend ces réactions et les exploite. À l’inverse des néolibéraux, comme Paul Ryan, il ne prône pas la privatisation hystérique des services publics. Il dit plutôt : « on privatise tout sauf la social security  » c’est-à-dire le système de retraites, qui profite essentiellement aux Blancs de plus de 65 ans car il faut avoir cotisé toute sa vie et les Américains blancs adorent leur système de retraite. C’est cela la racialisation subliminale des politiques sociales telles que déployées par le parti républicain depuis trente ans et que Trump a explicité. Tout le monde comprend. Make America great again, c’est Make America white again.

Dans votre livre La Couleur du marché, vous reprenez d’un point de vue structurel et économique ce lien étroit entre logique raciale et logique de classe. Pourriez-vous expliciter votre démarche ?

L’idéologie néolibérale a naturalisé les inégalités, c’est une nouvelle ruse de l’histoire pour expliquer que l’oppression raciale, maintenant que les Noirs ne sont plus entravés par des barrières légales, est le fait des victimes elles-mêmes. Les richesses sont accaparées par une petite minorité parce que les autres ne se donnent pas la peine. Ce qui compte dans ce pays, comme dirait Donald Trump, c’est le stamina : la force, le courage, l’esprit d’initiative. Petit à petit, l’idéologie « austéritaire » s’est imposée, étayée par l’idée qu’il y a un ordre naturel, l’ordre du marché. Le résultat c’est que les inégalités raciales sont plus fortes que jamais : il y a plus de ségrégation à la fin du mandat d’Obama que dans les années 1960, à la mort de Martin Luther King !

« Pourquoi insister sur la question noire ? Parce que précisément, être pauvre et noir, c’est être pauvre au carré. Il y a une logique d’aliénation et d’oppression qui préexiste à la question de classe. »

Revient alors l’idée de racisme structurel qu’on redécouvre aujourd’hui. Les gens disent : « on ne peut pas dire que c’est du racisme, parce que c’est un policier noir qui a tué un noir ». C’est faux. Un individu peut être à la solde du système qui l’emploie et l’agent des politiques menées. Depuis vingt ans la police est surreprésentée dans les quartiers populaires car elle est soumise à des contraintes de rendement. Ces logiques commerciales font qu’elle va cibler les communautés pauvres pour relever des infractions et récupérer de cette manière des fonds publics qui ont été coupés. Le policier latino ou black envoyé à 2h du matin dans un quartier noir, avec l’idée que les Noirs sont dangereux, est prisonnier d’un système où ses propres convictions ont peu d’importance. S’il tire, il ne sera pas poursuivi. Le Guardian a fait un compte des personnes tuées par la police en 2016 : on est à plusieurs centaines de morts. Aucun policier n’a été mis en prison. Entre un policier blanc et un jeune Noir, même désarmé, même les mains en l’air, le policier s’en sortira. Le système fait que vous n’avez pas intérêt à tirer dans les jambes.

Vous évoquez à plusieurs reprises la dénégation du racisme, le fait que les Blancs sont dans l’illusion de ne pas être racistes. Comment cette illusion se construit-elle ?

Il y a un problème de définition du racisme. C’est pour ça que dans La couleur du marché, j’évoque le « néoracisme ». Il y a le « racisme à la papa », celui de l’inégalité des races, de la stricte séparation entre les gens, pour qui il est normal que l’allocation des richesses soit différente entre les uns et les autres. Personne ne dit plus ça à part quelques militants du Klu Klux Klan. Mais même s’il n’y a plus de pancartes « interdit aux Noirs » sur les magasins, le racisme reste présent. Ce n’est pas l’intention qui définit le racisme mais le résultat d’une politique publique ou d’un comportement individuel. Cela, les Américains ont du mal à le comprendre et ça rend plus difficile l’empathie et plus encore la constitution de ce que voulait Martin Luther King : un grand mouvement social d’inspiration sinon marxiste du moins marxienne ou socialiste. Ce que dit Black Lives Matter, c’est qu’on est dans un système d’oppression capitaliste, où les pauvres quels qu’ils soient souffrent d’une même oppression mais il y a une spécificité. Quels que soient les indicateurs choisis, (santé, éducation, revenu, taux d’incarcération, patrimoine, trajectoires….) les Américains de couleur sont systématiquement moins bien lotis que les Blancs, et ce dans des proportions effarantes. On l’a reproché à Black Lives Matter : pourquoi ne pas vous être appelés All Lives Matter ? Pourquoi insister sur la question noire ? Parce que précisément, être pauvre et noir, c’est être pauvre au carré. Il y a quelque chose d’incompressible, une logique d’aliénation et d’oppression qui préexiste à la question de classe. Et qui est exacerbée par la question de classe. C’est ma première réponse. L’histoire syndicale américaine est très riche, pour un pays qui s’est construit autour de l’idée qu’il était une terre sans classe. La réalité c’est que sans les États-Unis il n’y aurait pas de premier mai. Le premier mai est né à Chicago quand les travailleurs se sont soulevés. Il y a une très longue histoire de la pensée socialiste et alternative aux États-Unis, toujours empreinte de cette question raciale parce que les syndicats étaient blancs.

« On ne se perçoit jamais comme privilégié, surtout lorsqu’on a le sentiment — si souvent erroné — de n’être redevable de personne. »

Le travailleur américain se dit qu’il faut conquérir des lois sociales, mais pas forcément pour les Noirs. L’ouvrier blanc a cette culture, héritée malgré lui, que les souffrances qu’il connaît — délocalisations, patrons prédateurs, Walmart, salaires de misère, absence de droits sociaux et de protection sociale, exploitation absolue de ses enfants par le système universitaire — c’est plus dur pour lui car les Noirs on les aide… Peut-être qu’il a des copains noirs, mais ce n’est pas la question ! La question c’est qu’il considère que son privilège est normal. Et que la perte de son privilège est quelque chose qui le heurte profondément. Je parle dans mon dernier livre du cas d’Abigail Fisher qui a saisi la Cour suprême pour protester contre les mesures de compensation accordées aux minorités à l’université, responsables selon elle du fait que son dossier n’ait pas été retenu par l’Université du Texas. Cette dernière applique une modalité particulière de la procédure d’affirmative action, en acceptant automatiquement les 10 % des élèves les plus brillants des lycées. Seul le tiers de place restant est soumis à la sélection traditionnelle. Comme cette jeune fille n’en fait pas partie, elle soutient publiquement « C’est parce que je suis blanche ! ». On retrouve le thème revanchard de la « discrimination inversée », un autre élément de langage des soutiens de Trump. C’est un raisonnement qui peut sembler complètement délirant mais dans son esprit, elle était discriminée à cause des Noirs et des Latinos. Or en tant que femme, elle bénéficie en réalité considérablement de l’affirmative action  : les femmes blanches sont celles qui en ont le plus tiré profit. On ne se perçoit jamais comme privilégié, surtout lorsqu’on a le sentiment — si souvent erroné — de n’être redevable à personne. Voilà ce que je dis à mes étudiants de Science Po, quand je leur parle de John Rawls et de Michael Sandel : personne ne mérite son propre mérite. Quand on est un jeune garçon blanc d’un milieu favorisé, c’est un privilège évident dont souvent on ne se rend pas compte. Ce déni du racisme vient du fait qu’il a l’air invisible. Et c’est difficile de dire à un ouvrier blanc qui a été licencié qu’il est « privilégié ».

Nous voudrions revenir sur cette question du néo-racisme que vous abordez dans La couleur du marché. Il en ressort que les États-Unis seraient color blind et que le néolibéralisme donnerait l’illusion formelle de l’égalité mais que rien n’aurait changé en réalité. Or il semble qu’il y ait une grande visibilité des problèmes raciaux aux États-Unis : il ne se passe pas une semaine sans qu’un Noir soit tué ou incarcéré pour des raisons illégitimes, de même qu’en France avec l’affaire cet été autour d’Adama Traoré. N’y a-t-il pas le même type de mouvement d’un continent à l’autre, marqués par une nouvelle visibilité ?

Color blindness (l’aveuglement à la race) est une idée ancienne, proche de la neutralité républicaine ; c’est plus récemment l’idée que, depuis le vote des droits civiques, la pratique légale d’un racisme légal est terminée. Par conséquent, on pense qu’aucune école aux États-Unis ne peut plus traiter moins bien les Noirs que les Blancs, qu’aucun juge ne considèrera différemment les Noirs et les Blancs. Comment comprendre alors la pénalisation cinquante fois plus sévère pour la consommation de crack que de cocaïne, sans remarquer que les Noirs consomment du crack et les Blancs de la cocaïne ? C’est quand même étonnant qu’à qualifications égales un Blanc avec un casier judiciaire a plus de chance de trouver du travail qu’un Noir sans casier judiciaire. Que le taux de chômage des Noirs diplômés du supérieur soit aujourd’hui plus élevé que celui des Blancs sans le bac ! L’employeur n’est pas raciste, il ne va jamais dire qu’il ne l’a pas embauché parce que c’est un Noir. C’est ainsi que fonctionne le néoracisme. Par exemple les banques ne sont pas explicitement racistes, elles veulent leur profit et la couleur du profit c’est le vert du dollar. Mais avec la crise des subprimes, on s’est rendu compte que les prêts frauduleux avec des taux de remboursement exorbitants, dont on sait au moment de signer le contrat qu’ils ne seront pas remboursés et, qu’à échéance programmée de six mois l’acheteur rendra la maison, touchaient six fois plus les classes moyennes noires que les blanches.

Dans ce cas comment parler d’une idéologie dominante color blind puisque les quartiers pauvres sont explicitement ciblés ? Le pouvoir est peut-être plus color conscious que vous le dites ? N’assiste-t-on pas à la renaissance d’un racisme décomplexé aux États-Unis, un racisme à l’ancienne, qui revient également en France ?

Bien sûr, il y a quelque chose de très décomplexé lorsque, interrogé par un journaliste sur la cause des émeutes de Ferguson, vous donnez — comme la majorité des Américains interrogés — pour cause principale le comportement problématique des Noirs. Ce Noir désarmé tué par la police de x balles dans la peau avait sans doute quelque chose à se reprocher. C’est une réponse manifestement nourrie des stéréotypes sur la criminalité atavique des Noirs. Ce n’est pas du racisme explicite c’est une culturalisation des inégalités : « s’ils travaillaient à l’école ils auraient des diplômes comme les autres », « s’ils étaient aussi durs à la tâche et aussi fiables ils auraient du travail ». Mais depuis l’élection de Trump, la boîte de Pandore a été rouverte et certains semblent expliciter de la façon la plus tribale leur haine de l’Autre, révélant que les vrais communautaristes, ce sont les Blancs !

Dans le livre sur le Community organizing de Julien Talpin, qui présente une analyse sociale de classe très parallèle à la vôtre, il y a un sentiment optimiste sur la puissance du mouvement, tout en étant critique sur certains points (les salariés, le clientélisme) alors que votre analyse plus macro montre un rouleau compresseur du néolibéralisme qui écrase les mouvements sociaux.

Pas tous, heureusement. Le mouvement des droits civiques a été complètement décimé, notamment parce que le parti démocrate a intégré les plus modérés des Noirs et qu’il faut négocier avec une ligne du parti de plus en plus centriste. Les mouvements radicaux ont de surcroît été décimés par la répression du FBI, la politique urbaine et l’hyperincarcération. Mais là, avec Black Lives Matter, il se passe quelque chose. Si vous lisez le programme de Black Lives Matter, c’est Martin Luther King en 1968 ! Le mouvement lutte contre le capitalisme, demande des réformes structurelles, une redistribution du pouvoir concrète qui passe par un État redistributif keynésien et la lutte contre les inégalités de revenus. On peut d’ailleurs citer le mouvement remarquable pour un salaire minimum à 15 dollars, parti de l’industrie du fast-food, qui est très largement noir et hispanique et qui obtient des avancées réelles au niveau local.

« Aux États-Unis, la question raciale est un obstacle important dès qu’il s’agit de faire converger les luttes, que ce soit dans les syndicats ou dans les associations. »

Ces mouvements sont radicalement démocratiques sur le fond mais également sur la forme. Ils se défient du top down politics, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle élire un président noir va apporter l’égalité raciale. Les activistes savent que ça ne fonctionne pas ainsi et comptent sur la rue pour forcer le progrès. Bernie Sanders a certes réuni 15 millions de voix, financé sa campagne par des millions de donations individuelles, il est parvenu à modifier la plateforme démocrate en y inscrivant le salaire minimum à 15 dollars et le projet qu’une partie de l’université soit publique… Mais qui a fait Bernie Sanders ? Ce sont les mouvements sociaux, les héritiers d’Occupy Wall Street, — il y a aussi la vieille tradition ouvriériste du Vermont. Ce qui a fait sa puissance ce sont les jeunes de vingt-deux ans qui ont milité pour l’environnement dans Black Lives Matter ou Occupy Wall Street et qui pensent que les mouvements sociaux peuvent converger. Ce ne sont pas forcément des Noirs d’ailleurs. Il y a des mouvements qui me fascinent comme les Moral Mondays en Caroline du Nord. Un pasteur, William Barber, une sorte de nouveau Martin Luther King, a décidé depuis 2013 de se réunir avec les gens mécontents des coupes dans les budgets publics. Près d’une centaine d’associations se joignent aux militants noirs, des syndicalistes, des militants pour les droits des femmes, des défenseurs d’une hausse du salaire minimum. Chaque lundi, ils occupent le Capitol. C’est un exemple de ces mouvements qui tentent la convergence des luttes. La difficulté aux États-Unis c’est à quel point la question raciale est l’obstacle dès qu’il s’agit de faire converger les luttes. À chaque fois que les pauvres, les Latinos, etc. ont essayé de s’unir, la question raciale a surgi, que ce soit dans les syndicats ou dans les associations. Mais aujourd’hui il y a la possibilité de tenter quelque chose, peut-être chacun de son côté, avec ses priorités, mais aussi avec des convergences. Un exemple : le salaire minimum. Tous ces mouvements sociaux, de Black Lives Matter aux Moral Monday, aux gens contre Walmart ont compris qu’on ne pouvait plus continuer à exploiter les gens à 7 dollars de l’heure ce qui oblige à avoir deux, trois, quatre emplois alors que le top 0,1 % des plus riches Américains accaparent près de 80 % de la richesse produite depuis la soi-disante « reprise économique ».

Est-ce que vous avez le sentiment que Black Lives Matter réussit à articuler ces deux paramètres que sont la race et la classe, en intégrant la question du genre, des femmes ?

Ce sont des femmes queer qui ont fondé ce mouvement. Black Lives Matter est nourri, et c’est pour ça que j’ai choisi l’analogie avec Angela Davis, par le concept d’intersectionnalité, l’idée que quand on est femme et noire c’est deux fois plus compliqué. Ils y ajoutent la question des sans-papiers, des prisonniers, des LGBTQ et autres damnés de la terre oubliés. Black Lives Matter défend le principe des oppressions qui se surimposent, se mélangent avec la possibilité d’une coalition plus générale, tout en gardant la matrice raciale.

Seulement c’est très compliqué. Si l’on revient sur le mariage gay, incontestablement une grande avancée des droits civiques, les queers ont relevé que la Cour suprême a statué sur la revendication de deux hommes blancs très privilégiés socialement, qui donnaient une image respectable du couple homosexuel qui s’aiment depuis trente ans, dans la norme bourgeoise de la famille, mais qu’en est-il des queer hispaniques incarcérés qui se font violer dans les centres de rétention ? La logique de classe reste présente. Il est plus facile d’être un homosexuel blanc de San Francisco, de travailler dans la Silicon Valley, de pouvoir dire « my partner », que d’être une femme homosexuelle, ou d’être pauvre, sans papier, incarcéré, transgenres ou prostitué-e-s… C’est ce que comprend Black Lives Matter : tant qu’on n’aura pas donné la reconnaissance, pas forcément l’égalité, mais la reconnaissance aux plus humiliés des fragiles, jusqu’à aller dans la caricature, l’handicapé mental transsexuel d’origine pakistanaise incarcéré dans une prison du Sud, tant que celui-là n’aura pas une voix, il nous reste à militer. Ça peut paraître idéaliste mais l’idée de justice n’est-ce pas de considérer que le dernier des oubliés a droit à la parole ? Des progrès considérables ont été fait autour de la question de la reconnaissance des trans, des gays, des queers y compris dans des milieux discriminés, y compris au sein des organisations de défense des minorités. Autant je suis biographe, et forcément un peu hagiographe de Martin Luther King, autant c’est un homme de son époque : les droits civiques sont pour les hommes. Et pourtant les femmes se sont bagarrées pour exister au sein du mouvement, et notamment la première des féministes qui était Coretta King. Toute sa vie elle a voulu participer, militer, mais Martin Luther King l’a maintenue à la maison pour s’occuper de leurs quatre enfants avec toutes les difficultés dues au manque d’argent. Black Lives Matter reprend le combat où il a été laissé dans les années 1960. En amont même des Black Panthers qui étaient un mouvement hyper masculin, presque masculiniste, avec une représentation politique du corps noir dans la rue, un corps en cuir, fort, puissant, avec une arme. Un corps qui s’impose, avec lequel il faut compter. Dans son discours d’inauguration du premier grand musée africain-américain à Washington, Obama a dit qu’il était la preuve de notre contribution à l’histoire du pays. C’est terrible d’avoir à prouver sa contribution au pays et dans un musée en plus. Aujourd’hui, Angela Davis et ses « sœurs » militantes ont cette volonté de reprendre les fondamentaux. Elles ont partie liée avec le salaire minimum, avec les revendications des travailleurs dans les fast food, avec le mouvement pour les détenus, les travailleurs sans papiers, les incarcérés latino surreprésentés dans les prisons privées…

Que pourrait-il se passer en France ? La France est un vieux pays colonial avec une forme de ségrégation de fait, des statistiques sur l’incarcération des jeunes Arabes pas si différentes des jeunes Noirs américains. On aurait donc pu voir émerger un mouvement du même type que ceux qu’on voit aux USA. À votre avis pourquoi ce scénario n’a pas eu lieu ?

La logique coloniale qui est la structure matricielle française est différente de la logique raciale. La France a d’abord été la France avant d’être une puissance coloniale, les États-Unis ont été fondés sur l’oppression raciale, l’esclavagisme, l’extermination des Indiens et le vol de leurs terres. Quand les Pères Fondateurs — ceux qui ont écrit « tous les hommes naissent libres et égaux et sont dotés de droits inaliénables comme la liberté, l’égalité, et la poursuite du bonheur » — sont eux-mêmes des propriétaires d’esclaves, quand vous plantez le drapeau américain sur des terres imbibées du sang des tribus indigènes que vous avez exterminées, toute votre histoire consiste à élaborer un récit qui fasse sens de ça. Et les États-Unis ont fait sens en inventant l’idéologie raciale. La race est une idéologie. On a créé un discours justifiant par l’ordre naturel des choses le fait que l’égalité n’était faite que pour les hommes blancs parce qu’il y a eu l’esclavage. L’histoire des Américains, c’est l’histoire de comment la plus grande nation du monde a pu naître de cette horreur-là. C’est compliqué. Il faut revenir encore et encore sur cette contradiction originelle. Non pas qu’il n’y ait pas sur la guerre d’Algérie, pour revenir à la France, des mécanismes similaires sur la mémoire, le déni — et d’ailleurs les Black Panthers sont partis aider la Révolution algérienne. Mais c’est quand même différent. Il y a eu une révolution, des associations existaient comme la Société des Amis des Noirs, il y avait déjà une prise de conscience. Alors qu’aux États-Unis jusqu’en 1860 — hier dans l’histoire du monde — il n’y avait pas de problème, même si l’essentiel des richesses était fondé sur le coton — et là je parle des deux tiers de la valeur des exportations, soit plus que Wall Street et la Silicon Valley réunis aujourd’hui ! Et ce pays se proclame la première démocratie du monde. Je ne mentionne pas les Indiens qui encore aujourd’hui n’ont pas voix au chapitre. Il n’est qu’à voir le mépris avec lequel leurs terres sacrées sont vandalisées par le pipeline du Dakota du Nord, qui mobilise les activistes depuis des mois. Il a fallu un Bernie Sanders pour aller dans les tribus indiennes alors qu’ils ne votent pas, pour leur dire : « un jour viendra où on reconnaîtra que vous avez été exterminés ».

« Black Lives Matter défend le principe des oppressions qui se surimposent, se mélangent avec la possibilité d’une coalition plus générale, tout en gardant la matrice raciale. »

Les États-Unis sont une nation messianique, ils pensent qu’ils sont un peuple élu mais dans le même temps, la quête de rédemption est lancinante.

Ils se demandent depuis le XVIIe siècle : « est-ce qu’on est coupable, est-ce qu’on a bien fait, sommes-nous justifiés ?, doit-on encore demander pardon, est-ce que ça suffit de demander pardon, qui sont les victimes ? ». Dans le même temps, la reconnaissance des crimes les plus sanglants fait l’objet d’un déni viscéral, le devenir démocratique de ce pays est donc fatalement en suspens. C’est aussi une force extraordinaire, qui rend cette démocratie si vivante : il y aura toujours une femme noire dans un coin qui dira qu’il y a un problème. C’est ce qui fait la particularité de ce pays. L’Inde et le Pakistan ont fait face à des problèmes identitaires, d’autres sont devenus des puissances coloniales mais les États-Unis se sont fondés sur le principe souverain de l’égalité, ont fait la révolution contre la couronne britannique au nom des droits inaliénables de l’individu, tout en écrivant leur déclaration d’indépendance avec le sang des Indiens et des Noirs… C’est un impensé, un impossible et il faut deux cents ans de récit national pour essayer d’en sortir. C’est pénible à mener et quand un Obama arrive on espère enfin la rédemption. On l’appelle ère du postracial, une incantation qui n’a cessé de se révéler mensongère.

Que vous inspire l’élection de Donald Trump ?

C’est un cauchemar d’autant plus effarant qu’il est la créature Frankenstein d’un parti républicain qui, depuis trente ans, entretient la défiance populaire à l’endroit des institutions, instille le ressentiment racial et la haine de la solidarité publique, d’où cette admiration pour un homme d’affaires resquilleur fiscal. Ce parti a défendu ardemment (jusqu’à Mitt Romney) des politiques néolibérales qui ont plongé les classes moyennes blanches dans un état d’insécurité économique et sociale qui a permis l’émergence d’un démagogue. Plus encore, tout en niant les inégalités économiques et la dérive ploutocratique de la démocratie américaine pourtant visible à l’œil nu, les idéologues conservateurs ont exacerbé le complexe obsidional de l’Amérique blanche face aux métamorphoses démographiques qui la promet, à échéance de vingt ans, à devenir minoritaire. Trump a repris la vieille rhétorique nixonienne et reaganienne de l’américanité à ressourcer au puits de l’identité frileuse et de la stigmatisation de ceux qui vous ont indûment pris ce qui vous revient. Le Chinois, le Mexicain, le Musulman ou le Noir sont exclus de cette Amérique qu’il veut rétablir, et ses nominations de représentants de l’ultra-droite font frémir. Je pense beaucoup aux millions d’Américains de couleur qui doivent à nouveau revendiquer une citoyenneté qu’on leur conteste. Je pense à cette phrase de l’essayiste noir James Baldwin, qui s’adressant à son neveu lui écrivait « tu comprendras un jour que ce pays auquel nous prêtons allégeance ne nous prête pas allégeance, à nous ». Et pourtant c’est le nôtre, ajoute-t-il. Je pense également aux travailleurs blancs qui ont sincèrement espéré que par Trump viendrait une amélioration de leur condition et qui vont vite réaliser que ce milliardaire affairiste n’est qu’une incarnation vulgaire d’un néolibéralisme outrancier dont les politiques achèveront de les marginaliser.

Bibliographie

  • Homérique Amérique, Seuil, 2008 ;
  • Poor white trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain, Presses de la Sorbonne, 2011 ;
  • Martin Luther King, une biographie intellectuelle et politique, Seuil, 2015 ;
  • La couleur du marché : racisme et néolibéralisme aux États-Unis, Seuil, 2016.