Vacarme 79 / Cahier

écrire en compagnie entretien avec Tiphaine Samoyault

écrire en compagnie

De Tiphaine Samoyault on aimerait pouvoir transcrire les silences comme on transcrit ses paroles. Pour répondre à nos questions, elle commence d’abord par se taire, comme s’il lui fallait ce silence non pas pour réfléchir, mais plutôt pour accueillir la question, la prendre au sérieux, lui faire de la place, la laisser s’installer, résonner, prendre chair et consistance. Cette hospitalité où l’on prend l’autre, ses questions et ses paroles, au sérieux nous a accompagné.es tout au long de cet entretien. Nous étions venus curieuses d’une vie dans la littérature qui semblait emprunter des chemins entrecroisés, de la traduction de Joyce à la biographie de Barthes, de l’enseignement au journalisme littéraire, de l’essai au récit de soi. Autant que l’écriture, c’est une attention à l’autre extrême, intense à force de scrupule, que nous avons découverte, un désir d’écrire non pas tant pour être soi que pour se laisser emporter par ce que l’on n’est pas, d’éprouver non pas seulement sa peine mais aussi celle des autres, presque comme si l’on en était responsable. Tiphaine Samoyault n’aime pas l’universel vide ; elle aime le monde où l’on danse avec les autres, où comme Molly Bloom, on dit oui pour accueillir, où l’on écrit mais en compagnie.

Pour qui vous lit, pour qui vous connaît, tout chez vous semble passer par l’écriture. L’écriture comme mode d’être ou d’être au monde ?

Je vois l’écriture comme une médiation plutôt que comme un moyen ou un mode d’être. Entre mon corps et les autres, entre mon corps et le monde, il y a l’écriture qui tantôt vous traduit, vous déplace, tantôt vous couvre et vous protège. C’est pour moi une forme de travail manuel, un geste, et c’est la raison pour laquelle j’ai beaucoup écrit sur la main, notamment dans La Main négative, mon essai sur Louise Bourgeois. Il y a encore dix ans, j’aurais parlé, d’une manière un peu plus affirmative, de la nécessité existentielle de l’écriture. Ou bien j’aurais donné des raisons politiques, en invoquant l’exigence de la lenteur et de l’épreuve de la réflexion pour dire quelque chose du monde et pour s’y engager. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus incertaine : tout cela aurait pu passer par d’autres voies. J’assume aussi mieux ce dont j’ai hérité, qui a fait que c’est passé par l’écriture parce que j’avais à ma disposition des livres plus que toute autre chose, même si j’ai besoin aussi des images, du mouvement des images. En tout cas, cette nécessité absolue d’écrire qui m’avait motivée depuis mon enfance, je l’éprouve moins, maintenant qu’elle est accompagnée pour moi d’une résonance sociale ; maintenant que j’ai la possibilité de continuer à le faire. Je ne suis plus dans la sacralisation de l’écriture.

Vous écrivez de la théorie littéraire, vous écrivez des textes littéraires. Mettez-vous ces travaux sur le même plan ? S’agit-il d’écriture au même titre ?

J’ai longtemps cru dans la distinction entre une écriture intransitive et une écriture transitive : une écriture où la parole n’est qu’un moyen, une autre où elle est sa propre fin. Je valorisais la deuxième. Et puis j’ai compris que c’était une illusion. Il y a de grands textes transitifs. Mon travail sur Barthes m’a appris que cette distinction n’a de sens que pour permettre de passer de l’une à l’autre, que l’important n’est pas de ranger des écritures dans des catégories déterminées. Par ailleurs, c’est parce que la littérature nous parle du monde et de nous, parce qu’elle nous révèle des puissances qui sont en nous qu’elle nous intéresse et nous retient. J’ai un usage transitif de la littérature. Quand je lis un poème de Baudelaire, il est pour moi directement branché sur un discours, il devient donc transitif.

Vous répondez en lectrice, notre question portait sur votre pratique d’écrivaine : y a-t-il pour vous des textes de seconde écriture ?

Il y a plutôt des modes différents de rapport au temps. Je distingue entre des écritures lentes et des écritures rapides ; entre des écritures à effet immédiat et des écritures à effet incertain. Dans les deux cas, je cherche à défendre ou à comprendre quelque chose, mais ce n’est pas la même expérience et ce n’est pas non plus la même chose. Tout ce que je n’arrive pas à m’expliquer appelle l’écriture, qui a donc à voir avec la violence, avec le secret, avec la honte ou avec la peur. Quand j’écris un article de journal, je n’ai ni honte ni peur : je passe par un objet, qui m’aide et qui m’accompagne. Cela va beaucoup plus vite que quand j’écris un texte comme Bête de cirque. Parce qu’alors j’écris sans compagnie, j’affronte une difficulté qui suppose un autre rapport au temps, qui me met face à une solitude. Cette solitude peut-être tellement douloureuse qu’il m’arrive de préférer y échapper. Une des violences de l’écriture, c’est de porter l’expérience de la littérature dans son ensemble, tout ce qui a été fait en son nom. On se sent toujours rien du tout.

"Tout ce que je n'arrive pas à expliquer appelle l'écriture, qui a donc à voir avec la violence, avec le secret, avec la honte ou avec la peur."

Si l’expérience de la biographie de Barthes a été bénéfique pour moi, c’est parce que pour la première fois je me suis rendu compte, de manière très vivante, de ce que signifie écrire « en compagnie ». C’était bien davantage que l’aide que j’avais éprouvée auparavant en écrivant sur telle ou telle œuvre, ou sur la littérature en général. Avec Barthes, il y avait quelque chose de physique ; je me réveillais le matin, je retrouvais quelqu’un que j’aimais et ça m’aidait dans l’écriture. Pourtant, j’ai eu besoin du détour de la fiction pour parvenir à écrire ce livre. Pendant très longtemps, je ne réussissais pas à m’y mettre. J’avais accumulé de la documentation. Et puis j’ai écrit le chapitre sur la mort de Barthes qui ouvre le livre : une sorte de fiction dont je ne suis pas responsable, parce que la mort de Barthes est déjà une légende. Passer par cette fiction m’a donné le sentiment concret de traverser un lieu initiatique, une forêt, et d’être ainsi acheminée vers l’écriture. C’était quelque chose d’enfantin, un conte. Et à partir de là, j’ai pu écrire sans plus m’arrêter.

Pourquoi avoir choisi la forme de la biographie ?

La biographie de Barthes est une commande du Seuil. Mais à une commande, on choisit de répondre, positivement ou non. J’ai fait ce que je n’avais jamais fait auparavant : une liste des pour et des contre. Dans les deux colonnes il y avait : « écrire une biographie ». C’était d’ailleurs une raison pour ne pas le faire. Ce n’est pas que je déteste lire les biographies. Mais il y a quelque chose que j’y supporte mal : la fin, ce cheminement vers la fin. À un moment, on arrive inéluctablement à la vieillesse et à la mort, et cela me remplit de chagrin.

On pourrait en dire de même de beaucoup de romans…

Non parce que le roman est essentiellement travaillé par les possibles. La biographie justement les restreint et les défait très vite ; elle réinscrit inéluctablement dans cette impuissance de la vie. Mais avec Barthes, j’étais en un sens protégée de cela parce que lui-même a restreint les possibles : pour des raisons en grande partie sociologiques, il a une vie où les possibles sont très peu nombreux. Commencer par raconter la mort m’a peut-être aussi permis — même si ce n’était pas prémédité — d’échapper à cette inquiétude. Chez lui, les possibles naissent de la pensée et là ils sont innombrables et fascinants. Ils invitent, par réaction, à écrire avec, écrire après.

Vous opposez les promesses des romans à la fatalité de la biographie. Mais vous écrivez dans Bête de cirque : « J’avais cessé aussi d’inventer des personnages de roman, craignant en le faisant de retirer une existence à quelqu’un. » N’y a-t-il pas là une déclaration de défiance à l’égard de la fiction ?

L’écriture de fiction me confronte à plusieurs de mes limites. J’ai beau avoir sans cesse des idées de fiction, quand j’essaie de les mettre en œuvre je me demande qui je suis pour le faire — je trouve cela orgueilleux, ou très bête, l’un n’excluant pas l’autre. Il y a donc toujours en moi cette espèce de personnage métafictionnel qui vient miner l’entreprise : chaque fois que je me suis essayée à la fiction, le résultat était très intellectualisé, obscur d’une certaine manière, parce que je ne savais pas quoi faire avec ce personnage. Autre difficulté : j’ai beau penser, en tant que lectrice, que certaines fictions disent la vérité mieux que n’importe quel document, j’ai le sentiment de ne pas avoir assez d’imagination pour y parvenir ; donc j’ai souvent l’impression de mentir, à moi et aux autres. Maintenant, j’ai l’impression d’avoir trouvé ma forme, dans des sortes d’essais-récits, où je pars de moi, d’un affect à la fois très intime et très général, pour écrire. La fiction traverse cette forme mais ne la constitue pas toute.

C’est important que l’écriture ait à voir avec une vérité ?

Oui, pour moi c’est essentiel, cela va de soi. Tout ce que je sais, même des savoirs pratiques, j’ai l’impression de l’avoir appris dans la littérature, dès les livres pour enfants. Je suis très attachée à cette force de transmission. Les êtres qui m’ont appris des choses, je les vois comme des livres et non pas les livres comme des personnes. Et ce que je cherche en lisant ou en écrivant, c’est de comprendre quelque chose de plus, toujours, plus loin. C’est parce que je me heurte à des murs que j’écris. Cela n’empêche ni la distraction ni l’humour ni la fantaisie.

Il y a donc là pour vous un critère de la valeur d’un livre ?

Oui. J’évalue la littérature à partir de ce critère. J’essaie de le débarrasser de son moralisme, je n’y parviens d’ailleurs pas toujours. Il faut aller au-delà de l’évidence de critères simplement moraux, parce que la force de la littérature, c’est justement à un moment donné de pouvoir révéler une vérité qui ne va pas de soi, de faire bouger les lignes, même celles de la morale. Je sais que mon goût pour les possibles est compliqué à relier à celui de la vérité. J’accepte cette éventuelle contradiction : à chacun de trouver des manières de vivre sans forcément tout concilier.

Ce souci de vérité est-il aussi à l’œuvre dans votre pratique de la traduction ?

Oui et non. La traduction est ce qui permet de mettre du jeu, parce qu’elle est désacralisante : c’est une activité qui empêche d’inscrire une chose à sa place, l’expérience d’un relativisme, qui fait radicalement sortir des oppositions, entre le vrai et le faux, le bon et le mauvais. Non seulement on rend vulnérable l’œuvre qu’on est en train de traduire parce qu’on la met en pièce, mais on rend aussi vulnérable son propre travail, parce qu’on éprouve constamment le caractère temporaire de sa proposition. Il arrive lorsqu’on écrit qu’on se dise « j’aurais écrit ce texte différemment la veille ou le lendemain » ; mais dans la traduction, ce sentiment est constant : il suffit de se remettre à la tâche le jour suivant pour traduire autrement. Il n’y a même pas cet instant de l’écriture que l’on tient pour acquis parce qu’il a eu lieu. D’une certaine manière, ça n’a jamais vraiment lieu, parce qu’on peut toujours le refaire — et d’ailleurs on propose de nouvelles traductions d’un même texte. Et en même temps, c’est cela que j’aime dans la traduction : il s’y pose quelque chose qui est vrai au moment précis où on l’énonce, et qui se fait à travers les langues, dans cette rencontre. Ceci mis à part, je n’aime pas tellement traduire.

Pourtant vous l’avez beaucoup fait.

J’ai répondu à des propositions. Je n’accepte le plus souvent que des textes qui me paraissent très difficiles, comme Joyce ou la poésie américaine ou italienne pour la revue Po&sie. Pas toujours : j’ai traduit l’essai de David Shulman et Charles Malamoud, Ta’ayushn : Journal d’un combat pour la paix, Israël Palestine 2002-2005, pour des raisons politiques, pour que des lecteurs français aient accès à ce texte.

"Les êtres qui m'ont appris des choses, je les vois comme des livres et non pas les livres comme des personnes."

Mais face à un texte difficile, on sait bien qu’on ne produira qu’un résultat provisoire, une vérité partielle ; on voit à l’œuvre un fonctionnement mémoriel ; et on est par là confronté à ce qu’est un texte. D’autres proposeront de nouvelles traductions d’Ulysse de Joyce et j’aurai du chagrin, et en même temps j’ai hâte. C’est pour le coup un sentiment très vivant : quelqu’un prend la place de quelqu’un d’autre dans une chaîne vivante, presque organique.

Pourquoi dire alors que vous n’aimez pas beaucoup traduire ?

Parce qu’il y a aussi quelque chose d’oppressant dans la traduction ; l’activité impose une certaine quantité de mots dans une certaine quantité de temps — et pas seulement pour des raisons économiques. C’est d’ailleurs ce que je n’aime pas non plus comme spectatrice de théâtre : cette disparition de l’étoilement des possibles. Alors bien sûr, dans la pratique de la traduction de textes difficiles, on peut retrouver cette possibilité, ne serait-ce que parce qu’on peut parfois passer cinq heures sur un très petit paragraphe.

Considérez-vous la traduction comme une de ces écritures accompagnées dont vous parliez tout à l’heure ?

C’est plutôt pour moi une expérience de lecture. Cela se rapproche donc davantage de mon activité d’enseignement : une forme de transmission. Il peut arriver que cela relève de l’écriture, mais c’est très ponctuel. Je ferais une exception pour le dernier chapitre d’Ulysse, « Pénélope ». Là, je me suis engagée complètement, j’avais le sentiment de respirer le texte. Comment dire ? C’est comme quelqu’un qui chanterait cinquante fois le même air, et qui tout à coup le chanterait totalement ; comme si quelque chose de l’interprétation devenait création. Pour « Pénélope », je me suis tellement engagée que d’une certaine manière, c’est comme si l’original avait disparu pour moi. Bon, c’est un peu gonflé de dire ça pour Joyce… Depuis, ma traduction a été beaucoup représentée au théâtre, et même si cela peut sembler très orgueilleux, j’ai eu l’impression que les actrices disaient mon texte. Que ce soit un monologue de femme compte évidemment beaucoup…

La traduction précédente, celle d’Auguste Morel et Valéry Larbaud, est une traduction d’homme…

Oui, et cela se voit. Autant je crois que Joyce n’était ni homme ni femme quand il a écrit ce monologue, autant je suis convaincue que ce texte doit être traduit par une femme. Pourquoi ? Je n’ai pas assez d’intelligence pour envisager toutes les conséquences de ce que je viens de dire, mais je sens que c’est vrai. Un écrivain peut échapper à son être social, pas un traducteur. Je ne crois pas du tout à ce que disent de « Pénélope » un certain nombre de lectures gender  : ce texte serait visiblement écrit par un homme. Je crois au contraire qu’on ne voit plus rien, sinon que c’est tout le temps une femme qui parle…

À quoi le voyez-vous ?

Même quand il y a de la certitude, il n’y a pas d’autorité. Elle n’est pas forcément dans la nuance, elle n’est pas tout le temps subtile, mais elle n’est jamais dans le général. Elle a une certaine manière de faire monde autour d’elle, dans sa parole, qui ne la place ni du côté de la loi, ni du côté de la doctrine.

Est-ce qu’on aime d’autant plus un texte qu’on l’a traduit ?

Mais oui. J’allais dire que j’aime d’autant plus ce chapitre d’Ulysse que je le connais mieux, mais c’est idiot : on n’aime pas forcément mieux quand on connaît mieux. Je l’aime mieux parce que ça chante en moi. Souvent, dans la vie quotidienne, tout d’un coup ça me revient, une phrase d’elle.

Du coup, pouvez-vous dire que vous aimez d’autant plus Barthes que vous avez écrit sa biographie ? Ou plutôt : Barthes chante-t-il en vous ?

Il ne chante pas. Mais il sourd en moi, disons… (au sens de la source, pas de la surdité !) Ça a été très riche de comprendre, vraiment, ce qu’il pensait… J’ai cherché à faire la biographie d’une pensée, à dire non seulement comment la pensée vit, mais comment aussi il faut vivre la pensée.

Savez-vous ce que Barthes penserait aujourd’hui ?

Je ne me pose pas vraiment la question. Je peux seulement dire qu’il y a beaucoup de choses que nous vivons encore aujourd’hui que sa pensée pense. Quant à ce qu’il penserait s’il avait vécu, j’imagine que comme beaucoup, il serait devenu un peu conservateur, un peu ringard. Mais ce n’est pas une question : c’est arrêté.

D’une certaine manière, j’ai eu la chance d’avoir à faire à un personnage qui meurt relativement jeune. J’imagine l’épouvante qu’a dû représenter le récit des dernières années de la vie de Levi-Strauss (entre 90 et 102 ans !) pour Emmanuelle Loyer, sa biographe. Je crois aussi que la pensée de Barthes est beaucoup moins prise dans le poids de l’institution que ne l’est celle de Levi-Strauss, et que cela contribue à ce qu’il y a de vivant dans sa pensée aujourd’hui.

Bref, des gens qui ont connu Barthes peuvent supposer qu’il aurait été contre le mariage gay ; Quant à moi, je peux très bien dire l’inverse, parce que pour moi c’est sa pensée qui vit et pas son être. Ne pas l’avoir connu m’a donc donné une très grande liberté. Pour le coup, j’ai pu rejoindre une part de fiction qui ne me faisait pas peur mais dont je sais qu’elle a été puissante dans la construction du personnage. Si beaucoup de ceux qui ont connu Barthes l’ont reconnu dans ma biographie, c’est précisément parce que j’ai fait une fiction. Quand on écrit la biographie de quelqu’un qu’on a connu, quand on ne peut assumer la fiction, alors la plupart des autres contemporains n’y reconnaissent rien.

En quoi s’agit-il d’une fiction ?

Mon idée de Barthes est une forme de recomposition. Je n’ai jamais suivi un séminaire de lui. Je ne l’ai jamais vu, sinon dans les trois ou quatre heures filmées dont on dispose. Et s’il y a énormément de témoignages, ils disent un peu tous la même chose, ça ne suffit pas pour retrouver avec certitude un personnage. Il y a donc une part de fiction dans cette reconstitution à partir de bribes.

Vous évoquiez la réaction de ceux qui ont connu Barthes. Avez-vous eu aussi des témoignages de lecteurs qui avaient eu comme vous ce rapport indirect, un rapport à sa pensée ?

Pour l’écriture, je n’ai interrogé que des contemporains qui sont devenus connus, parfois autant que Barthes lui-même, et qui transmettent donc quelque chose en miroir d’eux-mêmes, parce qu’ils sont eux-mêmes dans la construction de leur propre image. Ceux que la publication m’a permis de rencontrer ont eu des existences socialement plus modestes. J’ai été touchée qu’ils disent retrouver leur Barthes. Dans une librairie, une personne m’a dit publiquement que je l’avais rendu plus humain, parce que pour elle c’était une sorte de dieu… Où que je sois allée pour présenter le livre — à Laval, à Toulouse, à Strasbourg ou dans n’importe quelle ville —, j’ai rencontré des gens qui l’avaient connu. C’est qu’il a fait tellement de cours — et il n’y a rien de plus important pour la postérité immédiate que de donner des cours. Or je n’ai jamais reçu de témoignage négatif à son propos.

"Faire une biographie, ce n'est pas tout d'un coup faire une somme sur quelqu'un, c'est ouvrir la mémoire."

Surtout, on m’a confié des documents, des lettres, des originaux. C’est comme si j’étais devenue dépositaire d’une mémoire. Faire une biographie, ce n’est pas tout d’un coup faire une somme sur quelqu’un, c’est ouvrir la mémoire : la plupart des choses qu’on m’a montrées m’auraient été utiles pour la biographie mais je n’aurais pas pu les avoir avant de l’avoir écrite. C’est un problème : pour pouvoir écrire la mémoire de quelqu’un ou de quelque chose, on a besoin d’éléments qu’on ne peut pas avoir si on ne l’a pas fait déjà. Une biographie n’est donc pas un mausolée. Pour l’édition de poche, j’ai modifié quelques erreurs, mais je me suis gardée de trop intervenir, parce que je me suis dit qu’il fallait garder cette part d’incertitude, en laissant flotter certaines choses intimes.

Deviez-vous quelque chose à Barthes dont vous vous seriez acquittée en écrivant ?

Je ne l’ai pas pensé dans ces termes. Je crois que je lui dois plus aujourd’hui que quand j’ai commencé à écrire. J’avais, plus généralement, une dette à l’égard de la pensée française des années 1960-70 — Foucault, Deleuze, Derrida. Et pourtant, il y a pour moi une singularité de Barthes dans mon apprentissage : il m’a offert ma première expérience d’inclusion dans la pensée abstraite. C’était avec Le Plaisir du texte, qu’une professeure de philosophie nous avait fait lire en terminale. Cette lecture m’a bouleversée parce qu’elle m’a fait comprendre que tous les autres textes de philosophie que je lisais ne m’étaient pas adressés, que je n’y étais pas incluse. C’était presque une perception négative ; mais c’est bien cette lecture qui m’a conduite à faire de la littérature, et pas autre chose. Plus tard, j’ai laissé tomber cette idée, par obéissance à l’institution, mais elle m’est revenue très fortement quand on m’a proposé de faire cette biographie. Je l’ai inscrite dans la colonne des « oui » dont je vous parlais tout à l’heure.

Ce serait cela, la spécificité du discours littéraire ? Une forme singulière d’hospitalité ?

Je n’ai jamais eu de problème d’inclusion avec les textes littéraires. Les romans, j’ai toujours trouvé ça accueillant. La philosophie ne m’était pas hospitalière. C’est encore le cas aujourd’hui. Je supporte de moins en moins le discours généralisant. J’ai été accueillie par Barthes, je l’ai été plus tard par Derrida, même quand il est difficile. Car ce n’est pas une question de difficulté : c’est que dans un texte accueillant, il n’y a pas le clivage masculin/féminin. Oui, je pense qu’on y est mieux accueilli et davantage inclus que par le général ou l’universel.

"Se disperser en différents lieux, c'est penser que dans le contact entre ces différents lieux, quelque chose va advenir."

Question un peu brutale, mais qui n’est pas sans lien avec le désarroi de notre génération : des biographies, est-ce que c’est tout ce qu’on a à faire ? Que permettent-elles d’inventer ?

On peut se poser la question. Mais je considère aujourd’hui un roman comme Bête de cirque et la biographie de Barthes comme deux volets d’une même réflexion. Ce n’était pas prémédité, cela m’a perturbée de constater que ces deux livres se répondaient, de voir se former un tissu, même avec des textes écrits il y a très longtemps. J’y ai compris quelque chose, dont je ne sais pas encore exactement ce que c’est, mais qui va pouvoir se poursuivre autrement : une réflexion sur la place ; ou plutôt sur la non-place, sur ce qu’on nous a transmis et qui nous a été retiré.

Pourquoi est-ce si compliqué pour moi de trouver une énonciation et un énoncé, d’inventer une histoire ? Parce que je pense que pour y parvenir, il faut pouvoir s’ancrer à un moment ou à un autre quelque part. Je n’en suis pas capable — sauf peut-être dans une seule circonstance de ma vie, avec mon fils. Je suis incapable d’avoir une maison, je n’ai jamais été propriétaire de rien. J’aimerais bien, je ne peux pas. Où que j’aille, je suis comme happée par un vide : je ne sais pas regarder depuis ce qui serait une place, je ne peux qu’absorber. J’ai espéré que l’écriture donnerait un ancrage : elle est au moins un lieu où cette position reste acceptable, sans qu’il y ait à s’en justifier. Mais cet ancrage reste très fragile, même s’il rend moins malheureux.

Or en travaillant sur Barthes, j’ai dû réfléchir à quelque chose qui est de l’ordre de la place : à la question de l’héritage, même s’il s’agit de la pensée. J’y ai trouvé un ancrage ponctuel : ce que Barthes appelle le neutre. C’est un peu flottant, mais au moins je peux le nommer, et donner un sens possible à ma parole, à la parole en français. Parce que ça me semble absurde par moment d’écrire en français : pourquoi je suis là et pas ailleurs ? Alors que je suis sans cesse traversée par le monde… Flotter, être aspirée, deux attitudes passives qui indiquent mon incertitude, mais qui motivent aussi mon geste.

Vous parliez des échos et des cohérences insoupçonnées entre vos différents travaux. Or c’est aussi ce que vous faites percevoir chez Barthes : une pensée en mouvement qui excède chaque livre singulier, qui n’en serait qu’une partie émergée… Est-ce ainsi que vous décririez votre œuvre ?

Cette absence de lieu stable qui m’occupe tant m’a conduite à passer pour une « touche-à-tout ». Je suis blessée quand on me renvoie cette image sociale, mais je sais qu’elle a ses raisons. Faute d’ancrage, il faut se résoudre à une sorte d’étalement-étoilement qui est moins une lutte pour occuper le terrain qu’une incapacité à en occuper au moins un. J’en suis convaincue, se disperser en différents lieux, c’est penser que dans le contact entre ces différents lieux, quelque chose va advenir. Je ne suis pas du tout habitée par l’idée de la grande œuvre toujours envisagée, et toujours à venir. J’aime aussi énormément les petites choses ; je ne sais jamais où ça va se loger. D’où mon goût pour l’expérimentation des formes, des types d’écriture, des rapidités, et des lenteurs. J’aime par exemple la commande. Parce que la manière dont on réagit à la commande est quelque chose d’assez mystérieux, parfois très surprenant.

La lecture de vos livres, mais aussi ce que vous exprimez ici, donne un sens très beau au mot modestie. En même temps vous assumez, dans l’institution, qu’elle soit littéraire ou universitaire, une position de pouvoir. Ce pouvoir procède-t-il d’un choix, d’une responsabilité ?

Il y a eu quelque chose comme un piège, dont j’ai pourtant eu très tôt conscience. J’ai passé Normale Sup. pour prouver quelque chose à mon père. Quand j’ai eu le concours, je me suis dit que cela suffisait, au point que j’ai hésité à passer l’agrégation. J’étais déterminée à refuser ce jeu, j’en ai beaucoup parlé autour de moi, tout le monde m’a tenu le même discours : plus tu fais de choses, plus tu auras le choix. J’ai un peu honte d’avoir consenti, alors que je savais que c’était un piège, parce qu’il y a au contraire un moment où on ne peut plus échapper à une machine - l’institution universitaire - qui, même si on essaie de préserver des marges d’action, vous maintient dans une forme de passivité. Plus tard, j’ai retrouvé une espèce de liberté en partant à l’étranger et en y écrivant ma thèse, parce qu’une thèse offre un espace tellement vague qu’on y trouve son compte. Mais ce qui a été déterminant, et qui explique pour une part que j’aie consenti à me laisser piéger, c’est une volonté de ne plus jamais dépendre d’une autorité qui pèserait sur moi. Cela exigeait de lutter, je suis devenue une machine très rapide. J’ai été très vite maître de conférence, puis professeure des universités. La seule manière de me libérer de ce pouvoir dans l’institution, c’était de le prendre. Évidemment, il serait illusoire de croire que ce pouvoir-là n’oblige pas. Il oblige notamment au travers de la langue administrative et de ses normes. Mais il permet aussi de lutter contre l’autorité de l’institution, contre le machisme terrible de l’université, dont je ne crois pas qu’il ait beaucoup bougé, en dépit de la mixité du personnel enseignant.

Quand vous parlez de votre carrière comme d’un piège, comptez-vous l’enseignement proprement dit ?

Non. J’aime bien enseigner. Et en même temps je continue de trouver cela invraisemblable. Chaque fois que je dois donner un cours, je voudrais faire un tout autre métier, échapper à l’abus de cette position d’autorité donnée. Ce rapport entre l’enseignant et les étudiants, je le trouve terrible. Je sais bien qu’on peut l’ouvrir, qu’il peut s’y passer des choses, mais quand cela arrive, je le vis comme un miracle. Je suis incapable de faire une théorie du bon ou du mauvais enseignement. Je veux croire qu’on ne peut être un bon enseignant que si on a envie d’être à la place des étudiants ; mais je n’aimerais pas être à leur place.

Si vous n’aviez pas consenti à passer l’agrégation, qu’auriez-vous fait ?

Je voulais écrire, j’aurais voulu avoir le courage de cesser la comédie sociale. À l’époque, j’étais habitée par l’idée que c’est parce que j’étais une femme que je ne pouvais pas vraiment me l’autoriser. Dans mon entourage, il y avait beaucoup d’hommes qui s’autorisaient… pas moi.

Vous auriez aimé être Barthes, en somme…

Non, car Barthes a beaucoup travaillé pour gagner sa vie. Je jalousais plutôt la figure qu’on appelle « dandy ». Un dandy, c’est quelqu’un qui est dans une posture de gratuité, qui parvient à faire une posture de ce qui est pour lui essentiel (et qui l’était pour moi) — la lecture, l’écriture —, en assumant soit de vivre en étant aidé par d’autres, soit une pauvreté valorisée symboliquement. Cette figure-là a hanté le monde littéraire. Elle est peut-être un peu moins prégnante qu’à l’époque où j’étais étudiante, mais elle ne s’est jamais vraiment ouverte aux femmes.

Parallèlement à votre travail universitaire, il y a aussi votre engagement dans les revues…

J’ai fait partie d’un nombre considérable de comités de rédaction de revues. Il y a des moments où on a cette énergie du collectif. Une revue est un espace utopique, très précieux, qui peut irriguer l’enseignement. Et puis, on peut assister à la vie et à la mort d’une revue — c’est donc l’inverse de l’institution. Les revues m’ont protégée de l’institution. C’est d’ailleurs quand j’ai choisi de m’engager dans une carrière universitaire, dès mes études à Normale Sup., que j’ai écrit à Maurice Nadeau.

Qu’aimiez-vous chez Maurice Nadeau ? Le grand éditeur ?

Non. Maurice Nadeau, c’était le XXe siècle. J’arrivais à la fin, il me donnait le début.

Vous êtes très sévère à l’égard de l’université. Peut-on encore la faire évoluer malgré tout ?

Oui, tout de même ! Par exemple, en faisant des allers-retours constants avec ces espaces fragiles que sont les revues, parmi d’autres laboratoires précaires de travail et d’invention, même s’il est très important qu’ils restent en dehors de l’institution. Ou — et c’est peut-être ce que je fais de mieux — en transportant l’institution hors-les-murs. Certains développements technologiques peuvent aussi être une chance, pourvu qu’on prenne la mesure du changement gigantesque qu’ils vont opérer. Il y a tout de même peu de raisons que dans un siècle, le face-à-face étudiants-professeur perdure, y compris dans l’enseignement secondaire. Il va donc falloir renoncer à pas mal de choses, même si je doute que cela remette profondément en cause les hiérarchies.

J’ai fait il y a quelques années une expérience, le même séminaire dans trois endroits différents : à Paris 3, à Haïti et à Beyrouth. Le sujet du séminaire était « le mot monde ». Or cette expérience a complètement renversé les attentes : en un sens, le lieu où le séminaire a été le plus défamiliarisant, le plus énergique, c’est Paris 3. Sans doute est-ce d’abord parce que c’est à Paris 3 que les participants étaient les plus divers : ils venaient d’un peu partout dans le monde. Cela m’a redonné confiance dans l’idée de faire du lieu où je suis un lieu de production de savoir, c’est-à-dire de relations et de remises en cause. C’était en revanche plus difficile quand le public était homogène, socialement, religieusement, sexuellement : à Port-au-Prince, il n’y avait quasiment que des garçons ; à Beyrouth, quasiment que des filles.

Les expériences d’enseignement que je fais chaque année à Haïti sont fortes, mais c’est aussi parce qu’elles me renvoient à ce que je fais dans mon lieu de rattachement, parce qu’elles me rappellent qu’il peut encore être une force active. Là-bas, la littérature n’est pas marginale. Elle a un prix pour chacun, malgré la violence et la pauvreté. Ce qui rappelle que la littérature a à voir avec la violence et avec la pauvreté.

« Chaque fois que je dois donner un cours, je voudrais faire un tout autre métier, échapper à l'abus de cette position d'autorité donnée. »

Revenons sur l’intitulé de votre séminaire : « le mot monde ». Vous choisissez « le monde » contre « l’universel » ?

L’universel suppose et impose des places : historiquement, l’universel a assigné une place à chacun, c’est-à-dire aussi aux autres. C’est un moment de l’histoire, mais je ne peux plus y souscrire. Quand je lis le mot dans les copies d’étudiants, je le barre. Cette année, le programme de littérature comparée de l’agrégation s’intitule « Formes de l’action poétique : Lorca, Char, Darwich ». Or pour rapprocher des situations aussi incomparables que la Palestine de Darwich, l’Espagne de Lorca ou la Résistance française de Char, la solution de facilité, c’est l’universel. Dès mon premier cours, j’ai prévenu qu’on ne pouvait pas s’en tirer avec une telle pirouette. Et pourtant, dans les textes qui circulent sur ce programme, l’universel revient sans cesse : « La poésie c’est l’universel ». Pour moi c’est exactement l’inverse… Ou plutôt, il faudrait le dire autrement, en pensant la variation infinie des points de contacts avec un vers, un rythme, une image, ce qui crée une sorte de contiguïté étendue.

Dire « le monde », c’est penser avec Édouard Glissant ?

Glissant est central pour moi. Avec lui, on quitte l’équivalence entre monde et universel et on rattache monde et divers. Il y a eu un moment historique où mondial fonctionnait avec universel et avec cosmopolitisme. Ce moment est passé. Monde doit être branché sur d’autres mots. J’emprunte à Glissant la façon dont il s’en sert comme d’un adjectif, comme dans « littérature-monde ». Quand il parle du « Tout-monde », il créolise le français, parce que monde en créole, c’est « les gens ». « Tout moun  » est une expression des plus courantes pour dire « les autres », « la bande », « la fine équipe ». Glissant ne l’invente pas, mais il en joue, parce que « Tout-monde » en français a une résonance autrement plus autoritaire, avec laquelle il ironise.

Comment analysez-vous l’écart entre le sentiment d’une pertinence descriptive du « Tout-monde » pour dire les expériences contemporaines — ce branchement productif sur le divers — et les crispations du monde actuel sur les places et les identités ?

Cela tient en partie, je crois, à une difficulté à renoncer à l’universel, et aux discours qui l’accompagnent. Penser le monde d’aujourd’hui exige de renoncer à énoncer une vérité dont on est persuadé qu’elle vaut pour tous. De ce point de vue, il y a une responsabilité des intellectuels qui profèrent des énoncés — médiatiques, politiques, philosophiques — depuis la conviction qu’on a le droit de parler comme ça. Il faut cesser de penser qu’on sait comment va le monde, qu’on a l’explication de telle ou telle chose, la solution de telle ou telle autre. Pas question d’arrêter de parler, mais d’arrêter d’énoncer. Il y aurait pour nous quelque chose de politique dans le fait d’être tout le temps dans une forme de recherche, quitte à passer par de toutes petites choses. C’est ce que je m’efforce de faire dans mon travail d’écriture, c’est ce que j’apprends quand je traduis Joyce. Chercher une sorte de parole qui soit à mi-chemin entre la sensation et la compréhension ; qui reste accrochée à l’expérience, et donc à une certaine manière de dire je. C’est ce que j’appelle féminiser le discours et la pensée. Qu’il n’y ait pas de malentendu : je ne dis pas que « la femme » est branchée sur l’expérience ; je dis seulement qu’elle ne pourra jamais parler pour tous. C’est une question d’inclusion. Si l’on parle du « meilleur écrivain de sa génération », on inclut les femmes. Mais si on dit : « c’est la meilleure écrivaine de sa génération », alors on ne compte pas les hommes. Il faut défendre cette inclusion partielle comme une chance, comme la seule possibilité aujourd’hui du discours.

Ce discours féminin, n’est-ce pas ce qu’on appelle « littérature » ? Ce qu’on reconnaît comme littéraire ?

Pour une part - parce qu’il y a tout de même des exceptions. Ce que j’appelle « discours féminin » est un discours instable. Et c’est pourquoi dire « discours féminin » n’est pas dire discours écrit par des femmes. Joyce ou Flaubert, c’est du discours féminin : un discours dépourvu de puissance oppressive, un discours qui n’est pas catégorisant ; un discours fondamentalement non autoritaire, et qui ne peut devenir autoritaire que si on décide de lui donner une autorité qu’il n’a pas.

Pouvez-vous rattacher ce discours non-catégorisant dont vous parlez avec « l’excès du roman » qui a donné son titre, en 1999, à votre premier livre théorique ?

Ce sont des idées différentes. J’ai proposé cette notion d’excès après avoir fait ma thèse sur les formes de la totalisation dans l’écriture romanesque. Je n’ai pas publié ma thèse car je ne voulais plus de la totalité ; et je suis passée de totalisation à excès, que j’aimais mieux parce qu’il pouvait renvoyer à des formes de névroses aussi.

L’excès est une forme de résistance à la totalisation ?

C’est la totalisation moins les murs. Ou l’eau sans la baignoire.

Ce n’est donc pas une métaphore de résistance… L’eau qui fuit plutôt que la résistance ?

Je n’ai pas abandonné l’idée de résistance, notamment pour dire cette vigilance à l’égard du langage dont je parlais tout à l’heure. Mais dans le mot « résistance », je vois quand même les murs. L’un des derniers livres de Pierre Bayard s’intitule Aurais-je été résistant ou bourreau ? Je suis hantée par une autre question : aurais-je été résistante ou collabo ? Ce qui m’intéresse, c’est de savoir à quel moment j’aurais été trop faible pour résister. Car la question porte sur la vie dans ce qu’elle a de plus quotidien. Il m’est arrivé de sortir de chez le dentiste en étant convaincue que j’aurais donné mes camarades. Dans toutes les situations de la vie courante, je me projette dans des situations extrêmes — c’est cela aussi, ne pas avoir de place. J’en ai terriblement souffert. En accouchant, en faisant les gestes très communs de la maternité, je devenais toutes les femmes, notamment celles qui étaient dans l’incapacité de faire ce que j’étais en train de faire, et cela me remplissait de chagrin.

"Ce que j'appelle féminiser la pensée, Barthes le nommait homosexualiser la pensée"

Vous parliez des discours non-catégorisants, des discours instables ? Pourquoi avoir choisi d’employer les termes « homosexuel » ou « homosexualité » dans votre biographie de Barthes — ces mots cliniques et, pour le coup, catégorisants ? N’y avait-il pas possibilité de création d’un autre mot, comme vous le faites quand vous traduisez l’épisode des sirènes dans Ulysse ? Est-il certain, d’ailleurs, que Barthes aurait employé ce mot à son propos ? Il allait voir des garçons, pas des homosexuels…

Je suis sensible à votre objection ; c’est vrai que je n’ai pas pensé à chercher un autre mot qu’homosexualité. La seule chose que je puisse dire, c’est que dans son fichier, il y avait une entrée « homosexualité ». Et aussi que ce que j’appelle « féminiser la pensée », Barthes le nommait « homosexualiser la pensée ». Les rares fois où il s’est vraiment confronté à la question de savoir ce que voudrait dire penser le monde, dans des réflexions qui n’ont pas été publiées, c’était pour réfléchir à ce qu’est penser le monde comme homosexuel. En quoi cela infléchit-il les catégories, les discours ? Cette question m’est précieuse. Alors bien sûr, le mot ne rend pas compte du mouvement du désir, il lui manque du jeu. Mais il a été pour Barthes une manière de penser en traversant les différences, en refusant de maintenir les catégories et les croyances à leur place — justement parce qu’il a voulu mettre sa pensée à la hauteur de ce qu’il vivait amoureusement et sexuellement.

En diriez-vous de même de Foucault ?

Non ; et peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles je n’aurais pas écrit une biographie de Foucault. Sa force d’invention est considérable, mais il reste pris dans les catégories de la rationalité et celles des identités sexuelles. Pas Barthes. Il n’y a pas de neutre chez Foucault. Il n’y a pas ce mouvement de dépassement que je trouve chez Barthes. En le lisant, j’ai compris qu’il se sentait franchement neutre - dans son corps, dans sa manière de penser, de vivre les choses. Le neutre n’est pas une abstraction pour lui. Mon hypothèse, ce que je défends, est que cette neutralité passe par une acceptation du féminin ou de ce que j’appelle le féminin.