Vacarme 79 / Cahier

comment perdre une lutte ?

par

comment perdre une lutte ?

Le registre insurrectionnel est sur toutes les lèvres, y compris les moins attendues ces derniers mois de campagne présidentielle, ventriloqué un jour, retourné comme un gant le lendemain. Les pratiques artistiques, muséales et littéraires d’hier et d’aujourd’hui, entre tension discursive, fascination visuelle, ressassement et histoire des luttes, ouvrent-elles la voie vers une insurrection ? Un documentaire, Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot (2015) ; un roman, La Fortune des Rougon, d’Émile Zola (1871) ; une exposition, Soulèvements, de Georges Didi-Huberman (Jeu de Paume, 2016) permettent parmi d’autres travaux d’interroger cet emballement.

Le documentaire Une jeunesse allemande traite du passé cinématographique de la lutte politique dans les années 1970 en Allemagne et, avec lui, de la question de l’efficacité (de son absence et de sa présence) de la violence dans les luttes politiques. Le documentaire traite aussi de l’avenir des luttes depuis ce passé récent jusqu’à notre présent, aujourd’hui sur le terrain du réel. Regarder ce documentaire, sans se laisser séduire par lui, c’est donc tout d’abord accepter de prendre au sérieux l’échec d’une lutte et entendre ce qu’elle peut dire des échecs de nos luttes à nous dans les conditions d’existence qui nous sont imparties. C’est ensuite s’interroger sur le statut des discours insurrectionnels, et des pratiques artistiques, muséales et littéraires qui leur font écho, qui accompagnent tous ces échecs de lutte, afin de tenter d’esquisser le paysage sous tension dans lequel nous vivons. Ce paysage est cruellement écartelé entre des exigences de normes qui façonnent une action politique qui ne gêne personne et une mythologie du soulèvement qui ne s’exerce que sur le terrain des désirs, ou des fantasmes, dans tous les cas, sur le terrain des images ou en récit.

Chaque époque, chaque moment historique s’accompagne de sa violence propre, invente son type de violence propre irréductible à un autre, irréductible à d’autres épisodes situés dans d’autres présents, passés ou futurs, qui seraient, si déplacés, si traités de la sorte, comme collés à notre temps contemporain, en anachronie pure, tout simplement illisibles ou, pire, réduits à une phraséologie engagée, symptomatique d’une appartenance à un camp ou à un courant politique quelconque. Ainsi, de la résurrection envisagée de Pierre Rivière, héros criminel du livre de Foucault : si Pierre Rivière revenait, sans doute, agirait-il autrement, s’il agissait, s’il devait à nouveau agir ? Faucherait-il ainsi les têtes de chou ? Il n’appartient qu’à la politique-fiction, ou encore qu’à l’histoire fiction, de répondre et d’imaginer ce que Pierre Rivière aujourd’hui aurait bien pu inventer pour s’échapper.

En regardant Une jeunesse allemande, à chaque plan, on se dit, en dépit de la fascination de l’auteur du documentaire (fascination visible à chaque plan) pour la beauté plastique et géométrisante de ce noir et blanc, 1970 et insurrectionnel, qu’il nous montre avec grand art, que cette grammaire-là de la violence visuelle, elle aussi, appartient bel et bien au passé et que, of course, si un mouvement étudiant devait se reformer dans ce bon vieux pays qu’est la France, un mouvement aussi radical, aussi discursif et actif qu’il fut en Allemagne à cette époque-là, il prendrait une forme toute autre. Cependant, en sortant de la salle obscure, on se dit bien tout de même qu’il n’y a pas de hasard et que, si documentaire d’archives il y a, on a choisi de le produire dans notre temps présent, à destination et pour notre temps présent : sa création, c’est aussi de situer dans notre actualité cinématographique, actualité politique, cette violence insurrectionnelle et terroriste-là : comme un questionnement sur sa réactualisation possible ? Ainsi les derniers plans du documentaire qui font ressurgir ceux des voix de la bande insurgée de la DFFB ; du cinéma expérimental et insurrectionnel dans lequel, nous dit tout le documentaire, tout le mouvement est né, ou presque : ces voix des seconds couteaux, elles ont échappé, semble-t-on entendre, à la teinture du crime terroriste, et à la répression aveugle et elles sont là pour nous parler directement. Pour nous apostropher ? Ultime plan : une jeune femme distribue des tracts à la sortie de ce qui est peut-être une usine. Est-ce en creux la stratégie des établis, de la veille engagée militante sinon jamais plus insurrectionnelle, ou si peu, le futur de ce 1968 allemand, celui du 1968 français, qui est ainsi suggéré ? Sophie Wahnich répond avec une grande subtilité aux questions qui concernent la transmission d’une mémoire de la Révolution et ce texte que j’écris se veut seulement tracer, comme elle dit, un frayage parmi tant d’autres frayages, au moyen des arts, de cette mémoire de la violence, mémoire historienne, mémoire historique mais aussi mémoire littéraire. Ce frayage qui est le nôtre prendra seulement le problème à l’envers en se demandant non quelle productivité, quel enrichissement les collages du passé au présent sont susceptibles de créer quand il est question de militance et que cette militance croise la question de la violence, mais au contraire en quoi ce qui se passe aujourd’hui dans la réactivation par l’édition des œuvres, par le répertoire théâtral, par le cinéma, est à mes yeux un grand ressassement de notre échec politique à tous, échec à conjuguer au temps présent. Il va de soi qu’en parlant d’échec il est bien clair que c’est d’échec de la lutte dont il est question et qu’en esquisser les contours formels c’est aussi vouloir le circonscrire pour le dépasser.

Tout d’abord, notons, que si Une jeunesse allemande apostrophe à propos de la filiation avec la guerre des images années 70 (guerre des images, pas guerre terroriste), c’est sans doute pour désigner l’inanité actuelle de son théâtre. Et même dans le passé : c’était beau, c’était plastique, mais quelle catastrophe retentissante au bout de toute cette beauté et de toute cette plasticité ! Günther Anders qualifie de théâtre les luttes anti-nucléaires qui ont lieu en Allemagne et il appelle théâtre les luttes qui ne gênent pas parce qu’elles ne font pas peur. Zéro efficience si aucun rapport de force digne de ce nom ne se met en place. Je ne connais personne autour de moi qui aurait souhaité en venir à la lutte armée pour défendre les pilotes d’Air France ou pour obtenir un traitement décent des 6000 migrants qui résistent avec bravoure au concept de « jungle d’État » qui vient d’être inventée par les socialistes qui gouvernent. En même temps, une action militante et politique qui se contente de parer aux insuffisances de l’État dans le Nord ne peut que conforter l’État sans lui faire peur du tout, c’est évident. Éric Fassin, sans parler de peur, l’a très bien formulé. Ce que j’en conclus momentanément ? La militance aujourd’hui est cantonnée, si elle ne veut pas faire preuve de violence, à un théâtre, un théâtre utile certes, mais un théâtre qui, dans le rapport de force, ne joue aucun rôle. Ça s’appelle de l’Agit-prop. Bien sûr, on peut penser qu’il faut réussir à faire de la politique hors de l’instauration des rapports de pouvoir et que cette agit-prop ne serait pas plus nulle qu’une autre. Mais qui dit absence de rapports de pouvoir, dit aussi absence de résistance ou si, demeure peut-être une résistance, mais laquelle ? Et de quel ordre ? Les arts qui s’emparent de la Révolution française sans doute cherchent une réponse à cette question : sur scène, toujours… Aujourd’hui, seule une résistance humaniste, collaborative, collective, agentive, estimable, prévaut : c’est le théâtre de la militance. D’un côté, on ne veut pas de violence parce qu’on pense et on se pense hors de la force et des jeux de pouvoir, mais, de l’autre côté, si on ne veut pas de violence, on reste un théâtre : on ne gêne pas, et tout peut continuer comme ça ad vitam et ça s’appelle l’impuissance. Pour le dire vite, nous sommes vraiment coincés. Un bel exemple de lutte théâtralisante qui a conduit à un échec retentissant et qui était pourtant très inventive et très belle : Sauvons la Recherche et le mouvement des universités. On a fait tout ce qu’on a pu en termes d’action (sans arracher jamais un pavé, normal, c’était pas une lutte d’étudiants, c’était une lutte d’enseignants) et on a obtenu en termes de résultats politiques institutionnels : rien. Même si on a pu entendre, ça et là, que c’était une bonne lutte parce qu’elle avait créé du lien. Du lien, oui. Beaucoup de trahisons, aussi. Et pourtant quel répertoire de formes inventives de lutte ! Du théâtre qui se passe au théâtre, donc, Révolution française ou non. Une jeunesse allemande tente en sa chute de bricoler une filiation de la sortie de la violence terroriste à l’invention d’une nouvelle militance : mais on voit bien que l’interdit consensuel absolu qui touche aujourd’hui la violence politique de rue, ou même la violence syndicale, est en réalité et en dépit ce que suggère la chute du film, véritablement l’avenir contemporain du militantisme dur des années 70 dans nos pays. Et c’est pourquoi, en toute légitimité, le gouvernement Valls a pu matraquer sans grandes émotions publiques ce que le vocabulaire policier appelle les JV — les Jeunes Violents — qui, en retour, se sont organisés pour se défendre et contre-attaquer : lunettes de piscine et tout le reste. Le printemps dernier, printemps 2016, a été très significatif à ce sujet autour de la lutte contre la loi El Khomri. L’État d’urgence pour cause d’attentat terroriste servant de cadre institutionnel, très légitimiste, pour matraquer du manifestant : voilà comment on achève une histoire.

Très frappant de constater qu’à une réunion du Pérou, un collectif d’architectes et d’anthropologues qui agissait à Calais après d’autres chantiers variés, on entende que le plus grand danger qui puisse exister au sein de la new jungle de Calais, c’est la « guerre civile », « l’implosion » (pour reprendre les termes exacts qui ont été prononcés) : très bien, on comprend, mais que reste-t-il alors aux 6 000 sous-citoyens si la révolte leur est refusée ? Il nous reste à les féliciter de s’organiser avec tant de génie et d’inventivité dans la pénurie (avec une admiration particulière pour les Soudanais, devenus autonomes en eau potable désormais, paraît-il, et aux Afghans, durs en affaires mais aussi excellents entrepreneurs : discours entendus à la réunion) en ayant préalablement, avec prudence, écarté diligemment toute possibilité de rébellion et d’insurrection qui ne viserait qu’à aggraver la situation sanitaire. Et puis, de toutes les manières, serait-ce notre rôle de défendre pour d’autres que nous l’insurrection, la révolte ? On pressent quand même qu’en politique les choses ne se passent pas tout à fait comme ça.

Voie 2

Dans le paysage, on croise aussi la formule poétique qui consiste à ne conserver de la violence et d’une de ses formes particularisantes qu’est l’insurrection, que ce qui peut se décanter en discours, en registres de langues, en tonalité, en poétique militante discursive ou lyrique. Si l’insurrection qui vient est juste affaire de tribune, on sait bien qu’elle ne viendra jamais. Ça s’appelle, ici présent, un petit théâtre de la parole pour lequel nous avons beaucoup d’affection et d’estime mais qui, on le voit bien, ne peut résoudre en rien la disparition du rapport de force digne de ce nom à toutes luttes qui se voudraient un peu efficaces. Sans doute est-il difficile d’exister face à un gouvernement de gauche Canada dry comme le nôtre : parce que la forme, ça joue beaucoup, et demeure, en dépit de tout, « la forme socialiste », quoiqu’on en dise : j’ai entendu dire que dans le Nord, on avait voté quand même socialiste même si on savait à quel degré de corruption et de népotisme crapuleux certains éléments un peu systémisés de la Fédération socialiste du Nord étaient arrivés : parce que tout sauf le FN. À défaut de la substance, reste la vêture, oui, ou… le costume. Avouons que la question du rapport de force, cette fois institutionnalisé par les élections et le débat démocratique dans le pays, ça ne peut pas marcher fort à partir du moment où on est obligé de voter pour des clowns socialistes pour éviter les gros méchants loups FN : du petit beurre pour le gouvernement, cela dit. Autre impasse. Demeure alors dans cette voie 2, la parole, les manifestes, les enquêtes, le dévoilement des affaires : tout ce qui peut exercer une violence politique par la parole, violence, au sens de « faire violence » pour infléchir une politique ? Oui, il faut que tout le monde continue de faire son travail : il y a ainsi beaucoup de revues, des media de presse, qui travaillent dur pour dire le vrai et qui, sauf exception, ont vraiment une toute toute petite audience. Il y a aussi pas mal de revues qui s’habillent de vêtures iconoclastes, subversives, rebelles mais qui, en réalité, sont seulement pop : pop politique parfois mais juste pop. Pas punk, pop.

Mais il existe aussi une mémoire insurrectionnelle littéraire active qui transmet, par l’écriture et par le récit, quelque chose des révoltes qui ont eu lieu autrefois : il n’y a pas que la Révolution française ou la bande à Meinhof, il y a aussi l’insurrection du 2 décembre 1851 qui s’est opposée au Coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte (la fameuse qui provoqua l’exil d’Hugo sur son île). Pour preuve ? Le roman La Fortune des Rougon, premier roman du cycle des Rougon-Macquart a été au programme, non de l’Insurrection mais de l’Agrégation. Stupeur et tremblements. En écho au printemps arabe et à ses échecs successifs (Lybie, Syrie, Égypte) et antérieurs (Algérie), La Fortune des Rougon qui raconte la « marche héroïque » d’une bande d’insurgés dans le sud de la France a été lue l’année dernière par quantité d’étudiants en Lettres dans toute la France. Ont-ils fait le lien avec la situation présente ? Méditent-ils de concert avec Zola à ce que c’est que la littérature, qu’écrire des romans, une fois que l’on a pris acte que le combat a été vraiment, vraiment perdu de chez perdu et que s’ensuivent ensuite vingt ans de despotisme et de dictature avec un Sissi bonapartiste redoutable ? Ont-ils entendu des cours qui font le lien ? Ou est-ce seulement d’Histoire dont il a été question dans leurs cours ? Nous faisons l’hypothèse que ceux qui ont concocté le programme d’Agrégation ne sont pas des militants insurrectionnels, certes, mais qu’ils ont proposé en citoyens éclairés de lire le roman comme une proposition de réflexion éclairée sur le despotisme, la façon de le combattre, sur la place de la violence en politique justement : notre sujet.

En raison de généraux inexpérimentés et d’un acharnement anti-républicain et profiteux (les opportunistes bonapartistes qui allient amour du capital et amour de la sécurité), la colonne insurrectionnelle tombe sous les coups des vainqueurs. C’est un roman sur l’échec, qui déplore cet échec mais n’en condamne pas moins — sans élire de cibles spécifiquement à condamner, excepté le méchant Antoine Macquart qui incarne le mauvais peuple séditieux, revanchard, et alcoolique, cela va de soi — le propre même de l’enthousiasme inhérent à l’insurrection qui s’allie très souvent à la possibilité du crime, ce crime qu’une action guerrière peut toujours contenir en elle, aussi conforme soit-elle au droit de la guerre, aussi juste soit-elle dans ses mobiles et dans ses intentions : c’est le sang qui baigne les mains de Silvère, ce jeune insurgé naïf et enthousiaste qui se grise tout à coup et porte un coup. Péché. Il en mourra, victime d’une exécution arbitraire qui fut documentée en son temps par un historien militant, républicain et que Zola a choisi pour matrice documentaire de son œuvre. On pense très vite, là, aux armes blanches qu’utilisent actuellement les Palestiniens en Israël (là, nous sommes fin octobre 2015) avec un côté un peu Daech mais aussi un peu résistance PC après rupture de l’axe, et on se dit que pour en venir là, c’est que… et en même temps on ne se voit pas s’identifier, d’une manière ou d’une autre, à de tels actes, ce n’est pas possible, non, tout en comprenant la situation d’injustice absolue qui peut pousser des citoyens ordinaires à s’improviser de tels aléatoires criminels. D’autant plus que le pas, ici, de l’insurrection au terrorisme est franchi. La lutte, c’est Silvère dans La Fortune des Rougon. Silvère arme son fusil. Il porte un coup. Il ne tue même pas, il ne fait que crever l’œil d’un gendarme… pourtant, ce coup qu’il porte en idéaliste désespéré, le disqualifie de l’histoire.

Ce roman de Zola n’est pas la justification de l’échec de l’insurrection, ni même sa proclamation, mais le constat, disons non indigné, de son impuissance de feu. Notre hymne, donc. Tour de force de Zola : faire l’histoire du point de vue des vaincus, sympathiser avec eux mais surtout promouvoir poétiquement surtout un paysage insurgé magnifique (grandes pages de prose romanesque) plutôt que s’emparer réellement dans le champ politique concret de la forme « insurrection » et de la problématiser. Zola croit en la marche de l’histoire vers le progrès et à l’avènement naturel de la démocratie alors pourquoi s’embêterait-il à penser rigoureusement la poésie insurrectionnelle dans le champ du réel ?

Mais Zola, ce n’est tout de même pas toute cette littérature de gauche actuelle qui reprend le souffle (mais en le réduisant, le souffle d’une toute petite souris, vraiment) de la lutte militante pour en faire de l’ornementation romanesque : romans de Cusset, de Vuillard, et tutti. En littérature, pas qu’en théâtre, l’insurrection et la révolution sont décidément à la mode. Et dans l’art aussi ! Une exposition comme celle qui a pour nom Soulèvements au Jeu de Paume et qui est organisée par Georges Didi-Huberman à cet automne 2016, reprend au compte du présent cette fascination zolienne pour le paysage insurrectionnel en le déclinant, cette fois, méthodiquement, en gestes et en images, autant d’entrées esthétiques et iconographiques sur le terrain de la violence insurrectionnelle. Seulement, à la différence de Zola, cette déclinaison s’accompagne d’une forte puissance de déshistoricisation : quand se substitue à l’histoire des luttes une grammaire des luttes à vocation post-structurale, sans doute l’écueil est trop gros pour être évité. Heureusement, Jacques Rancière, dans un des textes d’ouverture au catalogue de l’exposition rappelle clairement que les images ne soulèvent pas, jamais. La beauté des images insurrectionnelles n’a jamais conduit à s’insurger même si elles contiennent en latence des traces de désirs d’insurrections qui entrent en nous. Mais, difficile, vraiment, de transformer en objet politique la fascination que les archives visuelles de l’insurrection exercent à bas bruit : et d’ailleurs, il n’est pas étonnant que nous parlions d’archives, de même que Zola, en quelque sorte, a lui aussi travaillé sur des archives pour écrire son roman. Une jeunesse allemande n’est également qu’un film d’archives. Je ne dis pas que l’archive insurrectionnelle soit entièrement dépourvue de puissance symbolique mais ce collage du passé au présent qui s’opère à travers elles est manifestement entièrement déconnectée du champ de l’action présente. Nous nageons désormais dans la caverne des récits, des images et films d’insurrection sans trouver la lucarne, le soupirail, qui nous conduirait non pas vers l’idéal de la forme résistante mais vers le terrain de sa transformation active et efficace en rapport de force adéquat sur le terrain du réel. C’est très clair, de Zola jusqu’à Soulèvements, il y a un gain romanesque ou un gain esthétique, une sorte de fascination à peindre l’insurrection qui ne paye pas du tout, mais alors du tout, sa dette envers le politique. C’est très contemporain, ça, vous ne trouvez pas ?

Et il faut aussi vite passer sur la poétique de la révolution qui envahit la titraille à droite : la révolution de Macron, la révolution de Luc Ferry. En bla-bla réactionnaire, l’insurrection tournée en révolution est aussi à la mode : signe le plus clair que la forme insurrectionnelle sert à mettre en crise les styles davantage que les perspectives politiques, désormais. Une sorte de régime d’intensité conférée à tous ces textes conservateurs par des politiques éditoriales qui ont senti le vent de l’époque tourner et s’appuie donc à des fins mercantiles à renverser au crédit d’une pensée immobile les impasses du cadre politique présent ainsi que toutes les impuissances à les formaliser qui les caractérisent. On ne met plus le feu qu’en tête de gondoles.

De Zola jusqu'à Soulèvements, il y a une sorte de fascination à peindre l'insurrection qui ne paye pas du tout sa dette envers le politique.

Donc, il semblerait que le déplacement du cadre de normalité qui prévaut à toute réflexion politique sur le rapport de pouvoir aujourd’hui, et sur la violence qui lui est inhérente dans le champ politique, ne date pas d’hier et surtout qu’elle envahit le présent en le colonisant depuis une collection infinie d’extérieurs dépolitiqués : extérieurs esthétiques et romanesques, extérieurs réactionnaires, extérieurs archivistiques et nostalgiques. Comme si, à mesure que le champ du réel se rétrécissait, la fabrique des discours et des images insurrectionnelles s’emballait, totalement détachée d’une réflexion concrète sur les moyens de lutte. Le fantasme plutôt que l’acte, la nostalgie plutôt que l’avenir, donc. Notons que dans Une jeunesse allemande, il est reproché à la jeunesse allemande de faire le jeu du nazisme, et plus largement du fascisme, en menant telle qu’elle le fait ses actions militantes : il règne bien une terreur habermassienne au-dessus du champ politique qui, en érigeant en criterium absolu du bon politique la formalisation du débat démocratique dans les institutions ou dans des manifestations très encadrées, empêche, disons, toute improvisation qui ferait que quelque chose, vraiment, dans ce pays, en Allemagne hier, en France aujourd’hui, pourrait advenir : comme avec Syrisa en Grèce, comme avec Podemos en Espagne. Et la série des attentats terroristes qui vient de toucher ou peut-être touche encore le pays renforce cette terreur habermassienne. Ceci explique sans doute l’inflation de l’insurrection comme petite mythologie désactivée du présent. À défaut de tempête possible, tout le monde tente tant bien que mal de surfer sur la vague, voilà ce qui se passe : que ce soit dans le théâtre de la militance, seul terrain d’action possible face à tous les pouvoirs en place, ou au théâtre tout court ou encore dans les musées.

Sans tomber dans l’ontologie bredouillante de l’Événement, disons qu’un discours pourrait sûrement à nouveau, peut-être, constituer un événement insurrectionnel, subversif… L’alternance réelle des époques, après tout, ça existe,… Oui, cela a existé, mais pour ça, il faudrait réussir à exploser cette normalisation de la parole, ce régime normé des discours, qui fait qu’aujourd’hui un PDG peut suggérer de mettre des syndicalistes en prison, remettre à la mode le travail des enfants, paternaliser des grévistes en proposant juste de les former davantage aux problèmes du grand capital internationalisé, tout ça pour interrompre des luttes, tandis que la parole des syndicalistes qui ont molesté deux de ses sbires, elle, est taxée d’inaudibilité, semble-t-il à jamais. Et que la vidéo de Juniac, PDG d’Air France, s’adressant à ses pairs tourne sur les réseaux sociaux pour être la cible de ces réseaux sociaux ne change rien à l’affaire. Cette vidéo, elle, on l’entend, on la voit. Et si cette normalisation explosait, on peut aussi imaginer que ce discours ne viendrait pas seul, qu’il serait une forme parmi d’autres de résistance, multiple, imprévisible. Alors, seulement, les unes et les autres redonneraient leur sens politique aux archives, aux romans, aux discours, les lesteraient enfin d’une épaisseur concrète en leur faisant quitter les scènes de théâtre, quel qu’il soit. Mais pour que tout cela advienne, il faut du travail, beaucoup de travail. Il faut repenser les échelles. Les échelles des luttes aux rêves et aux discours. Les échelles des œuvres aux mouvements de résistance. Les échelles des passés aux avenirs. Des images au réel.