Vacarme 80 / Cahier

L’Algérie à Cologne : un emballement français

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Après les agressions de la nuit du Nouvel An à Cologne, l’écrivain franco-algérien Kamel Daoud a écrit plusieurs articles dans la presse internationale qui ont provoqué une polémique de grande ampleur en France. Une affaire est née, impliquant l’écrivain, des éditorialistes, mais aussi des universitaires et des politiques, avec pour thème principal l’Islam et son essentialisation, la « panique identitaire » suscitée par ce dernier, et pour enjeu le poids des paroles, leur lieu de provenance — université, médias, Afrique du Nord, Europe… L’article qui suit a été écrit à froid par l’une des protagonistes de cette « affaire ». Il propose un retour critique sur la controverse et le contexte dans lequel elle s’est développée. Il invite aussi à repenser ce qu’engage pour ses acteurs une polémique, en terme de responsabilité politique dans un contexte donné, et le poids de leurs paroles. Une version plus courte de cette analyse est parue en avril 2017 dans l’ouvrage Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales coordonné par Laurence de Cock et Régis Meyran (Éd. du Croquant).

L’« affaire Kamel Daoud », en février 2016, a pris le monde entier par surprise… La stupeur suscitée par les événements de Cologne, par les agressions à caractère sexuel subies par des centaines de femmes au cours de la nuit de la Saint-Sylvestre, cette stupeur s’est subitement transformée en une polémique, en apparence plus théorique, autour de la question de l’essentialisation des cultures et, entre toutes, de l’Islam, posé comme culture et religion. [1] Si toute la presse internationale a fait écho à cette affaire, c’est principalement en France, ainsi qu’en Algérie, qu’elle a déchaîné les plus vives passions, passions contradictoires en Algérie, exprimant des positions complexes et multiples, mais passions beaucoup plus univoques en France, où tout l’espace des grands médias a pris majoritairement fait et cause pour le journaliste-écrivain — faisant peu d’échos, d’ailleurs, aux dissonances algériennes, y compris féministes. [2] Rarement un intellectuel a reçu en France un soutien si massif et véhément pour un seul texte, article journalistique de surcroît, « Cologne, lieu de fantasmes », et les quelques positionnements critiques admis à se faire entendre, dans ce chorus des grands médias français, ont valu force injures à leurs auteurs. [3] Pourquoi, dans ce moment, une telle unanimité de la scène médiatique et politique, qui culmine en une censure littéralement d’État, lorsque le Premier ministre français en personne condamne les dix-neuf universitaires coupables d’avoir critiqué Daoud, prend fait et cause dans ce qui aurait pu n’être qu’une controverse intellectuelle parmi tant d’autres, parmi toutes celles auxquelles donnent lieu les dizaines de tribunes publiées chaque mois dans la grande presse ? [4]

Pourquoi donc une affaire d’État ? Que révèle-t-elle dans sa véhémence inouïe ? Comment expliquer un pareil embrasement du débat civique, au-delà des clivages droite-gauche conventionnels, dans une clameur qui n’appelait au fond aucune réponse et se suffisait à elle-même ?

Sans prétendre ici élucider sur le fond, en tant que partie prenante de la controverse, tous les aspects de cette affaire, y compris la question compliquée de l’articulation entre ce qu’est la position d’un intellectuel critique en Algérie, et ce qu’elle est ou devient en France ou ailleurs dans le monde, je voudrais essayer de comprendre, rétrospectivement, ce que signifiait cette mobilisation vent debout en France en faveur de Kamel Daoud, dans le contexte du début de l’année 2016. [5] Les cosignataires de la tribune qui le critiquait, ont objectivement vécu cette mobilisation hostile comme une forme d’hystérie collective, tant il était manifeste que, sans disqualifier celle-ci par principe, les réactions violentes que suscitait leur positionnement contre-intuitif, non orthodoxe, procédaient en grande part d’un délire au sens littéral : déplacements et projections de contextes, textes non lus, torsions des faits et des propos, identités fantasmées des dits universitaires… [6] Le débat, si l’on peut parler de débat dans une situation d’intimidation et d’invectives, avait certainement sa rationalité, mais laquelle ?

pourquoi Cologne ?

En premier lieu, l’affaire de Cologne elle-même présente une forme de stylisation, de caricature d’une situation sociale concrètement impensable, si l’on y réfléchit. Des femmes allemandes ou « blanches » ont été sexuellement agressées, mais aussi dépouillées, volées, par des « Nord-Africains » (décliné depuis en “Nafris”), selon l’expression alors employée par la police allemande, ou des « Arabes »… Cette réalité incontestable, même si on en mesure encore mal l’ampleur, ne devrait pas se penser sans interrogation sur la présence simultanée (impuissante ?) d’hommes allemands, et de femmes réfugiées, tous absents pourtant du débat. [7] Des agressions en groupe contre des femmes sont avérées (avec une échelle incertaine et que la justice échoue encore à prouver dans ses proportions), mais nul ne peut imaginer une situation sociale où il n’y aurait en présence et en confrontation que des femmes occidentales et des hommes étrangers. Ce schématisme descriptif appelait a priori une grande prudence, or c’est exactement l’inverse qui s’est produit. À l’épure, le « Touche pas à la femme blanche » illustré par ce couple victimes-agresseurs est venu corroborer une racialisation croissante de l’approche des faits sociaux. En France, il venait en écho et en contre-écho au lexique de plus en plus racialisé d’une contestation de la fiction de l’égalité républicaine.

La défense, dans ce contexte, de la femme blanche paradoxalement « racisée » par l’agression est donc une réponse, à point nommé, immédiatement opposée à l’ensemble des « racisé-E-s » s’exprimant dans le débat civique et elle déclenche un consensus immédiat dans une classe politique et médiatique française qui s’alarme, non pas, et avec quelque motif, des seules thèses du parti des indigènes de la République (PIR), mais de l’émergence, plus généralement, d’une jeunesse postcoloniale. Celle-ci, en effet, est en train de s’emparer de manière inédite de la parole publique. L’épisode encore tout récent en France de Wiam Berhouma, conspuée parce que proche du PIR, qui avait invité Alain Finkielkraut à se taire sur un plateau de télévision, le 21 janvier 2016, a provoqué un choc de conscience dans les milieux médiatiques et politiques français et, déjà, l’amorce d’une polémique. Cologne serait donc une racisation à l’envers, en retour.

La pertinence d’un terme commence à faire polémique : « islamophobie », état de « peur » de l’islam, que l’on oppose à la démarche plus ouverte et libre d’une « critique légitime de l’islam ».

Cologne, en second lieu, fournit au même moment une réponse instantanée, fulgurante, à une question explosive, dans une situation de grande tension. À la question, en effet, de savoir si, comme le revendique Kamel Daoud, une observation vécue de la frustration sexuelle en Algérie permet une expertise générale sur l’islam et sur les musulmans présents le soir du Nouvel An à Cologne, la réponse donnée est « oui », massivement — même si l’on ne sait si ces derniers étaient tous musulmans ou ont agi en tant que tels, avinés qu’ils étaient selon divers témoignages… Que la « misère sexuelle », s’il faut admettre ce concept discutable, ait à voir avec la crise du logement, par exemple, ou, par corrélation, avec le chômage en Algérie, n’est pas une hypothèse… [8] Daoud « vit là-bas », il sait de quoi il parle. Ce là-bas algérien vaut comme équivalent, pour le citer, de toutes les « terres d’Allah » ou « Terres à Turbans ». [9] Une définition aussi caricaturale de la culture, amalgamant arabe, immigré, réfugié, musulman, islamiste (homogène du Maroc à l’Indonésie ?) n’aurait sans doute pas été endossée aussi facilement dans un autre contexte. [10] Les nombreux journalistes et essayistes français qui ont, sur le moment, adhéré publiquement à cette généralisation outrancière, passablement antinomique d’une observation de terrain, sont pour certains des gens estimables et honnêtes, mais que l’on a vus emportés par la force d’un courant idéologique, d’un souffle nouveau face à l’islam. [11]

En effet, la société française vit une tension inédite après les attentats de novembre 2015. Le malaise de ses intellectuels et de l’opinion en général vis-à-vis de la religion musulmane est une réalité de longue date et qui s’ancre dans une longue histoire, pour partie tacite et oubliée. [12] Mais le débat autour de l’islamisme devient de plus en plus ouvertement un débat sur l’islam lui-même. La pertinence d’un terme commence à faire polémique : « islamophobie », état de « peur » de l’islam, que l’on oppose à la démarche plus ouverte et libre d’une « critique légitime de l’islam ». Après les attentats de janvier 2015, la grande manifestation pour « Charlie » avait permis une communion symbolique de la nation endeuillée, à peine troublée par quelques oppositions au mot d’ordre : « Je suis Charlie ». En novembre 2015, cette communion n’est plus autorisée. Les manifestations sont interdites en raison de l’état d’urgence. Celui-ci commence certes à être contesté, tout comme l’efficacité des politiques sécuritaires, mais un régime de la peur s’installe et le traumatisme des attentats est d’autant plus fort qu’ils ont ciblé des lieux de loisir de la jeunesse.

Or, c’est une peur nouvelle qui se fait jour parce que les terroristes eux-mêmes sont des jeunes musulmans, semblables à beaucoup d’autres, et sans profil particulièrement identifiable avant leur passage à l’acte. Un maître mot s’impose dès lors, celui de « radicalisation », dans l’idée que n’importe quel jeune musulman pourrait, du jour au lendemain, se révéler être un dangereux terroriste. Le principe d’une pathologie de l’islam en tant que tel se substitue ainsi à celui d’une pathologie islamiste ou encore jihadiste. Le mot d’ordre « pas d’amalgame » se fait plus rare dans ce moment, et la politique du gouvernement, en la personne de Manuel Valls, est clairement d’appeler à une réforme de l’islam, en tentant de s’appuyer sur des intellectuels musulmans réputés progressistes et réformistes.

Ce glissement explique aussi pourquoi les « universitaires » sont tout aussi officiellement marginalisés sur ce plan, voire congédiés par le Premier ministre — à l’exception notable de Gilles Kepel, par exemple, qui tient exactement le discours attendu. [13] Le déplacement du débat politique général sur un terrain sécuritaire, militaire et identitaire figure de toute façon une aubaine pour le gouvernement français et une stratégie payante face à l’échec global des politiques sociales et économiques. L’initiative de François Hollande pour la déchéance de nationalité des binationaux, annoncée sous le coup des attentats de novembre 2015, ne cible en principe que les terroristes ou complices d’actes terroristes, mais son intention anti-républicaine est manifeste. Ce projet établit en clair que certaines citoyennetés sont conditionnelles et révocables, les musulmans étant visés au premier chef : citoyens sous condition, Français de second rang…

Insensiblement, la France a dépassé, en effet, toute problématique de l’intégration, le terme n’étant presque plus mentionné dans le discours public. Des Français musulmans sont bel et bien en posture citoyenne dans la sphère publique, l’enjeu de l’heure étant pour eux de faire vivre l’égalité promise par les termes du contrat républicain. Alors comment extirper l’islam du corps national dans ces conditions ? Par la culturalisation de l’appartenance républicaine et donc l’adhésion à la lecture essentialiste de Kamel Daoud qui rabat l’Algérie sur la Syrie, l’arabité sur l’islam, le migrant sur l’immigré et rend le tout inassimilable, sauf conditions :

« L’accueil du réfugié, du demandeur d’asile qui fuit l’organisation État islamique ou les guerres récentes pêche en Occident par une surdose de naïveté : on voit, dans le réfugié, son statut, pas sa culture ; il est la victime qui recueille la projection de l’Occidental ou son sentiment de devoir humaniste ou de culpabilité. On voit le survivant et on oublie que le réfugié vient d’un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme. (…) Le réfugié est-il donc « sauvage » ? Non. Juste différent, et il ne suffit pas d’accueillir en donnant des papiers et un foyer collectif pour s’acquitter. Il faut offrir l’asile au corps mais aussi convaincre l’âme de changer. » [14]

Or, une brèche s’était ouverte, un élan solidaire s’esquissait en France. En sens inverse de cette intolérance politique, l’afflux massif de réfugiés fuyant Daesh et la guerre était venu relancer, avec des accents nouveaux, une problématique de l’intégration et de l’assimilation. À rebours d’une mobilisation désormais explicite contre l’islam lui-même, enjoint de se réformer, un mouvement tout au contraire intégrateur s’esquisse dans l’opinion, autour de la figure de sans-papier ou du réfugié, et il se fait jour un devoir de solidarité nouveau face à l’exode massif de réfugiés en majorité musulmans. L’Allemagne, comme on le sait, accueille plus d’un million de ces exilés, majoritairement Syriens ; les autorités municipales et fédérales, ainsi que de larges composantes de la population allemande leur font bon accueil. Cette vague de « migrants » risquant leur vie en mer ou lors d’un long périple terrestre provoque symétriquement des réactions d’intolérance particulièrement violentes et abruptes dans certains pays de l’Union européenne, mais elle suscite en France, il y a lieu de le souligner, un mouvement compassionnel assez inédit. Il est vrai que les images de cet exode ont donné à voir, dans ce moment, des familles de classes moyennes, le plus souvent avec des enfants et des femmes ; une émigration de gens qui nous ressemblent, en quelque sorte, et la mort du petit Aylan en septembre 2015 est un tournant vers la compassion solidaire.

Cette question embarrasse au plus haut point le gouvernement français, réticent à s’engager dans une politique d’accueil massive de ces réfugiés, quand, de manière providentielle, à l’orée de l’année 2016, les événements de Cologne changent instantanément cette donne politique et résolvent le dilemme gouvernemental français. Dans un coup de tonnerre, ils vont permettre d’éteindre toute contradiction et de démontrer, s’il en était besoin, que les musulmans sont inassimilables et que toute compassion envers les réfugiés est coupable. De manière inespérée, un homme est venu clamer cette vérité. Un homme dont la stature morale est incontestable, dont la renommée est mondiale, vient dire, dans plusieurs médias internationaux, et avant même que la police allemande ait rendu les premiers résultats de son enquête à Cologne, que les réfugiés sont très certainement responsables de ces crimes parce qu’ils sont pris dans un « piège culturel » et que l’islam est une religion qui a un problème avec les femmes, qui les tue et qui les nie… [15] Est-il islamophobe, quelque discussion que puisse susciter ce terme ? [16] L’islamophobie est de toute façon un dispositif institutionnel et idéologique qui ne réclame pas nécessairement une adhésion personnelle. [17] Daoud revendique pour lui-même, dans certains entretiens, le droit de ne pas se définir : « Je suis algérien et pas arabe. Je suis humain et j’ai le droit d’être musulman ou pas ». [18] Ce droit légitime, il ne le reconnaît visiblement pas aux Arabes de Cologne, et peu de réactions à cette tribune se soucient, en outre, de la situation d’urgence et de précarité des hommes qu’il vouait ainsi à la vindicte publique. L’extrême-droite allemande est connue pour mettre facilement le feu à des foyers d’immigrés, mais qu’importe. Le débat culturel primait.

On a rejoué la scène de janvier 2015 sur notre dos, sans souci de notre propos, et sur fond de censure imaginaire.

Le délire médiatique de l’affaire commence par le déni de cette situation concrète d’urgence. Il nous a été reproché d’avoir invité Daoud à se taire, ce qui est absolument faux et relève d’une invention. [19] La contamination de l’affaire Berhouma-Finkielkraut est ici manifeste, de même qu’est manifeste le trope de la censure et de la défense de la liberté d’expression qui s’est déployé en force après l’attentat de Charlie Hebdo. On a donc rejoué la scène de janvier 2015 sur notre dos, sans souci de notre propos, et sur fond de censure imaginaire, car c’est bien notre liberté d’expression qui a été muselée par la fermeture des grands médias à notre parole et par la prise de position du Premier ministre en personne, et non celle de Daoud. Daoud lui-même, d’ailleurs, a déclaré et redit, sur le moment et après, qu’il y avait malentendu quant à l’accusation contre nous formulée, que nous l’aurions contraint à se retirer du journalisme. Il affirme et réaffirme que cette décision (à laquelle il renonce par ailleurs), il l’avait prise de longue date pour se consacrer à sa carrière de romancier, se disant usé par vingt ans de journalisme :

« Il se trouve que cette décision, prévue pour fin mars, a été précipitée par “l’affaire Cologne”. J’ai alors écrit que je quittais le journalisme sous peu. Et ce fut encore un malentendu : certains ont cru à une débandade, d’autres ont jubilé sur ma “faiblesse” devant la critique venue du Paris absolu et cela m’a fait sourire : si, pendant des années, j’ai soutenu ma liberté face à tous, ce n’est pas devant 19 universitaires que j’allais céder ! Le malentendu était amusant ou révélateur mais aussi tragique : il est dénonciateur de nos délires. » [20]

Mais la machine s’est déjà emballée. Les accusations pleuvent sur nous : « horde d’inquisiteurs », « ayatollahs de la pensée », « fatwa laïque »… Aurait-on parlé d’oukase face à un journaliste russe contesté pour un écrit ? [21] C’est une façon troublante d’indigéniser et d’islamiser Daoud tout en le victimisant. La confessionnalisation des invectives est hautement révélatrice. Denis Olivennes déclare qu’il ne saurait y avoir de « blasphème intellectuel » et même Edwy Plenel évoque les « excommunicateurs » de Kamel Daoud.

Une autre dimension délirante de ces réactions est de nous décrire uniment, face à l’intellectuel algérien, comme des universitaires « français ». Ce point seul révèle que les journalistes ou politiques qui s’expriment alors sur notre compte n’ont généralement même pas lu le texte dont ils parlent ou en ont ignoré les signatures. Une lecture plus attentive les aurait pourtant informés qu’il y a parmi les signataires des universitaires et journalistes exerçant aux États-Unis, en Australie, en Afrique du Sud, en Italie, en Grande-Bretagne, en Suisse, en Algérie, en Tunisie, et pas seulement en France… — dans une palette de nationalités tout aussi diverse, incluant aussi un Libanais, une Iranienne, un Algérien etc. [22] Même les intellectuels états-uniens Paul Berman et Michaël Walzer, qui publient une défense de Daoud dans Tabletmag. Jewish Arts and Culture (texte rapidement traduit dans Le Monde) parlent de « 19 professeurs en France » sans prendre la peine de voir que la moitié des signataires sont leurs collègues aux États-Unis et ailleurs dans le monde anglophone.

Ce schéma des universitaires « français » arrogants face à l’ex-colonisé est donc tout simplement un fantasme. Quant à l’idée qui en découle qu’il serait raciste de s’en prendre depuis la France à un Algérien, elle est raciste, paternaliste, et donne une piètre idée de la façon dont les intellectuels de ce pays pensent le monde. Daoud avait lui même publié son texte en Italie, en Suisse et en France en dernier lieu ; il a publié un texte similaire sur la « Colognisation du monde » dans Tunisie Focus et dans La cause Littéraire et encore un texte voisin dans Le Point, ainsi qu’une autre tribune sur la misère sexuelle des Arabes dans le New York Times… Il est un intellectuel mondial et nous nous sommes adressés à lui comme tel, dans l’assurance bien comprise que sa seule stature dépassait en tout état de cause le crédit moral d’une vingtaine d’universitaires dont personne n’avait entendu parler, comme on nous l’a aimablement et justement renvoyé. [23]

Le lexique des insultes fut riche et l’on pourrait développer le motif de ces terrasses germanopratines et parisiennes où l’on nous accuse de siroter notre café ou verre de vin (au choix) pendant que l’écrivain risque sa vie.

Mais le nœud identitaire est bien ce qui assoit la réception de cette affaire. Sur la base de sa légitimité identitaire (« il en est », « il sait de quoi il parle », « il vit “là-bas” »), posture revendiquée au premier chef par Daoud lui-même, personne, parmi ses défenseurs acharnés, ne s’est avisé que, symétriquement, certains des cosignataires de la tribune pouvaient également avoir une compétence identitaire, « de l’intérieur », pour s’adresser à lui, le critiquer ou évoquer la question de l’islam. Il est déjà paradoxal que, dans la France républicaine, des républicains fervents en viennent à invoquer l’argument d’une compétence identitaire, « en être » ; il est encore plus révélateur que celui à qui l’on prête cette compétence indigène est structurellement assigné à être « ailleurs », « là-bas », et non pas en France. Néanmoins, plusieurs d’entre nous, cosignataires, s’ils faisaient valoir leurs origines par le même processus légitimant, pourraient aussi brandir une compétence biographique, et non pas seulement scientifique, à dire ce qu’est le monde arabe, ou l’islam, ou l’Algérie , ayant eux-mêmes ou elles-mêmes « eu le pied sur la braise », comme l’exprime entre autres Malika Boussouf… [24] Nul, parmi nos contradicteurs, n’en avait cure. À peine a-t-on remarqué qu’il y avait parmi nous des femmes (dix femmes, neuf hommes). Jean-Paul Brighelli ajoute alors au torrent d’insultes une injure sexiste particulièrement mal venue dans un contexte relatif à des agressions sexuelles : « Un quarteron de féministes en mal de mâles ou d’idées intelligentes, de sociologues en dérive et délire et d’intellectuels auto-proclamés, donc de gauche, a fini par demander la peau de Kamel Daoud, coupable d’avoir dit la vérité sur les viols à la chaîne commis dans toute l’Europe (et pas seulement à Cologne pour la Saint-Sylvestre) par des migrants orientaux ou des immigrés nord-africains. Des vérités d’évidence, mais qui contreviennent à la règle de silence imposée aux médias et à l’opinion par la mauvaise conscience occidentale. » [25]

Le lexique des insultes fut riche tout au long de cet épisode tempétueux et l’on pourrait développer par exemple, de manière intéressante, le motif de ces terrasses germanopratines et parisiennes où l’on nous accuse de siroter notre café ou verre de vin (au choix) pendant que l’écrivain risque sa vie. Le thème en est déroulé au premier chef par Daoud lui-même et il est étrange, quand on se rappelle à quel point la terrasse parisienne est devenue au contraire un lieu martyr en novembre 2015, et a même été culturalisée et érigée en mode de vie français par excellence — à l’initiative notamment d’Anne Hidalgo. [26] Kamel Daoud, par ailleurs, visité à Oran par Raphaëlle Bacqué, commence par lui dire qu’il ne peut plus boire une bière sans qu’on veuille la lui offrir, ce qui l’abonne à ces mêmes terrasses plus certainement que les universitaires supposément désinvoltes ou planqués. [27] Un autre couac est celui de Fawzia Zouari qui, pour nous conspuer, évoque le « discours un peu dreyfusard de la gauche », avant de se faire furieusement reprendre par Natacha Polony. [28] Ainsi que le résume Kaoutar Harchi, c’est « la droite intellectuelle médiatique française » qui apporte le soutien le plus véhément à l’auteur. [29] Mais par delà les clivages politiques, une dynamique d’ensemble foudroyante mobilise les médias.

pourquoi Daoud ?

De notre point de vue de lecteurs (internationaux) du Monde, la réponse est simple. Les textes hostiles à l’islam sont légion. Pourquoi réagir à ce texte de Kamel Daoud plutôt qu’à quantité d’autres écrits, faibles ou mal informés, ou encore outrageusement de mauvaise foi ? Ils ne manquent pas. Pourquoi n’avoir pas signé une tribune contre Soumission de Houellebecq, par exemple ? La situation de Daoud n’est aucunement celle de Houellebecq ou Rushdie, romanciers auxquels il est abondamment comparé. En effet, ils ne se sont pas exprimés sur des situations humaines concrètes comme celle de Cologne. Et lorsque Houellebecq insulte M. Valls et F. Hollande, dans le Corriere della Serra, après les attentats de novembre 2015, il s’exprime en citoyen, non en expert ou journaliste. [30] Sur Cologne, n’en déplaise à Benjamin Stora, par exemple, Daoud s’exprime comme journaliste, non comme romancier, et c’est bien comme tel, comme professionnel du journalisme, qu’il reçoit le prix Lagardère du journaliste de l’année le 14 février 2016. [31] L’argument exprimé également par Olivier Roy ou encore Ghaleb Bencheikh, selon lequel un écrivain peut écrire ce qu’il veut, ne fait pas sens dès lors que l’on parle aussi d’un journaliste professionnel qui a vingt ans de métier et qui s’exprime au même moment, sur le même thème, dans sept journaux différents au moins. [32] Et quand bien même la tribune sur « les fantasmes de Cologne » serait recevable comme un texte de romancier, dès lors que ce texte met en jeu d’autres vies que celle de son auteur, dès lors qu’il compromet ou précarise d’autres existences que la sienne, existences en suspens pour la communauté politique tout entière, c’est un droit et, à mon sens, un devoir que d’y répondre. Quant à la thèse de Daoud qui suggère en tout musulman un violeur en puissance, elle n’est pas une fiction, et il devrait suffire de penser aux femmes violées de Bosnie, par exemple, pour en percevoir l’indécence — puisque l’Europe occidentale est, quant à elle, absoute de tout égarement sexiste… Dire cela n’est pas nier le patriarcat islamique et sa force oppressive, mais même de cela l’islam n’a pas le triste privilège.

Comment en est-on venu à prendre à la lettre de pareils clichés, lesquels peuvent avoir une pertinence d’alerte, de provocation, sur le mode tout à fait légitime, estimable et nécessaire du billet d’humeur, que pratique habituellement Daoud, mais certes pas une pertinence analytique ? Quelle sera la suite, dans ce registre des vérités profondes enfin dévoilées ? Une culture du vol chez les Arabes, puisque plus de la moitié des inculpations de Cologne sont relatives à des vols ? La virilité des Noirs, après l’obsession sexuelle des Arabes ? Quant à l’idée de cultures occidentales et orientales radicalement antinomiques, que l’on pense simplement, pour la démentir, au flux des hommes et des femmes de toutes générations qui vivent dans un va-et-vient constant entre le Sud de la Méditerranée et l’Europe, ou encore le Canada et les États-Unis. L’Algérie n’échappe pas à cette oscillation…

Ce que nous avons redouté, et qui a motivé notre engagement contre cette tribune sur Cologne, c’était une faillite éthique absolue, où tous les repères moraux et politiques d’un État de droit se brouilleraient dans une haine indistincte de l’islam et des musulmans.

Mais du point de vue de ceux qui considèrent comme salutaire et libératrice la thèse de Daoud, louant son courage, il aurait énoncé une vérité que nous, « idiots utiles de l’islamisme », « tout ce que la gauche compte de bien-pensants bas de plafond » aurions voulu celer… [33] Nous aurions cherché à le faire taire par peur de l’extrême-droite ? Si peur il y eut, ce fut assurément, et avec un sentiment d’urgence, pour l’intégrité physique des réfugiés, en butte à la violence de Pegida, notamment. Mais il n’y avait rien à cacher. En effet, c’est de longue date que l’extrême-droite française a découvert les écrits de Daoud et s’en repait. Quelqu’un qui publie des textes intitulés « En quoi les musulmans sont-ils utiles à l’humanité » (septembre 2012) ou « À quoi servent les Musulmans ? » (octobre 2012) sait très bien à quoi s’attendre sur ce plan et se sait nécessairement compilé par tous les sites et blogs de l’extrême-droite. [34] Il en est de même pour Boualem Sansal ou Fawzia Zouari, laquelle a publié en 2014 un texte où elle déclare sa honte d’être née Arabe ; texte régulièrement relayé par divers blogs et sites d’extrême-droite… [35]

Ce que nous avons redouté, et qui a motivé notre engagement contre cette tribune sur Cologne, c’était une faillite éthique absolue, où tous les repères moraux et politiques d’un État de droit se brouilleraient dans une haine indistincte de l’islam et des musulmans, sous l’autorité et la stature du grand romancier Kamel Daoud, figure morale prescriptrice. Le principe de ne pas accuser sans preuves, le principe de bannir la punition collective n’empêchait aucune clairvoyance quant au fait qu’il y a sans aucun doute parmi les réfugiés, non seulement des voleurs et des violeurs, comme dans toute population, mais des tortionnaires probables et des assassins, comme en toute situation de guerre… [36] Pas d’angélisme ni de relativisme… Mais nous a-t-on demandé de préciser notre position ? Nous avions tort sur tous les tableaux : Daoud est-il romancier ? Chroniqueur ? Journaliste ? Expert ? On lui prête au moins trois identités discursives : celle de l’écrivain, celle du journaliste, celle du témoin. Quoi qu’il dise, il dit le vrai en tout cas, car il dit ce qui est attendu par une large partie de son public européen. Dans une perspective huntingtonienne, il reproduit à l’infini la rhétorique du choc des cultures et du bloc de l’Occident face au « Sud », ce même placage culturaliste que comme historiens, chercheurs en sciences sociales, nous ne cessons de démentir à l’épreuve des sources historiques et des faits sociaux. Les soixante jeunes Maghrébins inculpés à Cologne, y compris pour vol, délinquants et peut-être mafieux, valent-ils pour l’ensemble des musulmans ? Sont-ils les islamistes décrits par Daoud, ces jeunes hommes avinés ? Ont-ils seulement une voix ? Leur a-t-on donné la parole ? Au droit de circuler, au cosmopolitisme de bon aloi de l’intellectuel du Sud s’opposerait l’enfermement culturel de ces jeunes Algériens ou Maghrébins : pas sortables… [37] C’est un clivage générationnel et de classe qu’il faudrait au fond analyser.

Mais plus c’est simple, mieux ça passe. Et si la beauté obscure du style enveloppe le tout, le message convaincra d’autant mieux qu’il est allusif. [38] De là à voir Daoud érigé en « expert » par François Hesbourg, par exemple… Cette hypothèse était imprévisible. Tout talent littéraire mis à part, Pierre Marcelle ou Luc Le Vaillant sont-ils des « experts » de la société française ou, par exact parallèle, de « l’Occident » ? Le rabattement de l’auteur sur son identité est redoutable et Daoud à cet égard est conscient du piège mais aussi de ses bénéfices. [39]

Kamel Daoud n’en a pas moins raison sur un point crucial : la femme est un nœud gordien, mais c’est le nœud gordien de toute construction d’une altérité, ce rapport à « l’Autre » qu’il invoque constamment. Toute altérité représentée passe par une différence affirmée des rapports de genre, mais pas seulement du monde arabe ou de l’islam, comme il l’affirme. La question de « la Femme » est bien centrale dans ces processus de confrontation culturalisés. De là à avaliser une différence radicale du rapport aux femmes en « Occident » et en « Orient », nombre de féministes se sont chargées de lui rappeler que son idéalisation du statut des femmes en Occident était illusoire et factice. [40] Cette affaire a donc joué comme un révélateur au sein du féminisme occidental, puisque soudainement la cause des femmes était brandie y compris par les intellectuels européens les plus sexistes et les plus réactionnaires. [41] Si la mise en cause du droit à l’avortement en Pologne, qui commence à être débattue à ce moment, n’émeut guère en France, quelques scandales de pédophilie catholiques ou de harcèlement sexuel dans les milieux politiques français, plus retentissants, ne vont pas mieux contrebalancer les certitudes. [42] Mise au pied du mur par Nicolas Truong, Élisabeth Badinter refuse expressément, de toute façon, d’assumer un « deux poids, deux mesures » et de rééquilibrer ce procès où l’islam est le seul inculpé. [43] Elle ne voit pas davantage que si nous critiquons le culturalisme de Daoud, ce n’est évidemment pas pour défendre, comme elle croit le lire avec d’autres, un quelconque relativisme culturel.

Mais pourquoi Daoud ? Dans des circonstances cathartiques post-attentats, le débat public français aurait pu se satisfaire du recours à bien d’autres intellectuels labellisés musulmans. [44] Ils sont de plus en plus nombreux à porter un discours formaté sur la réforme indispensable de l’islam — généralement dans l’ignorance entretenue de toutes les exégèses effectives en cours. [45] Certains, comme la journaliste et romancière Fawzia Zouari, saisissent l’aubaine et relancent leur carrière littéraire et médiatique à l’occasion de l’affaire Daoud, endossant la posture élitiste de la résistance à leur propre culture tout en se réclamant de ladite culture. D’autres intellectuels, à l’inverse, sollicités ou instrumentalisés dans le débat, ont le courage de réagir et de dénoncer cette manipulation. Wassyla Tamzali, ainsi, qui affirme pourtant de longue date des positions féministes laïques combatives, allant jusqu’à récuser la laïcité ouverte de Jean-Louis Bianco, refuse de se prêter au jeu et de parler contre l’islam et l’Algérie au nom du féminisme, explicitant des pressions médiatiques en France sur sa parole. [46]

En réalité, si Daoud maintient une position à part et de tête dans ce panthéon des intellectuels arabes ou musulmans jugés progressistes depuis l’Europe, c’est parce qu’il apporte au contexte français un complément d’identité irremplaçable et singulier qui rend aussi sa parole imparable.

une position irremplaçable

Kamel Daoud est intouchable parce qu’il a reçu une menace d’un salafiste dans son pays et se voit ajouté à la liste des écrivains menacés que la France des Lumières se fait fort de récompenser, incarnant une mission historique, à défaut de toujours leur accorder l’asile. Écrivains et journalistes plutôt que chercheurs, puisque le sort de Giulio Regeni, jeune chercheur italien de 25 ans, torturé à mort au Caire, selon toute vraisemblance par la police, le 25 janvier 2016, jour anniversaire de la Révolution égyptienne, alors qu’il enquêtait sur les syndicats, n’a suscité aucune émotion et mobilisation dans les mêmes milieux politiques et de presse… Il est vrai que le gouvernement français soutient le régime égyptien. La vie des réfugiés quant à elle s’inscrit dans une logique du nombre. Mettre en cause l’accueil d’un migrant, bloqué en Hongrie ou en Grèce, c’est aussi appeler sur lui la mort possible, mais ces réalités seraient incommensurables : toutes les vies ne se valent pas. Or toutes les vies nous sont chères, celle de Daoud comme celle du réfugié « lambda », comme il l’appelle. Il faut malheureusement rappeler que les menaces publiques deviennent de plus en plus fréquentes au Maghreb et dans le monde arabe, qu’elles concernent des universitaires, des artistes ou même, récemment, une actrice, au Maroc… Le problème qu’elles soulèvent est au premier chef celui d’un État de droit, quel que soit le degré de dangerosité de la menace, verbale ou physique. Or, pour le cas de l’imam salafiste, personnage par ailleurs coutumier des provocations, qui a menacé Daoud sur les réseaux sociaux en appelant les autorités algériennes à le condamner à mort, l’opinion algérienne a fait bloc dans l’indignation et, quelque image dégradée que l’on en ait en France, un État de droit algérien a fonctionné ; Hamadache a bien été traduit en justice. [47] Mais l’idée même d’une justice algérienne suscite l’incrédulité en France. Il s’avère une surdétermination coloniale, qu’on le veuille ou non, à cette situation de l’écrivain menacé chez lui et qu’il faudrait protéger, en France, au nom de Voltaire et des Lumières. Ce paradigme protecteur est un piège pour Daoud lui-même.

Kamel Daoud publie des textes critiques sur sa propre société depuis de longues années, des chroniques renommées, avec une très grande liberté et un style alerte inimitable. Tout le monde en prend pour son grade : le président, le régime, les élites, le petit peuple algérien et, bien sûr, les islamistes.

Kamel Daoud, en effet, en tant que journaliste du Quotidien d’Oran, publie des textes critiques sur sa propre société depuis de longues années, des chroniques renommées, avec une très grande liberté et un style alerte inimitable. Tout le monde en prend pour son grade : le président, le régime, les élites, le petit peuple algérien et, bien sûr, les islamistes, qui deviennent de plus en plus sa bête noire. Ancien compagnon de route des Frères Musulmans dans sa jeunesse, Daoud les connaît bien et les prend systématiquement pour cibles. [48] À moins que ce ne soit l’Algérie elle-même, ce pays où rien ne marche, où les gens sont « sales », « bigots », incapables de se prendre en main, qui devient le cœur de sa critique. [49] Le regard de Daoud, qui est souvent tendre et émouvant, se fait au fil des années de plus en plus amer et grinçant. Certes, la caricature est le propre de ce type d’écrit d’humeur. Mais où s’arrête la caricature ? Au cœur de l’été 2014, par exemple, Daoud invite ses compatriotes, incapables de garder leur pays propre, à le rendre aux colons s’ils ne peuvent s’en occuper : il a vis-à-vis des Algériens chez lui le même regard disciplinaire que vis-à-vis des Arabes de Cologne qu’il faudrait civiliser. [50] Le lecteur du Point, où il tient désormais chronique aussi, peut-il s’attendre prochainement à une tribune sur le « travail arabe » ? C’est un peu le problème d’une blague juive qui peut être tendre et drôle dans son contexte, dans un entre-soi où elle fait vivre une tradition d’autodérision, bien connue aussi des sociétés arabes, mais qui endosse un tout autre sens portée sur la place publique et reprise par des antisémites. [51] Faut-il alors dédouaner l’auteur de ces récupérations ? Chacun est responsable de ses écrits et l’homme qui, en juin 2014, alors que Gaza est sous les bombes, publie : « Ce pourquoi je ne suis pas “solidaire” de Gaza ? » sait assurément ce qu’il fait et qui va le lire. [52] Il a toujours assumé et non subi la controverse. [53] Mais l’idée même que Daoud soit contesté ou discuté, critiqué en Algérie passe difficilement en France. Ces critiques sont alors rabattues sur l’islamisme, voire l’antisémitisme… [54]

Daoud, engagé dans cette entreprise moralisatrice du « qui aime bien châtie bien », a ainsi contribué, depuis des années, fût-ce à son corps défendant, à conforter en France la certitude que l’Algérie vit un échec social et politique absolu. Un pays amorphe et corrompu, où des barbus sont embusqués au premier coin de rue, telle est l’image dominante de l’Algérie en France, no man’s land culturel de surcroît. Nul ne se pose la question d’un positionnement politique chez eux de ces intellectuels libres du monde arabe. Tout se passe comme si deux positions seules y étaient possibles : islamistes ou progressistes. Il y a d’ailleurs un sous-texte des révolutions arabes derrière toute cette affaire, jusque dans le modus operandi des agressions sexuelles, rattachées à Tahrir. [55] Comme le rappelle avec force un jeune réfugié syrien, lui même journaliste, qui, à la chronique de Cologne, répond « Nous n’avons pas besoin d’un programme de rééducation sexuelle ! », ce qui est en jeu est aussi la foi ou non, dans les Printemps arabes, dans la capacité des sociétés arabes à se démocratiser et à changer, face au « piège de la culture ». [56] Mohammed Sha’ban répond par conséquent à Kamel Daoud que les rapports de genre ont déjà changé à la faveur des Révolutions arabes, et que celles-ci ne doivent pas être enterrées trop vite. De fait les soutiens de Daoud dans la presse française lui viennent notablement d’intellectuels arabes hostiles à ces révolutions, tels Mezri Haddad, qui s’affiche avec Marine Le Pen, Fawzia Daoud ou le grand poète syrien Adonis…

Par un processus d’inversion remarquable, ce n’était plus Daoud qui compromettait l’intégrité physique et morale des réfugiés, mais nous qui le mettions en danger.

Algérie ou monde arabe dans son ensemble, nous serions face à des sociétés figées, régressives, où seuls quelques élus voient la lumière et montrent la voie de la raison. Par delà ce plaisir narcissique que se donnent en France nombre de ses lecteurs et compilateurs, plus ou moins contempteurs de l’Algérie indépendante, lecteurs du Point ou de revues en lignes et de blogs hébergeant ses écrits, la figure de Daoud comme intellectuel menacé a été commodément substituée, dans la fureur d’une défense de sa tribune sur Cologne, à l’enjeu plus incommode du sauvetage des réfugiés, passés à la trappe. L’homme à sauver c’était lui, lui que nous mettions en péril à le critiquer, véritables « terroristes intellectuels » — une formule notablement employée par Boualem Sansal dans Libération deux jours après les attentats de Bruxelles. Par un processus d’inversion remarquable, ce n’était plus Daoud qui compromettait l’intégrité physique et morale des réfugiés et plus généralement des Arabes de Cologne, collectivement mis en cause, alertant une opinion internationale qu’il qualifiait de « naïve », mais nous qui le mettions en danger.

un roman sans égal

Outre cette réassurance paternaliste et éclairée apportée à une France salvatrice, une seconde raison pour laquelle l’écrivain s’est trouvé iconisé est que son roman, Meursault contre-enquête, a acquis une résonance nouvelle dans le contexte d’un pays en lutte contre le terrorisme. Ce roman a redonné une nouvelle vie à Camus, par une posture d’hommage qui était critique, mais pas trop. [57] Daoud, dans ce livre, égratigne un peu la France coloniale, mais en la faisant revivre. Kaoutar Harchi montre même, dans un ouvrage récent, un écart creusé entre la première version algérienne du roman, et sa version publiée en France, qui dépolitise le livre et qui transforme le message postcolonial initial en hommage à Camus, définissant alors Daoud comme un « amphibien culturel… ». [58] C’est bien comme une contrainte pour l’écrivain et pour d’autres écrivains algériens de langue française que K. Harchi décrit cette conformation politique et le renoncement à une voix revendicative, dans un espace de réception littéraire français qui se referme.

Traduit en vingt-huit langues, Meursault a donc redonné une impulsion considérable, sur cette base, à l’idée même d’un grand roman francophone. Il réinstaure la France, si anxieuse d’être en déclin, dans une position de rayonnement culturel à partir de la francophonie, laquelle figure aujourd’hui l’essentiel de son héritage colonial. [59] Les élites françaises lui savent gré de faire vivre une langue française dont on a pu lire tant et plus, au cœur de l’affaire de Cologne, non seulement qu’il la défendait, ce qui est absolument juste et légitime, mais qu’elle était porteuse par elle même des valeurs des Lumières et de valeurs progressistes. [60] Mieux encore, engager avec Daoud un dialogue sur la colonisation permet de régler la culpabilité coloniale française en excluant de cet échange les divers « indigènes » de France, qui commencent à s’imposer dans le débat public, dans une posture de l’intérieur autrement revendicative. La parole génialement, magnifiquement restituée à l’Arabe de Camus par Daoud évince alors d’autres voix postcoloniales bien réelles. Kamel Daoud, et il n’en est aucunement responsable sur ce point, est joué comme une carte dé-coloniale contre les postcoloniaux et les décoloniaux français. [61]

Comment comprendre l’indulgence inouïe dont béné cie Laurence Rossignol, ministre du droit des femmes, lorsqu’elle parle de « nègres » ?

On peut se demander alors, et ce n’est là qu’une hypothèse, dans quelle mesure l’engagement militaire français en Afrique francophone, depuis le Mali au début de 2013, n’a pas réinstallé l’establishment culturel et politique français dans une posture coloniale et impériale au moins inconsciente — la littérature francophone occupant une place décisive dans ce dispositif symbolique, et recevant (enfin) diverses consécrations institutionnelles, avec notamment un accueil inédit d’Alain Mabanckou au Collège de France… [62] Cette reconnaissance si longtemps attendue, cette ouverture au monde jusque là si frileuse s’opèrent paradoxalement avec la résurrection d’un schème de grandeur intégratrice… La nouvelle militarisation de la France aujourd’hui, y compris sur le territoire français, nous fait de toute façon revivre mimétiquement les « événements d’Algérie », par la présence constante d’hommes en armes dans nos rues comme par la traque de « terroristes » — ou par ce terme de « Nord-Africains », curieusement usité à Cologne. C’est peut-être aussi en raison de ce contexte sous-jacent que le couple Daoud-Camus résonne autant en nous et suscite tant de passion rédemptrice. Régis Debray n’a-t-il pas parlé à son propos de rapatriements réciproques ? [63] Et ce n’est pas un hasard non plus si ce moment s’accompagne d’une libération de la parole raciste, parce que celle-ci relève d’une cénesthésie coloniale et impériale. Comment comprendre autrement l’indulgence inouïe ou les soutiens politiques dont bénéficie Laurence Rossignol, ministre du droit des femmes, lorsqu’elle parle de « nègres », ou de « Franco-musulmans », et ce au cœur de la fureur antimusulmane qui sous-tend l’affaire Daoud ? Son argument justificatif d’une évocation de Montesquieu et des Lumières nous ramène aussi, explicitement, à un trope civilisateur. Plus généralement, le racisme vient comme une naturalisation ou une incarnation de la posture coloniale.

Ce dernier point amène à souligner, au bout du compte, un clivage générationnel marqué et un clivage de la scène du débat. Ont fait bloc dans cette affaire des penseurs de droite, d’extrême-droite, de la gauche gouvernementale, des journalistes appartenant à toute la grande presse, des féministes libérales, ou des défenseurs acharnés d’une laïcité générique et anti diversitaire… Des positions critiques de Daoud se sont exprimées en sens inverse dans la gauche alternative, la gauche radicale, les milieux antiracistes, mais aussi dans des milieux moins politisés mais critiques à l’égard des grands médias et de leurs solidarités. [64] La scène centrale de ce débat politico-médiatique français est de toute façon de plus en plus raillée ou ignorée par une scène alternative critique, autour des réseaux sociaux, de petits médias, de journaux en ligne ou blogs, et les jeunes générations en France, en majorité, n’ont cure de Daoud et de ses analyses schématiques, quelle qu’en soit l’intention, sincèrement autocritique et progressiste, ou plus ambivalente et conservatrice. [65] Or, dans une France qui s’alarme du déclin de sa place dans le monde, de la mise en cause de son modèle républicain ou d’un universalisme générique, qui s’irrite de ne jamais voir s’éteindre le reproche de l’Algérie française et des crimes coloniaux, et qui va retrouver, providentiellement, une posture, au fond, fière et morale dans l’état d’urgence et dans la guerre contre le terrorisme et l’islam, on peut sociologiquement comprendre que les milieux culturels et politiques les plus imprégnés sur un plan générationnel de ces idéaux et de cette histoire, le monde des intellectuels de la France républicaine et le monde des grands médias, aient été les plus prompts et les plus virulents à réagir pour soutenir un symbole de cette résurrection française, quel qu’en soit le prix délirant et le message colonial subliminal — bien loin de Cologne, de ses urgences et de ses mystères… [66]

Post-scriptum

Jocelyne Dakhlia est historienne et anthropologue, professeur à l’EHESS. Elle est l’auteur d’Islamicités, paru en 2005, de Tunisie. Le pays sans bruit, Arles, Actes Sud, 2011 (traduction en langue arabe en cours). Elle a également co-dirigé avec B. Vincent et W. Kaiser deux volumes de la somme Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe. T. 1 « Une intégration invisible » et T. 2 « Passages et contacts en Méditerranée », parus chez Albin Michel respectivement en 2011 et en 2013.

Notes

[1Kamel Daoud : « Cologne : lieu de fantasmes », par K. Daoud, Le Monde, 31 janvier 2016, https://frama.link/gAPSabfL. La réponse de protestation au texte de Kamel Daoud est publiée sous le titre « Nuit de Cologne : Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés », par un collectif, Le Monde, 11 février 2016, https://frama.link/7mGjWdv5. « Kamel Daoud et les “fantasmes” de Cologne, retour sur une polémique, Le Monde.fr, 20/02/2016, https://frama.link/s3CStreu.

[2Voir par exemple Ahmed Cheniki, « Kamel Daoud, l’affaire de Cologne et le sexe indiscipliné des Nord-Africains », Le Matin, 20 février 2016, https://frama.link/1YTSjWxG ; Brahim Senouci, « Lettre à Kamel Daoud », Le blog de Brahim Senouci, 14 novembre 2014, https://frama.link/4V7uHLLp. Pour une critique féministe de Daoud depuis l’Algérie, voir Nassima Kies, « Qu’a-t-on le droit de penser et au sujet de qui ? Kamel Daoud et le paradigme féministe », Huffpost, Algeria, 13 mars 2016, https://frama.link/AKJbsS3D. Raphaelle Bacqué disqualifie d’emblée les critiques algériennes de Daoud comme antisémites, s’appuyant au passage sur un texte de Kacimi, daté de juillet 2014, suite à la polémique de Gaza : « À la recherche de l’écrivain algérien Kamel Daoud », Le Monde, 12 avril 2016, https://frama.link/oQ6HAo42 et Mohamed Kacimi, « Faut-il brûler Kamel Daoud ? », chouf-chouf.com, 26 juillet 2014, [https://frama.link/Nzy_-Bsk].

[3K. Daoud, « Cologne : lieu de fantasmes », 31 janvier 2016. Voir par exemple la violence des réactions à l’article d’Éric Fassin, « Après Cologne : le piège culturaliste », https://frama.link/KgWLHrLx ; Bernard Leon, « Éric Fassin, de la police des idées, menotte Kamel Daoud », https://frama.link/oNLCCZGg.

[4Valls accuse des chercheurs : « la puissance et la violence de leur vindicte » a conduit Kamel Daoud à abandonner son métier de journaliste, Sebastián Nowenstein, Le Monde.fr, 16 avril 2016, https://frama.link/-92rB3yJ.

[5Le débat algérien donnerait lieu à une étude en soi, nécessaire, mais qui ne trouverait pas ici son espace. Nombre d’intellectuels algériens se sont exprimés sur cette affaire, venant défendre Kamel Daoud, tel l’écrivain Amin Zaoui, ou lui apportant au contraire une ferme contradiction (Ahmed Cheniki, ou encore Fayçal Sahbi…).

[6Andrea Brazzoduro parle en effet d’« hystérie collective », Cf. « Il caso Kamel Daoud », Lo Straniero, 20 (2016), n. 193, pp. 24-31. La réponse de protestation au texte de Kamel Daoud est publiée sous le titre « Nuit de Cologne : Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés », Le Monde, 11 février 2016, cf. note 1.

[7Les femmes agressées, les oubliées du récit des événements de Cologne, Pascale Vielle, Le Vif, 17 février 2016, https://frama.link/N5tUprQ2. Voir Emeline Fourment, « Cologne et la question des violences sexuelles dans le débat politique allemand : renforcement du sexisme et du racisme, invisibilisation des femmes réfugiées », 10 mars 2016, https://frama.link/HkT0ztEN, ainsi que Jules Falquet, « La “Nuit du 31 décembre 2015” en Allemagne et ses effets en France », Le blog de Jules Falquet, 8 février 2016, https://frama.link/p2mPJgpw.

[8K. Daoud, « La misère sexuelle du monde arabe », New York Times, 12 février 2016.

[9K. Daoud, « La “Colognisation” du monde », La Une, 30 janvier 2016.

[10On ressuscite dans ce moment la thèse controversée d’Hugues Lagrange sur le déni des cultures. Si la notion de culture subsahélienne est contestable, que dire d’une culture musulmane unique ?

[11Je salue ici la clairvoyance immédiate d’Olivier Doubre de Politis, https://frama.link/vbR35mZ2.

[12Je prends la liberté de mentionner ici J. Dakhlia, Islamicités, Paris, PUF, 2005.

[13Gilles Kepel devient le soutien affiché de Manuel Valls dans le cadre des mouvements nouvellement créés du « Sursaut » et du « Printemps républicain ».

[15Le texte est paru notamment dans la Repubblica, (« Il corpo delle donne e il desiderio di libertà di quegli uomini sradicati dalla loro terra ») et dans le magazine suisse L’Hebdo (« Viols et fantasmes sur “Europe” », https://frama.link/WCkYScDm).

[16Sur l’emploi de ce terme, je prend la liberté de référer à l’article que j’ai publié dans Le Monde en écho à la controverse sur Cologne, et qui est paru sous le titre « S’enfermer dans l’idée d’un choc des cultures, c’est la vraie défaite du débat », Le Monde, 1er mars 2016.

[17Cf. A. Hajjat et M. Mohamed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.

[18K. Daoud, « En quoi les musulmans sont-ils utiles à l’humanité », Algérie-Focus, 23 septembre 2012.

[19Il suffit de se reporter au texte de la tribune… Voir supra note 6.

[20K. Daoud, « Mes petites guerres de Libération », 2 mars 2016, impact24.info, https://frama.link/n2rZpvfq.

[21Honnêtement, je pense qu’en retour la parole la plus dure que nous ayons eue pour Daoud est l’expression « humaniste auto-proclamé ».

[22Noureddine Amara (historien), Joel Beinin (historien), Houda Ben Hamouda (historienne), Benoît Challand (sociologue), Jocelyne Dakhlia (historienne), Sonia Dayan-Herzbrun (sociologue), Muriam Haleh Davis (historienne), Giulia Fabbiano (anthropologue), Darcie Fontaine (historienne), David Theo Goldberg (philosophe), Ghassan Hage (anthropologue), Laleh Khalili (anthropologue), Tristan Leperlier (sociologue), Nadia Marzouki (politiste), Pascal Ménoret (anthropologue), Stéphanie Pouessel (anthropologue), Elizabeth Shakman Hurd (politiste), Thomas Serres (politiste), Seif Soudani (journaliste).

[23Le texte critique aurait pu recueillir un nombre bien plus important de signatures s’il avait circulé quelques jours de plus.

[24Vincent Remy, « Femmes et islam : le cri de colère de Malika Boussouf », Télérama, 09 mai 2016, https://frama.link/977K8Tep.

[25Jean-Paul Brighelli, « Kamel Daoud ou la victoire des intégristes de la pensée molle », 1er mars 2016, https://frama.link/zE5AZ3Kq.

[27Raphaelle Bacqué, op. cit.

[28« Kamel Daoud est victime d’une fatwa laïque » de la gauche, dénonce Fawzia Zouari, Marianne, 1er mars 2016, https://frama.link/JAuM_o81.

[29K. Harchi, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve, Paris, Pauvert, 2016, pp 219-221.

[30Corriere della Serra, 19 novembre 2015.

[31Prix au jury duquel participent notamment Aude Lancelin ou Valérie Toravian, qui ont pris une défense véhémente de Daoud.

[32K. Daoud, Mes indépendances, Arles, Actes Sud, 2017.

[33Aude Lancelin, https://frama.link/LR8zyQPH.

[34D. Albertini et D. Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême-droite remporte la bataille du Net, Paris, Flammarion, 2016.

[35https://frama.link/H4DXaa1a. Voir aussi JJames, Blog Mediapart, 3 mars 2016, « Les Arabes que j’apprécie sont ceux qui rejettent l’islam », https://frama.link/3JXnUubg.

[36Jocelyne Dakhlia, https://frama.link/bZgwXWD_.

[37« Le rapport à la femme, fondamental pour la modernité de l’Occident, lui restera parfois incompréhensible pendant longtemps lorsqu’on parle de l’homme lambda », « Cologne, lieu de fantasmes… ».

[38Jean-Luc Nancy adresse à Daoud un soutien étrange en forme de salut mondain, strictement sur ce mode allusif : « Salut à Kamel Daoud », Libération, 10 mars 2016.

[39Ainsi qu’il l’a exprimé lors de la parution de la réédition de ses chroniques en France au printemps 2017.

[40Voir notamment Le Monde, https://frama.link/M6N6dVNr et Libération, https://frama.link/NcFdoJLd.

[41Laure Murat, « Le féminisme historique déboussolé », Libération, 1er mars 2016.

[42Un point souligné par Laurent Muccielli, Médiapart, https://frama.link/78V04PKZ.

[43Élisabeth Badinter appelle au boycott des marques qui se lancent dans la mode islamique, Le Monde, 2 avril 2016, https://frama.link/EsJVnfq6.

[44Je ne suis pas sûre de reprendre à mon compte la notion de « musulmans alibis » pour des raisons trop longues à développer ici.

[45On peut mentionner à cet égard deux ouvrages déjà anciens qui auraient pu alerter sur le caractère déjà ancré de ces processus, s’il faut parler de réforme : R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004 ; A. Roussillon, La pensée islamique contemporaine, Paris, Téraèdre, 2005.

[47Hamadache a été condamné à six mois de prison dont trois ferme et une forte amende.

[48Pierre Assouline, « Kamel Daoud : “Ni m’exiler ni me prosterner” », Le Magazine littéraire, mars 2015, https://frama.link/gG2AtJ5E.

[49« Une Algérie incroyablement sale. L’autre peuple plastic ».

[50L’article réjouissant évidemment l’extrême-droite française qui le cite d’abondance sur ses blogs, https://frama.link/w_1VzCkL.

[51Sur ce processus de retournement de la tendresse, voir Brahim Senouci, supra, note 2.

[52Juillet 2014.

[53L’ouvrage le plus intransigeant à cet égard est le livre de A. Bensaada, Kamel Daoud. Cologne, Contre-enquête, Alger, Ed. Frantz Fanon, 2016

[54Voir R. Bacqué, supra, note 2, qui réduit toute critique en Algérie de Daoud à ces deux positions : islamiste ou antisémite.

[55Angie Abdelmonem, Rahma Esther Bavelaar, Elisa Wynne-Hughes et Susana Galán, « The “Taharrush” Connection : Xenophobia, Islamophobia, and Sexual Violence in Germany and Beyond », 1 mars 2016, https://frama.link/HP96-njL.

[56Le Monde, 29 mars 2016.

[57Après que Benjamin Stora et Michel Onfray se sont écharpés à propos de l’exposition Camus de Marseille capitale européenne de la Culture 2013, ils se sont retrouvés, pour des raisons différentes, dans la défense de Daoud.

[58K. Harchi, Je n’ai qu’une langue…, op. cit., p. 223.

[59« L’héritage colonial de la francophonie », Abdelkader Kherfouche, Orient XXI, 3 juin 2016, https://frama.link/ALwCs-7m.

[60Il n’y a pas lieu de s’engouffrer ici dans un débat identitaire sur la langue et les valeurs qu’elle recèlerait par elle-même (autre essentialisme douteux) mais il est symptomatique du moment délirant qu’a été l’affaire Daoud que l’on ait pu lire tant d’inepties, sur la langue arabe comme langue empreinte de sacré, incapable d’exprimer la modernité etc. Le choix linguistique de Daoud est respectable et légitime. Mais on ne peut qu’encourager les éditeurs français à traduire encore plus de littérature arabe pour démentir ces préjugés : il est à craindre que la langue arabe ne continue de faire peur pour longtemps.

[61« Je ne veux pas porter le poids d’une guerre », dit Daoud.

[62Lequel Mabanckou, à l’inverse de Daoud, défend au demeurant une position de la rencontre et du mouvement, et non pas l’argument de la fixité identitaire et géographique. A. Mabanckou, « On ne peut légiférer sur l’identité », Le Nouvel Observateur, 1er octobre 2016.

[63Mohammed Aissaoui, « L’hommage émouvant de Régis Debray à Kamel Daoud », https://frama.link/PXSPk1UP.

[64Même Edwy Plenel nous a invités à regarder, avec raison, d’où parlait Kamel Daoud, mais sans concevoir que savoir d’où « nous » parlions aurait fait sens aussi.

[65Nous avons attendu, je l’avoue, au cœur de l’hystérie médiatique, qu’un grand intellectuel, une figure morale, se dresse pour bloquer l’avalanche de reproches et de condamnations que l’on nous destinait, en rappelant tout simplement que nous n’avions fait qu’exercer notre droit à la critique, dans un État de droit, et que c’était même notre métier, que nous avions pour nous une compétence et une expérience sur ce dont nous parlions… Mais c’est d’autres lecteurs, pas nécessairement empathiques mais lucides, qu’est venu ce regard de bon sens : professeurs de lycée, doctorants… Voir notamment https://frama.link/WJZAUPzT ; https://frama.link/1u—Qxa-.

[66Sur le fond, une enquête sociologique sur les événements de Cologne reste attendue. Sur le plan judiciaire, l’affaire s’est mystérieusement dégonflée avec un nombre infime d’inculpations. À Hambourg, où les derniers inculpés ont été jugés en novembre, un non lieu a été prononcé par la juge Anne Meier-Göring, le jugement mettant en évidence par surcroît des manipulations policières féminines (Hamburger Morgenpost, 2 novembre 2016). Cette réalité du fémonationalisme ne déconstruit pas tout fondement aux agressions sexuelles de Cologne ou Hambourg. Il est faux d’affirmer comme on continuera de le faire que 1 200 femmes ont été agressées à Cologne, mais il serait tout aussi faux et fallacieux de prétendre que rien ne s’est passé. La question de savoir précisément qui a fait quoi reste partiellement ouverte mais ce qui est sûr est que la détermination culturelle ne la règle pas.