Vacarme 81 / Cahier

images et pouvoirs : Berlusconi et les « veline » entretien avec Francesca Martinez Tagliavia

images et pouvoirs : Berlusconi et les « veline »

Quels sont les effets de la culture visuelle sur la construction du pouvoir politique ? Loin d’une vision instrumentale qui ne verrait dans les images que des moyens neutres utilisés par les chefs et leur entourage pour asseoir leur pouvoir, Francesca Martinez Tagliavia pense leur signification politique à partir de la manière dont elles sont produites, tant par les acteur-ices que par les spectateurs·ices. En étudiant le rôle et l’histoire des veline, ces femmes qui accompagnaient Silvio Berlusconi sur les plateaux de télévision, l’autrice propose de déconstruire le pouvoir d’un chef à partir du discours de celles qui ont contribué, par leur image, à produire son charisme. C’est par une critique venue des marges du pouvoir qu’on peut, selon elle, élaborer un discours à la hauteur de nos exigences politiques.

l’ornement du chef

Votre travail a pour point de départ l’explosion des scandales sexuels mettant en cause Silvio Berlusconi. En quoi ces scandales vous ont-ils poussée à interroger le rôle de l’image, du visuel ?

Ce qui m’a d’abord interrogée, c’est la manière dont la critique italienne a traité ces scandales : elle n’a pas réussi, pendant vingt ans, à percer l’écran du pouvoir berlusconien et elle s’en est prise aux femmes qui étaient impliquées dans ces scandales. Elles étaient en effet à la fois conçues comme des figures corruptrices, comme les victimes d’un pouvoir sexiste, patriarcal et comme des figures de l’aliénation. La critique fait comme si la réalité et la représentation étaient séparées, comme s’il y avait d’un côté la vraie femme italienne, nationale, la mère de famille et de l’autre les femmes à la télévision. L’écran est alors considéré comme un outil de falsification de la réalité et donc la femme à l’écran comme un outil de falsification de la vraie femme. Cette critique féministe bourgeoise considère Berlusconi comme le principal responsable de cette falsification et, en général, de tous les maux du pays. Les veline sont vues d’un côté comme les représentantes d’une féminité sexuelle qu’il faudrait moraliser — elles essaient de tirer des avantages économiques et professionnels de la marchandisation de leur image, de leur corps et du sexe ; de l’autre, comme les victimes du pouvoir central (des hommes, et de Berlusconi en particulier) qui les exploitent. Je voulais à travers l’exemple d’une travailleuse de l’image comme la velina, décrire le fonctionne-ment global du pouvoir politique contemporain en Italie. Au lieu de prendre la figure de Berlusconi (ce qui avait déjà été fait), je voulais partir des marges, d’en bas, c’est-à-dire de la parole des producteurs·rices mêmes de la politique.

D’où vient le terme velina ?

Les veline étaient ces feuillets que le ministère de la Culture populaire fasciste envoyait à la presse, des feuillets de censure. Le terme velina est repris en 1989 par Antonio Ricci, un producteur de la télévision italienne et ex-situationniste pour qualifier ces fausses messagères, ces filles qui apportent des fausses nouvelles sur le plateau télé de son émission Striscia la notizia du groupe Mediaset, fondé par Silvio Berlusconi (fig. 1). Le but de Ricci est de faire la satire de la censure attribuée aux communistes et à la télévision. C’est un exemple typique de récupération de la critique-artiste, qui se revendique du Situationnisme. À cette époque, on assiste en Italie à une offensive néolibérale contre un parti communiste en train de s’écrouler. Le nouveau parti socialiste petit bourgeois et son leader Bettino Craxi, lancent une guerre contre ce qu’ils appellent le moralisme de la télévision d’État, le moralisme communiste : ils sont pour la libéralisation des mœurs. Mais l’ascendance fasciste n’est pas pour autant effacée parce que la velina se substitue en réalité à une figure précédente de la télévision, la littorina (c’est le nom du train fasciste).

« La velina est un ornement : un élément central dans l’établissement de tout culte, à la fois politique et religieux. »

Au delà de la terminologie, la généalogie de cette figure féminine est double. Il y a d’une part celle du corps-machine : un corps féminin hyper-érotisé qui a intégré les qualités de la marchandise dont on trouve les premières figurations au début du XXe siècle, notamment dans la publicité (fig. 2). D’autre part, on trouve celle du corps féminin comme personnification de la Nation : le corps-commandement. Ces deux généalogies se chevauchent tout au long du XXe siècle dans la visualité italienne et dans l’imaginaire de la féminité : le corps-commandement est érotisé et cela passe par la culture visuelle populaire avec les films de série B érotiques, la comédie érotique à l’italienne, le cabaret érotique. Finalement, on peut identifier un moment à cheval entre les XIXe et XXe siècles, où un nœud se créé entre féminité, image, sexualité, marchandise et autorité. La femme devient au tournant du XXe siècle, un corps image érotisé et diffracté dans le paysage médiatique, au service de la publicité et de la propagande.

Figure 1 : Les veline Cecilia Belli, Laura Valci et Fanny Cadeo dans l’émission « Striscia la notizia » en 1993.

Que vous ont apporté les entretiens réalisés avec Giulia Calcaterra, la velina avec laquelle vous avez travaillé ?

J’ai choisi de m’entretenir avec une velina assez tard dans mon travail, ce qui a permis de remettre en perspective mes analyses théoriques. J’ai rencontré Giulia Calcaterra, grâce à des amis communs, ce qui garantissait un lien de confiance, d’autant plus que j’étais moi-même une femme. Elle travaillait en 2012-2013, au moment où Berlusconi était désormais considéré comme « chef obscène » et où Antonio Ricci, avait décidé de choisir des veline moins érotisées pour défendre son émission Striscia la notizia. Giulia avait fait des études, elle était sportive : elle n’était pas la bimbo sans cerveau qu’on demandait aux veline d’être auparavant.

Figure 2 : Affiche publicitaire de Gino Boccasile (1940).

Pour moi, c’était une façon de faire entendre la voix d’une actrice de l’économie culturelle qui avait été stigmatisée jusqu’alors, de montrer son auto-réflexivité, de dévoiler sa critique et de la prendre au sérieux politiquement. Nous avons pu produire elle et moi un discours commun, discours qui se présentait immédiatement comme politique, y compris pour elle. Quand on regardait les vidéos de ses émissions, elle arrêtait souvent l’image pour me montrer quand elle souffrait, quand elle serrait les dents pour ne pas tomber. Ce n’était pas une marionnette dans les mains du pouvoir. Elle n’était pas toujours consciente de la dimension contraignante du cadre dans lequel elle agis-sait, mais elle conservait une marge de manœuvre dans ce cadre, elle y opérait des choix. Elle m’a raconté aussi ses interactions au travail, avec ses patrons : comment elle essayait de renverser le rapport de pouvoir, d’exploiter sa condition de subalterne pour en extraire des bénéfices personnels à la marge. C’est ce que j’ai appelé « l’infrapolitique de l’image ». Sa collaboration est toujours ambivalente et conflictuelle.

Je reprocherais à la critique visuelle radicale d’avoir tendance à considérer la dimension du visuel uniquement du point de vue de l’ordre visuel hégémonique d’une époque. Or, il s’agit d’un champ beaucoup plus large : le visuel est un terrain n’est pas neutre ou lisse mais traversé de conflits. Parler avec une productrice de la culturelle visuelle m’a permis de comprendre qu’il y a du conflit à l’intérieur même de la visualité hégémonique.

Vous employez souvent le concept d’ornement, en disant que c’est par l’ornement que vous avez voulu comprendre la politique charismatique de Berlusconi. Que voulez-vous dire ?

Le mot « ornement » se retrouve à différents niveaux de mon travail. D’abord, les veline ont été considérées comme des ornements muets et inactifs du pouvoir : les bimbos à côté des puissants. « L’ornement » renvoie aussi à l’Ornement de la masse de Siegfried Kracauer : l’organisation géo-métrique des corps qui exprime la rationalité capitaliste. Mais la velina est également un ornement au sens où celui-ci est un élément central dans l’établissement de tout culte, à la fois politique et religieux. L’ornement a un rôle actif dans la production du pouvoir politique.

les veline et le charisme de Berlusconi

Comment envisagez-vous la construction du charisme de Berlusconi en particulier ?

J’ai choisi de renverser la perspective généralement adoptée pour analyser le charisme de Berlusconi : il faut dépersonnaliser le charisme, le déplacer, le décentrer pour montrer qu’il consiste en un système de relations produites collectivement et non pas individuellement ou de manière verticale. Je me suis appuyée sur définition du charisme par Max Weber pour qui le charisme consiste en une relation dans laquelle on attribue à un individu des qualités exceptionnelles. Mon travail avec l’image m’a permis d’être plus radicale : selon moi, et en cela je me suis servi des travaux d’Éric Michaud sur l’image d’Hitler, l’image créé une réalité. Elle ne permet pas simplement de faire croire à quelque chose qui n’existe pas, elle réalise cette chose : elle matérialise le pouvoir. L’image de-vient un outil de réalisation d’une relation affective à distance avec le chef ; elle permet de cristalliser des significations plus anciennes et d’établir un lien affectif avec l’électorat.
Pour comprendre plus précisément la manière dont fonctionne le charisme de Berlusconi, on peut distinguer quatre niveaux. À un premier niveau, il y a la construction de Berlusconi par lui-même comme leader charismatique, dès les années 1970 : c’est l’entrepreneur qui se représente comme self-made man, le représentant de cette nouvelle classe émergente d’experts de l’image, de publicitaires : c’est le Prince de la nouvelle classe dominante . À un deuxième niveau, il y a tout le travail des intermédiaires culturels plus ou moins liés à son parti : tous les responsables de la communication, des médias, qui vont renforcer ces caractères exceptionnels. À un troisième niveau, il y a la dimension performative de la visualité hyper-érotisée qu’il a contribué à construire, où ce personnage de self-made man est mis à l’honneur : c’est l’homme qu’il faut imiter, le modèle de masculinité qu’on propose au public. Et puis, enfin, le quatrième niveau correspond à la manière dont l’industrie culturelle, colonisée par cet imaginaire, va augmenter par sa critique même le charisme du chef, en lui attribuant des caractéristiques exceptionnellement positives ou négatives. En transformant en retour l’image même de Berlusconi, l’effet pervers de cette production visuelle est celui d’augmenter la réalité de son pouvoir sexuel, qui est précisément ce qui créé son lien avec le peuple. La construction du charisme est donc une construction collective : c’est un produit de l’industrie culturelle dont Berlusconi est le tycoon. Mais la critique anti-berlusconienne est également prise dans ce mécanisme.

« Le corps de Berlusconi se féminise parce qu’il se dote des qualités de l’image érotisée, d’une image qui doit séduire. »

Désire-t-on le corps du chef parce qu’on s’identifie à lui ou parce qu’on a envie de le posséder ?

Les mécanismes d’identification sont assez complexes. On aurait tendance à penser que le corps du chef est le corps désirable. Mais que désire-t-on à travers le corps du chef ? Je pense plutôt que c’est une relation qu’on désire : une relation de domination qui passe par la sexualité du corps du chef. D’une part, la diffusion de la double image Berlusconi-velina est un puissant support d’identification : à travers elle, le spectateur s’identifie à la position occupée par Berlusconi vis-à-vis des filles. D’autre part, s’ajoute une relation scopique plus significative encore entre Berlusconi et le public. Le public occupe en effet la position, traditionnellement masculine, du sujet qui vise par son regard cet objet libidinal que représente le corps hyper-érotisé du chef. Dans ce rapport sexuel scopique, le chef occupe la position qui est traditionnellement celle de la femme regardée. On observe un renversement du rapport dominant/dominé. Le corps de Berlusconi se féminise aussi parce qu’il se dote des qualités de l’image érotisée, d’une image qui doit séduire. On a tendance à penser le chef dans une relation verticale où il serait au sommet : ici, le chef se présente comme soumis au regard de l’électorat, il devient nourriture visuelle. Cette relation est donc assez ambivalente. J’ai appelé ça la féminisation du corps du chef. Berlusconi s’orne aussi de figures et de signes visuels qui vont lui transférer des qualités de séduction traditionnellement féminines, grâce auxquelles il va pouvoir fonctionner comme objet d’une pulsion scopique libidinale collective. En regardant l’image, l’objet nous appartient déjà.

Il s’agit d’une politique de production du consensus, où il faut non pas imposer sa propre domination, mais conduire les autres à désirer leur propre domination, à travers le désir du chef. C’est un élément important pour comprendre le succès de chefs femmes comme Merkel ou Clinton, capables de faire le lien entre la société et la souveraineté en désamorçant les contenus les plus disciplinaires et les plus agressifs (les plus « musclés ») de cette dernière.

détourner le détournement. situationnisme et hégémonie culturelle

Vous rappeliez qu’Antonio Ricci se définit comme un ancien situationniste. Un des détournements centraux de sa pratique télévisuelle est d’utiliser la caricature de la figure fasciste de la velina en faveur d’un discours prétendument anti-autoritaire et anti-bureaucratique. Que conserve-t-il du situationnisme ?

Ricci, qui est donc l’inventeur de la figure de la velina est un sémiologue visuel qui travaille sur le rapport entre le texte et l’image afin de produire un renversement des significations. C’est l’opération géniale d’Antonio Ricci : un détournement du détournement. Son utilisation de l’image de la velina a consisté à faire un journal télé satirique mais ultra-libéral qui prétend lutter contre l’État en mobilisant un imaginaire de la « liberté », prétendument anti-autoritaire, afin de faire passer des idées réactionnaires. Ricci utilise ainsi les techniques du détournement debordien, de la satire, de la division du mot et de l’image. Son procédé consiste à rejouer l’autoritarisme à travers les mots d’ordre néolibéraux de la jouissance et de la liberté pour tous. Il part du principe que la période de forte croissance économique avant les années 1980 a consacré le droit universel à exercer son pouvoir de jouissance sur la marchandise.

L’historien Yves Cohen décrit l’apparition d’un besoin de chef au début du XXe siècle, mais pour la période qui m’occupe, je parlerais plutôt d’un désir de chef, parce que tout se joue à travers la circulation des désirs. C’est assez révolutionnaire : soumettre la population à travers le désir du chef. Le désir suscité n’est pas lié à la personne du chef elle-même, mais plutôt à ce qu’il représente : la possession jouissive des biens marchands et un prestige qui se mesure en termes de capital de visibilité. Le désir vise les possibilités ouvertes par la production marchande, par la circulation de la valeur excitation. J’ai notamment fait un entretien avec « Valentino », un des dirigeants de l’ENI, la plus grosse entreprise d’hydrocarbures italienne dont l’État détient une partie des capitaux. Il fait partie du réseau élargi des festins berlusconiens, de l’upper-class milanaise et romaine, et connait très bien l’importance de l’image et de la sexualité dans les rapports entre les chefs. C’est un petit chef, une des autorités de ce milieu-là. Il était extrêmement conscient de l’importance de la marchandise symbolique dans l’échange entre les chefs, selon des modalités qui ne sont pas forcément homo-érotiques mais homo-sociales, c’est-à-dire suivant les règles d’une circulation des désirs qui soude le pouvoir des chefs. L’argent et les biens de prestige comme les filles sont des catalyseurs qui servent à établir des relations privilégiées entre eux. Pour Valentino, le pouvoir se diffuse comme image de pouvoir, à travers l’entremise des intermédiaires et des femmes des puissants. Des corps féminins reproductibles, presque identiques, sont l’objet privilégié de l’échange symbolique secret entre puissants. Valentino raconte : « Si tu vas avec une fille que je t’ai amenée, c’est un secret. D’un autre côté, moi en tant que chef du village, je te cède une partie de mon autorité : c’est une femme (ailleurs qu’en Italie cela aurait été de l’argent). Il y a quelque chose dans l’excitation, qui n’a pas besoin d’être consommé. Qui n’a pas besoin de se faire « sexe ». C’est un état général d’excitation, un frissonnement, un pétillement, qui n’est pas donné dans ce cas, par la réalisation de l’objectif (le sexe), mais par la reconnaissance de soi-même à l’intérieur de ce système de pouvoir. Il n’y a aucune libido, c’est seulement un échange et une question d’image, de prestige. »

« Le détournement de symboles de la libération sexuelle produit un brouillage entre masculinités et féminités, utile à la métamorphose néolibérale du commandement. »

Il s’agit d’une pure dynamique d’esthétique sociale. L’image permet de cristalliser les significations du sexe sans qu’il ne soit jamais nécessaire qu’il se réalise. Et il ne faut surtout pas que l’échange s’arrête sur le sexe, il faut qu’il circule, qu’il se propage comme une promesse éternelle. Il faut être dans l’attente de quelque chose qui ne va jamais se réaliser. L’attente d’une satisfaction toujours différée va permettre de faire circuler cette marchandise abstraite qui est faite de relations, d’affects, d’excitations réciproques. On retrouve ici une signification très proche de celle de la charis chez Saint-Paul : le charisme c’est faire circuler et transmettre des dons afin de créer un rapport social privilégié entre des individus qui possèdent ce don. L’attente est aussi chez Marcel Mauss une notion fondamentale pour penser l’autorité.

Le concept de « masculinité renversée » que vous mobilisez souvent a-t-il aussi à voir avec ces dispositifs de détournement de la télévision italienne ?

L’hyper-masculinisme de la culture impulsée par Berlusconi est une réaction à la deuxième vague des féminismes qui a traversé l’Italie à partir des années 1960. Comme on le voit à la télé et dans les films de série B, on va re-signifier les nouvelles formes d’émancipation des femmes (dans la vie privée et dans le marché du travail) pour les soumettre à nouveau au désir masculin. On parle d’émancipation sexuelle des femmes sous Berlusconi ; les féministes de droite vont utiliser parfois la figure de la velina pour défendre la liberté de gérer son propre corps comme une marchandise. Pendant longtemps, la velina a été un symbole de l’émancipation sexuelle et économique des filles. Cela participe de la redéfinition du concept de liberté qui a eu lieu à partir des années 1980. Ce n’est qu’avec les scandales sexuels de la fin des années 2000 que le discours plus moralisateur a pris le dessus. Ensuite, il y a la question du genre de l’autorité. En ce qui concerne le rapport charismatique du « chef » au peuple, la capture et le détournement de nombreux symboles de la libération sexuelle produit un brouillage entre masculinités et féminités, utile à la métamorphose néolibérale du commandement (fig. 3).

Figure 3 : Berlusconi mime un vagin, 2009 (photo Reuters). Rome, avril 1977, manifestation lors du procès des violeurs de Claudia Caputi (photo Paola Agosti).

Les spectateurs participent à une relation de pouvoir qui est d’abord une relation sexuelle masculiniste « sublimée ». Mais, en définitive, l’image fonde la légitimité des expressions quotidiennes de la domination masculine. Pour pouvoir critiquer ce pouvoir-là, il faut donc d’abord pouvoir critiquer l’oppression des femmes et la violence de la restauration de cette oppression en réaction aux féminismes.

pouvoir de la représentation et image du réel

Vous rejetez l’opposition entre la vie réelle et la vie de l’écran. En même temps, vous insistez beaucoup sur l’idée que la vie de l’écran est produite par des pratiques réelles — sociales, politiques, économiques —qui ne sont pas visuelles. Les images dont vous parlez sont-elles des représentations de la réalité — erronées, mystificatrices ou idéologiques — ou existent-elles de manière autonome ?

Puisque je ne reconnais pas la dichotomie image/réalité, j’essaie plutôt de montrer comment l’image est produite au quotidien et comment, en retour, elle produit le quotidien lui-même : l’image est matérielle de part en part. D’un côté, elle est produite par des pratiques concrètes, par le travail quotidien de travailleuses et de travailleurs souvent invisibilisé.es. D’un autre côté, le réel est déjà traversé de représentations et de significations construites par les images. Je ne crois pas qu’on puisse séparer ces deux dimensions : loin de constituer une « illusion », l’image effectue une réalité.

Réciproquement, la réalité est faite d’abstractions visuelles. La dimension abstraite de l’image est une réalité concrète, il n’y a rien derrière. Je ne considère pas l’image comme une hypostase qui masquerait la substance économico-politique du réel, mais comme le produit ultime de l’ensemble plus vaste des processus sociaux qui font l’économie et la politique. J’utilise les images comme des outils pour comprendre le présent et, en même temps, je considère les images comme des acteurs de l’histoire et comme des acteurs sociaux.

Vous donnez aussi l’exemple de Giulia, la velina que vous avez interviewée, à qui Ricci, lors d’une émission de Striscia la notizia, demande d’enlever nonchalamment ses chaussures. Elle les jette hors cadre. Cela crée l’illusion du naturel, alors que, comme elle le dit elle-même, cette scène suppose une préparation minutieuse, il faut connaître le cadrage de la caméra, etc. Cette naturalité construite nécessite une conscience de sa propre image à l’écran et un contrôle tout à fait maîtrisé de celle-ci.

Oui, mais il n’y a pas d’opposition stricte entre la construction de la pratique et sa « naturalité ». La velina prend au sérieux sa naturalité en jetant ses chaussures. Giulia m’a raconté la manière dont elle produit artificiellement la naturalité de son image, elle le fait d’elle-même, sans que quiconque le lui ait demandé. Il n’y a donc pas d’un côté une image artificielle et de l’autre un être naturel qui se cache derrière. Comme elle le dit elle-même, la « deuxième personne » — celle qui jette ses chaussures est la vraie, car « [elle n’est] pas si timide normalement ». Cette réalité de Giulia qui jette sa chaussure — pour faire naturel —, fonctionne dans la mesure où cela produit le naturel pour le spectateur. Mais a posteriori, cela fonctionne aussi à ses propres yeux. Elle joue un rôle qu’elle considère correspondre à ce qu’elle est véritablement. Il n’y a rien de plus réel que cela. La nature est entièrement construite, artificielle. Ou encore, l’artifice est plus vrai que nature. Le sens de l’image n’est jamais donné, mais construit consciemment par celles et ceux qui font les images. Il s’agit de prendre les apparences au sérieux, comme une partie essentielle de la réalité, sans laquelle il n’y a pas de réalité ni de politique possibles. Après Walter Benjamin, on a parlé souvent d’esthétisation du politique. Mais ce qui naît dans les années 1920 avec le fascisme ce n’est pas l’esthétisation de la politique (comme si la politique avait jamais pu exister sans des formes historiques d’esthétisation) mais une forme particulière de celle-ci qui nait au moment de l’intensification de l’image dans l’industrie culturelle.

« Les veline sont dans une position paradoxale. D’un côté, elles sont des vedettes archi-célèbres ; d’un autre côté, elles n’existent pas en tant que sujet. »

Vous considérez que les images sont totalement incorporées à la matérialité des rapports sociaux et ont des effets sur les rapports sociaux. Mais, pensons à la propagande. Est-ce qu’on ne peut pas dire que les images restent porteuses d’une illusion relativement à la réalité du système qu’elles visent à embellir ? Est-ce que certaines images n’ont pas pour fonction de nous empêcher de voir ce qui est ? Si l’on ne reconnaît pas la nature mystificatrice de certaines images, est-ce qu’on ne se prive pas de la possibilité de les déconstruire ?

Prenons le cas des fake news. Il y a des images qui réinterprètent la réalité dans le but de la cacher et de falsifier les données du réel, c’est certain. Mais ces images construisent une nouvelle réalité, et c’est en cela que réside leur efficace. Elles ne consistent pas seulement à masquer le réel mais à le produire et le reproduire. Il n’y a jamais d’un côté une réalité qui reste la même et de l’autre une idéologie qui fonctionne au-dessus, comme une espèce de corps qui parasite le réel. Ou alors ce parasitage produit un nouveau réel cohérent. Les images produisent une réalité concordante. C’est d’ailleurs la puissance du capitalisme que d’arriver à se transformer au gré des images qu’il véhicule. Concernant la propagande, là encore, certaines images falsifient les faits. Mais la réalité du méchant dictateur qui tue ses « enfants » et l’image du bon père de famille fonctionnent ensemble, sur différents plans. Le fonctionnement de son image positive lui permet d’obtenir du consensus quand son action politique lui permet de soumettre les masses par d’autres moyens. Il y a différents régimes de vérité de l’image et le chef est un montage de ces différentes choses. Sans l’image, il n’y aurait pas de chef. Il faut faire une critique des outils du commandement, des « pratiques, politiques et stratégies d’influence » comme dit Yves Cohen, qui sont faites pour soumettre le peuple et, parallèlement, livrer une bataille contre les objectifs de classe qui justifient ces pratiques. La critique du régime de vérité lié à l’image s’accompagne nécessairement du décryptage des pratiques concrètes à travers lesquelles on contrôle, produit, possède, fait circuler les images. Il ne faut pas faire l’erreur de considérer l’image comme du faux. C’est toujours une production historique et une production trans-historique, une pièce à l’intérieur d’un imaginaire social qui nous précède et qui va conditionner nos actions. L’image devient pour cette raison un outil de commandement : elle permet de connecter une réalité à des pulsions plus anciennes et plus profondes liées à des peurs, des préjugés, des angoisses qui excèdent le moment présent.

C’est pour cela que la question des fake news de Trump est intéressante : ce sont des outils de gouvernement concret qui ne s’opposent pas fondamentalement aux contenus des pratiques des politiques. Ce sont des fake news, mais des vraies fake news. Parfois, le faux fonctionne comme du vrai dans le contexte du réel.

infrapolitique de l’image : la critique en partage

Votre analyse, inspirée notamment de l’infrapolitique de James C. Scott, vise à montrer que les veline ne sont jamais complètement dominées parce que, d’une part, elles sont conscientes de leur statut et, d’autre part, parce qu’elles se ménagent un espace de liberté à l’intérieur du cadre même de leur domination. Quelles conclusions politiques ou stratégiques peut-on tirer de cette thèse ? Est-ce qu’il suffit d’avoir conscience de son statut de dominé pour rendre possible une action politique de résistance ?

Il est trop facile de séparer la libération comme projet collectif de la domination comme situation individuelle. Ce que j’ai voulu voir avec le concept d’infrapolitique, c’est l’ensemble des nuances à travers lesquelles on peut faire une critique du quotidien. Il faut prendre au sérieux les sujets de la domination en tant que sujets porteurs de la critique. Giulia, la velina avec qui j’ai fait mes entretiens me parlait beaucoup de la manière dont elle discutait avec ses amies, leur demandait conseil, les défendait, etc. C’est dans cette solidarité de classe que je vois la possibilité de l’émancipation. Dans son cas, l’émancipation est toujours, d’une manière ou d’une autre, au service de la domination masculine, parce que ses pratiques personnelles ne remettent pas en question la structure des rapports de domination. Les veline sont dans une position paradoxale. D’un côté, l’hyper-médiatisation fait de ces filles des vedettes archi-célèbres ; d’un autre côté, elles n’existent pas en tant que sujet de droit. Elles n’ont aucun système de protection sociale, elles ne sont pas reconnues. Le monde des veline et du showbiz est un monde étrangement invisible. C’est dans l’infravisible du rapport de solidarité entre filles d’un même monde que réside la possibilité de la politique. Je crois qu’il faut être pragmatique : d’où pour-rait-on partir si ce n’est de la réalité des sujets exploités qui se rendent compte de leur exploitation et qui vont commencer à s’organiser ? Il n’y a pas d’équation stratégique évidemment. Mais la socialisation de l’expérience et l’échange des tactiques sont le seul terrain à partir duquel bâtir un projet poli-tique émancipateur. La politique, c’est le partage de la critique.

Le projet politique de votre livre est de montrer qu’en déconstruisant le pouvoir des images on peut mener une critique radicale des images du pouvoir et donc du pouvoir lui-même. Quel est le rôle des images dans la lutte politique ? Comment subvertit-on ces images ? Comment détourner le détournement du détournement ?

La manière dont la velina détourne sa propre image reste inscrite dans l’appareil visuel hégémonique. C’est un outil d’émancipation personnel ou intersubjectif qui n’aboutit pas en un conflit ou-vert avec l’autorité. Critiquer le pouvoir, suppose de montrer la matérialité de ses images. Cela ne peut se faire qu’à condition d’observer les médias comme des entreprises avec des chefs qui visent des avantages économiques. Parfois, au lieu de s’attacher aux significations de l’image, il faut viser l’économie de ces entreprises et lutter sur le plan de l’organisation du travail. Mais, il faut aussi comprendre que nous produisons des images tout le temps : nous sommes au service de ces entreprises. Pensez à l’utilisation que Facebook fait des images que nous produisons et diffusons. Par notre participation quotidienne à l’économie visuelle, notre vie elle-même est un travail. Il faut retourner à la question de la capitalisation des images du point de vue matériel des entreprises et réfléchir à ce que nous voulons en faire, en tant que producteur d’images. De ce point de vue, il est central de saboter le système corporatif des médias de masse, et de prendre au sérieux les pratiques de la culture visuelle populaire et les désirs qui s’y expriment. L’attitude moralisatrice contre les images suppose qu’on puisse les déserter. Or, au contraire, ce qu’on doit investir c’est la production et l’organisation de dispositifs visuels qui soient à la hauteur des dispositifs hégémoniques qui s’exercent sur nous. L’institution de nouveaux complexes de relations sociales organisées ne peut se faire sans la circulation d’imaginaires insurrectionnels et des désirs qu’ils expriment. Pour critiquer la séduction du pouvoir, il faut aimer les images.