la démocratie instrumentalisée par les fondamentalismes entretien avec Sophie Bessis

Les forces arabo-musulmanes se réclamant du fondamentalisme religieux et du djihadisme sont massivement aidées par les monarchies pétrolières qui sont elles, dans un double fondamentalisme, religieux et marchand. Les dirigeants politiques du capitalisme néolibéral occidental font des affaires et bradent les principes universalistes hérités des révolutions du XVIIIe siècle. Le fondamentalisme n’est donc pas une trace du passé, mais bien une figure de notre présent. Mais restons optimistes, partout dans le monde l’aspiration démocratique continue à universaliser l’universel. Sophie Bessis est à la fois française et tunisienne, historienne et politiste, chercheuse et actrice du monde contemporain : membre du Haut Conseil français de la coopération internationale en 2000-2001, secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale des droits de l’homme de 2004 à 2013, membre de la Haute Instance tunisienne pour la sauvegarde de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique en 2011. Elle a notamment publié La double impasse, l’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand (La Découverte 2014).

Vous parlez des fondamentalismes religieux et marchand, et de manière plus incidente, de nationalisme, de positions identitaires. Du côté de Vacarme, nous considérons trois adversités qui fabriquent des figures d’ennemis de l’ethos démocratique : le capitalisme néolibéral, les fondamentalismes religieux, et les nationalismes identitaires, avec l’hypothèse qu’ils se nourrissent les uns les autres. Comment pensez-vous l’articulation de ces figures ?

La première chose à souligner, c’est que l’ordre économique libéral s’est toujours accommodé des fondamentalismes. À partir des années 1930 et encore plus au cours de la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements successifs des États-Unis se rapprochent notamment du pouvoir saoudien, le plus fondamentaliste des États arabes, dans le cadre de leur stratégie de puissance dans la région et avec pour toile de fond l’accès des compagnies états-uniennes aux ressources pétrolières du royaume. Aujourd’hui, aucun fondamentalisme sur la planète ne s’oppose à l’ordre libéral capitaliste qui y règne en maître. Que ce soit dans le monde arabo-musulman, en Inde où le premier ministre Narendra Modi défend un hindouisme radical, mais organise une société capitaliste néolibérale, en Pologne où les catholiques ultras sont au pouvoir, nulle part il n’y a d’opposition au règne de la marchandise. Le gouvernement polonais ne s’oppose à l’Union européenne que sur des questions touchant à ce que vous appelez ethos démocratique, et qui a partie liée avec l’universel, c’est-à-dire une aspiration à la liberté humaine et à l’égalité entre des sujets libres pensants, capables de produire leur destin. Je parle ici de l’universel profane tel qu’il a été formulé par les philosophes britanniques du XVIIe siècle. Cette conception profane de l’universel est alors radicalement nouvelle dans la mesure où elle dote le sujet de droits inhérents à la condition humaine et non octroyés par une instance divine. Or l’universalisme moral porté par toutes les religions reste arrimé à une posture d’obéissance aux commandements de Dieu.

Pensez-vous que dans le contexte actuel, il faille distinguer entre différentes conceptions de la démocratie et pourquoi ?

Il existe aujourd’hui des conceptions très étroites et restrictives de la démocratie. Celle de la Banque mondiale et des organisations internationales, par exemple, est limitée aux processus électoraux, quel que soit le contexte dans lequel ils se déroulent. Cette conception conduit à faire croire avec le mot « démocratie », à un régime qui peut se réinstaller après le désastre, par une simple opération technocratique. Ainsi, la diplomatie internationale prétend organiser des élections en Syrie ou en Libye comme les États-uniens l’ont fait en Irak après 2003, avec les résultats que l’on sait. Les acteurs du capitalisme néolibéral se sont en effet aperçus que les dictatures qui ont régné des années 1960 aux années 1990 étaient en général assez peu performantes en termes économiques, là où un système politique empruntant quelques recettes à la démocratie pourrait être plus rentable. Ils ont donc proposé d’exporter cette démocratie instrumentale, qui n’a pas grand chose à voir avec ce que vous appelez l’ethos démocratique et moi l’universel. Si pour nous, être démocrate c’est adopter une manière d’être au monde, une forme de vie partagée par des individus porteurs d’une subjectivité singulière, mais aussi des individus capables d’entrer en relation avec autrui pour former des collectifs, cette démocratie se contente d’évaluer des performances économiques et des procédures bureaucratiques. Or, si elles peuvent avoir des effets collatéraux positifs, ces procédures — des élections libres à la dite « bonne gouvernance » en passant par la lutte contre la corruption — permettent avant tout de mettre de l’huile dans les rouages du fonctionnement néolibéral. C’est une forme de démocratie très limitée et garante du bon fonctionnement de l’ordre existant.

Nous sommes donc face à une conception dévoyée de la démocratie, instrumentale : elle n’est plus garante de la liberté de chacun et de l’égalité de tous. En fait, elle est le contraire d’un ethos démocratique. L’individu néolibéral en est réduit à être un consommateur addictif et solitaire. Les êtres humains ne sont plus que des fragments atomisés d’un tout qui les englobe sans les faire exister. Ni le collectif politique, ni le genre humain comme collectif ne sont plus ici des horizons de pensée. L’hégémonie actuelle, absolue, du terme de gouvernance, emprunté au lexique de l’entreprise, témoigne de ce dévoiement. C’est pour cela que je parle de fondamentalisme marchand, car il détruit l’individu libre tout autant que le fondamentalisme religieux, en empêchant de concevoir la liberté comme liberté de faire société. Le fondamentalisme religieux absorbe l’individu dans un groupe organique, le fondamentalisme marchand détruit sa capacité à se penser comme être social.

Viktor Orbán en Hongrie parle d’« État illibéral » plutôt que de libéralisme dictatorial, et son congénère polonais, Mateusz Morawiecki, dès son arrivée au pouvoir en janvier 2018 accepte la notion pour s’allier à lui sur le refus des quotas migratoires au sein de l’Union européenne. Comment s’articule cette démocratie instrumentale avec les nationalismes selon vous ?

L’exemple que vous donnez est édifiant. On voit bien que cette conception instrumentale de la démocratie s’accorde parfaitement avec les nationalismes et les fondamentalismes. Dans une démocratie illibérale, le illibéral est bien redevenu politique, là où le libéral est économique. Du coup, il est possible d’articuler libéralisme économique, nationalisme et rejet du droit à l’avortement, dégradation du statut des femmes et exclusion des migrants. Sur ce plan, le système capitaliste ne s’oppose pas aux normes sociétales des fondamentalistes religieux. Certes la Commission européenne est un peu ennuyée de voir Orbán et Morawiecki s’entendre ainsi, mais elle ne proteste que très mollement. Et quand il s’agit du monde arabe, les arrangements qui permettent de rendre compatible démocratie et systèmes théocratiques, ne s’appuient que sur des bases rhétoriques.

« Le fondamentalisme religieux absorbe l’individu dans un groupe organique, le fondamentalisme marchand détruit sa capacité à se penser comme être social. »

Pouvez-vous expliciter ce que vous entendez par arrangement rhétorique ?

Quand elles existent, les conditionnalités démocratiques requises par les pays occidentaux affectent le fonctionnement procédural, mais pas la société. Ils ne demandent pas une amélioration du statut des femmes, par exemple, ou l’abolition de la peine de mort. Les questions sociétales ne préoccupent pas les concepteurs de la démocratie procédurale. De ce point de vue, cela n’a pas changé par rapport à l’époque coloniale ou les Français comme les Anglais laissaient l’ordre social et sociétal dans leurs colonies aux mains des autorités traditionnelles ; à charge pour elles de ne pas entraver la mainmise coloniale sur les richesses du pays.

Considérez-vous que l’intérêt des Occidentaux pour la question des femmes est rhétorique ?

Je crois que oui. C’est à cet endroit précis que l’ethos démocratique pourrait être revendiqué. On toucherait en effet à l’ordre patriarcal comme obstacle à la démocratie réelle, ou si vous préférez l’ordre patriarcal pourrait être pulvérisé et cesser de faire obstacle. Si l’on touche au statut des femmes on touche au cœur de toutes les sociétés, partout. Or les démocraties occidentales ne se soucient nullement de faire valoir cette question quand ils font des affaires dans les mondes arabo-musulmans ou ailleurs. Ce n’est jamais une conditionnalité. Les femmes voilées ne dérangent pas les hommes d’affaires.

Question sempiternelle : comment faire avec la question du voile pour ne pas renoncer cette fois à l’ethos démocratique ?

En Occident, en France par exemple, la question du voile ne se pose pas de la même façon que dans les pays arabo-musulmans. Mais, de manière générale, accepter le voile comme singularité d’un groupe culturel c’est continuer à accepter que la structure patriarcale pare de symboles la supposée infériorité des femmes. C’est pourquoi il convient de continuer à être contre le voile qui demeure un signe de leur sujétion et de leur enfermement. Cela ne veut pas dire être contre les femmes voilées car, aujourd’hui, leurs raisons de porter le voile sont bien différentes selon les milieux et les contextes. En fait, le voile a changé de signification. Il signifiait jadis un rapport à la tradition plus qu’à la religion. Seules les citadines étaient d’ailleurs voilées, pas les femmes rurales. Dans les années 1960, un vaste mouvement de modernisation et de sécularisation des sociétés arabes a conduit les femmes à ne plus se voiler. Abandonner le voile signifiait devenir moderne et non pas incroyante. Ces femmes sans voile ne cessaient pas d’être musulmanes. La prouesse de l’islamisme a consisté à faire passer le voile du domaine de la tradition à celui de la religion. Et l’injonction a réussi au delà de toute espérance. Le voile est devenu pour les femmes un signe d’appartenance religieuse à l’islam et non plus une obligation traditionnelle. Contrairement au voile d’antan, le hijab est un voile « moderne ». D’où sa très grande ambiguïté et les débats infinis qu’il a suscités.

L’islamisme modéré relève-t-il pour vous aussi d’une rhétorique ?

L’islamisme modéré est un oxymore inventé par les Occidentaux pour accommoder l’islam politique à leurs intérêts. L’idéologie islamiste récuse l’ethos démocratique, car la loi de Dieu y est toujours supérieure à celle des hommes. Tous les fondamentalismes partent de ce postulat.

On peut cependant distinguer entre un islamisme politique et un islamisme belligène. Le premier veut arriver au pouvoir par des moyens légaux s’étant aperçu que la prise du pouvoir par la force était quasiment impossible. Une démocratie réduite aux élections est alors acceptée pourvu qu’on puisse ensuite imposer son projet de société. Le meilleur exemple est celui d’Erdoğan en Turquie. En 2002, quand l’AKP est arrivé au pouvoir, il avait les mêmes fondamentaux qu’aujourd’hui mais les Occidentaux, ne pouvant se permettre de rompre avec la Turquie, ont transformé l’islam politique turc en conservatisme musulman. En Turquie comme dans d’autres pays musulmans on a cru en outre, en cooptant les islamistes dits modérés dans le camp démocratique, pouvoir les séparer des islamistes dits extrémistes. Dans l’islamisme belligène, en effet, c’est la force qui permet d’accéder au pouvoir, mais les fondamentaux idéologiques sont les mêmes dans les deux cas. Cela ne veut pas dire que les islamistes politiques soient indifférents à toute influence, à toute évolution démocratique possible. Mais quand des dirigeants ou des individus deviennent sensibles aux principes démocratiques, ils cessent d’être islamistes. L’islamisme n’est pas une idéologie modérée. Pour que l’analogie avec la démocratie chrétienne puisse fonctionner, il faudrait avoir des partis conservateurs à valeurs morales issues de l’islam qui acceptent que la légitimité politique vienne de la souveraineté populaire et non plus du dogme divin.

Mais dans le nationalisme arabe, la légitimité ne venait pas de Dieu. Est-il lui aussi compatible avec l’ordre marchand et la démocratie instrumentale ?

Il faut raisonner par période. Dans les années 1950-1970, il y a eu des idéologies nationalistes sécularisantes. Les idéologies nationalistes arabes étaient séculières sans être laïques. La religion était instrumentalisée comme dernier recours de légitimité, mais schématiquement le nationalisme nassérien ou baathiste ont été des nationalismes séculiers. Bourguiba est l’homme politique arabe qui est allé le plus loin dans ce processus de sécularisation. Il ne faut pas oublier que ce type de nationalisme s’est alors construit contre le panislamisme et s’est voulu porteur de l’idée de l’État-nation au-delà des appartenances religieuses. C’est pourquoi nombre d’idéologues du nationalisme arabe ont été des chrétiens qui pouvaient se reconnaître dans une communauté nationale et non dans la oumma musulmane. Ces nationalismes séculiers ont réprimé l’islam politique : Nasser a pendu les Frères musulmans, Hafez al-Assad en a fait autant avec des méthodes d’une violence inouïe. Mais les défaites des régimes nationalistes, en particulier la défaite de 1967 face à Israël, ont sonné le glas de leur hégémonie et l’islam politique leur a succédé comme idéologie hégémonique, aidé de surcroît par l’émergence des monarchies pétrolières comme acteurs centraux de la scène politique arabe. Les dictatures républicaines arabes ont cependant eu besoin de compenser leur manque de légitimité par un recours croissant à la rhétorique religieuse tout en se convertissant l’une après l’autre au libéralisme économique. On a donc assisté à la naissance d’un discours économique libéral tandis que le discours politique se confessionnalisait de plus en plus. La rhétorique identitaire à paradigme religieux utilisée ad nauseam par les régimes dictatoriaux est donc parfaitement compatible avec l’ordre économique néolibéral.

Vous dites volontiers qu’il faut désoccidentaliser l’universel, qu’entendez- vous par là ?

Le paradoxe de l’universalisme occidental est d’avoir été immédiatement dévoyé par ses créateurs, qui ont exclu de ses bénéfices les femmes et les esclaves d’abord, puis les peuples colonisés. Or ces exclus sont la chance de l’universel car ce sont eux qui le revendiquent pour obtenir les droits, les bénéfices de l’universel dont ils avait été privés. Ce qui est intéressant, c’est que dans une configuration aussi terrifiante que celle du monde actuel, les exclus continuent à se l’approprier par des revendications politiques émancipatrices. Il n’y a donc pas lieu d’être pessimiste. Les débats au sein des anciens mondes colonisés œuvrent à cette désoccidentalisation, à cette universalisation de l’universel, depuis les marges d’abord, mais ensuite d’une manière très transversale.

« La rhétorique identitaire à paradigme religieux utilisée ad nauseam par les régimes dictatoriaux est donc parfaitement compatible avec l’ordre économique néolibéral. »

Il n’y a pas aujourd’hui de lieux où l’on ne débatte pas de l’aspiration démocratique, des principes et de l’universel, c’est vrai de la Chine au monde arabe ou à l’Afrique subsaharienne face à des régimes qui se réfugient derrière des spécificités de type identitaire pour asseoir leur monopole sur le pouvoir. Les spécificités invoquées ne sont pas toujours d’ordre religieux et peuvent convoquer d’autres répertoires. Ainsi, par exemple, une rhétorique des « valeurs asiatiques » est portée par les dirigeants chinois, face aux dissidents leur opposant des revendications universalistes. Ce qui est important, c’est qu’il ne s’agit plus du vieux débat Nord/Sud où l’Occident faisait fonction de modèle, il s’agit d’un débat Sud/Sud qui travaille l’ensemble de ces sociétés. Des pans entiers de celles-ci, et pas seulement des minorités intellectuelles, comparent leurs manières de concevoir aujourd’hui la démocratie et la liberté, l’égalité politique, la liberté d’opinion. Ces collectifs font usage du débat pour choisir entre différents projets de société comme les Tunisien.nes en ont donné l’exemple dans les controverses qui ont accompagné l’élaboration de la Constitution de 2014. Il y a eu des discussions ferventes sur la manière de choisir ses dirigeants et de pouvoir les révoquer. On a explicité une volonté démocratique anti-autoritaire, on a obligé les tenants du paradigme identitaire religieux à se confronter non pas aux autres, à l’Occident étranger, mais aux leurs à l’intérieur de leur propre société.

Ces acteurs peuvent être décrits comme des traîtres, des étrangers de l’intérieur y compris par des commentateurs occidentaux.

Oui. Ici, le différentialisme, le relativisme culturel d’une partie des intellectuels occidentaux et les intérêts des formations politiques arabo-musulmanes à paradigme identitaire se rejoignent pour affirmer que les partisans de la sécularisation ne seraient pas représentatifs de leurs sociétés. Il n’empêche que les débats font rage partout où l’on peut parler et que le renvoi à la figure de l’étranger n’est plus tenable.

Malgré tout quand il s’agit de liberté sexuelle, d’égalité dans l’héritage entre les hommes et les femmes, est-ce vraiment toute la société qui s’en empare ?

Il est vrai que dans bien des sociétés accrochées aux valeurs traditionnelles et/ou religieuses, les libertés privées sont moins acceptables que les libertés publiques. La résistance est maximale de la part des tenants d’une lecture littérale du Coran, surtout à propos des droits des femmes, en matière d’héritage par exemple. En fait, il s’agit du refus de partager les avoirs dans une société patriarcale ; ce sont des enjeux économiques et de pouvoir qui sont alors habillés par l’injonction religieuse. Mais les débats sur ces thèmes agitent la sphère publique même si toute la société n’y semble pas prête. C’est nouveau et important.

Cet optimisme relatif ne repose-t-il pas sur le seul cas tunisien ? Comment penser à partir de la Syrie ?

La Tunisie a en effet la chance d’être éloignée géographiquement des incendies moyens-orientaux, ce qui permet à son expérience d’être menée dans un contexte relativement pacifique. La Syrie est aujourd’hui un lieu de désastre, non parce que les Syrien·nes ont refusé de débattre de la démocratie et de l’universel, mais parce que les démocrates syriens n’ont guère pesé dans les rapports de force géopolitiques. La revendication démocratique de 2011 a été rapidement dévoyée par une double militarisation, celle voulue par les monarchies pétrolières venues au secours des mouvements jihadistes syriens et celle voulue par un régime décidé à détruire son peuple plutôt que de laisser une chance à la démocratie et qui a fait appel pour ce faire à la Russie et à l’Iran. De fait, l’avènement d’une ère démocratique dans le monde arabe est un cauchemar pour beaucoup de monde : pour les dictatures bien sûr, à commencer par les monarchies du Golfe quels que soient leurs différends par ailleurs, pour les mouvements islamo-jihadistes, et pour des pays comme la Russie et l’Iran. Les démocrates syriens ou ce qu’il en reste sont dans une solitude tragique. Quant aux pays occidentaux, ils ont d’abord soutenu les dictatures arabes, prenant leur immobilisme pour une garantie de stabilité de cette région stratégique, moyennant quoi la dynastie Assad a pu perdurer un demi-siècle. Puis, une fois le chaos installé, leur seule préoccupation a été de lutter contre « l’État islamique » que leurs politiques avaient contribué à faire émerger. Le problème n’est pas de savoir s’ils auraient dû intervenir en Syrie puisqu’ils y sont militairement présents depuis des années, mais s’ils auraient dû intervenir contre le régime de Bachar al-Assad. Le président Obama avait décidé que non, pour des raisons qui sortent de notre propos. Tout ce que l’on peut dire ici, c’est que leurs gesticulations martiales contre l’usage d’armes chimiques par le régime syrien et son allié russe sont une preuve qu’ils n’ont ni l’intention ni les moyens de faire pression sur ce dernier. Les droits humains ne sont pas la boussole des Occidentaux, et la dichotomie absolue entre le dire et le faire qu’ils pratiquent depuis toujours est une des marques de fabrique de leurs politiques.

Désormais, il s’agit de reconstruire après le chaos. La guerre a ceci de positif pour le système capitaliste qu’après les destructions, il faut reconstruire. Place donc au business et peu importe, vu les montants colossaux en jeu, avec qui il faudra négocier pour emporter les contrats.

Comment expliquez-vous l’apathie des peuples occidentaux spectateurs de cette situation ?

Elle me semble due à deux facteurs. Les opinions ne comprennent souvent pas ce qui se passe et les populations occidentales ont un problème avec l’islam. Pour beaucoup de monde, ce sont des fanatiques qui s’entretuent et il n’y a donc pas de raison de prendre parti. Qui sont les bons et qui sont les mauvais en Syrie ? Les choses ne sont pas assez claires pour mobiliser, sauf dans quelques milieux bien informés. La complexité de « la question d’Orient » et l’image négative qu’offre le monde arabo-musulman ont donc joué en faveur de cette apathie dont vous parlez.

On peut ajouter de plus que l’apathie ne se manifeste pas seulement sur la question syrienne. C’est dans une configuration d’insensibilité politique large qu’elle prend place.