désir de fierté et insubordination civilisée, au travail ! entretien avec Yves Clot

Le management néolibéral propose de « libérer » le travail en entreprise quand ce n’est pas d’inventer une « démocratie d’entreprise ». Avec Yves Clot, qui a consacré sa vie à la clinique de l’activité, il s’agit de comprendre quelle falsification se cache sous cette sémantique institutionnelle, mais aussi comment inventer dans le conflit de véritables collectifs, capables d’insubordination dans un rapport de force qui insiste sur le « rapport » plus que sur la force : coopération ? conflictuelle !

Quelle est la fonction de la psychologie du travail ? Est-elle un outil d’émancipation ou n’est-elle qu’un instrument du management néolibéral ? Que penser du management participatif aujourd’hui à la mode ?

Tout le mouvement dit des « entreprises libérées », sous l’autorité de nouveaux leaders charismatiques, prétend pouvoir opérer « la libération du travail ». Dans les pratiques managériales, il y a en fait aujourd’hui un dualisme entre d’un côté une inflation assumée de la procédure dont on espère tirer de la performance supplémentaire, et de l’autre côté, l’ouverture d’espaces de délibération participatifs qui sont en fait compensatoires et destinés à faire entrer l’initiative dans le formalisme des procédures. Ce cadenassage fait avorter l’initiative et finalement empêche l’activité, contrarie l’engagement. La psychologie du travail peut jouer ce jeu, dans la pratique ; et dans beaucoup de situations elle le joue. Mais la psychologie du travail elle-même est hétérogène comme n’importe quel milieu social. Soyons lucides. La psychologie du travail peut se révéler dangereuse du point de vue de l’émancipation. Beaucoup de directions tiennent en fait un discours hygiéniste : « quand les gens discutent, ils vont mieux, et cela permet de mieux voir la situation pour mieux la maîtriser ». Le vocabulaire de la psychologie voire de la psychanalyse abrite alors toutes sortes de dérives.

En quoi consistent ces dérives ?

Ces espaces à la fois délibératifs et normatifs veulent redonner de la dignité mais c’est souvent illusoire car, autour de la seule efficience économique, se cimentent des unités factices par adhésion et non par délibération conflictuelle autour du réel du travail.

Est-ce une fabrique d’identité ? La production d’une compacité qui confine à des positions identitaires d’entreprise ?

On pourrait dire cela : il s’agit de parler sans « dispute », en « gérant ses émotions » comme on gère le reste. Mais le réel du travail est polémique et mieux vaut l’assumer. Sinon on va vers une dévitalisation de l’activité. Des individus en série peuvent faire une collection, mais sûrement pas un collectif qui n’émerge, lui, qu’autour du conflit de critères intrinsèque au réel. La fonction des espaces de discussion normalisés est finalement de garantir l’organisation du travail contre tous les « angles morts ». Ce que j’appelle le réel, c’est — au delà de ce qu’on fait — ce qu’on n’arrive pas à faire ou même ce qu’on fait à son corps défendant. Prenons le cas de Volkswagen et du scandale des logiciels truqués pour les tests de pollution. Volkswagen a mis sur le marché onze millions de véhicules avec des logiciels truqués permettant de passer les contrôles officiels de pollution, mais polluants en situation normale d’usage sur la route. Les ingénieurs savaient que la commande qui leur était passée était impossible à réaliser dans les délais prévus en respectant la qualité du travail. Il y avait un conflit de critères entre les délais, le travail bien fait et la commande. La direction escamote la réalité de ce conflit en se contentant de fixer les délais pour la conquête du marché. Elle n’impose pas la fraude. En vertu de la subordination, au principe même de la relation salariale particulièrement verticale dans cette entreprise, l’idée même de discussion est forclose. Et la santé publique en danger.

« Le réel du travail est polémique et mieux vaut l’assumer. Sinon on va vers une dévitalisation de l’activité. »

Mais comment obtenir cette forclusion ?

C’est la subordination du contrat salarial qui l’autorise. Le rapport gouvernant/gouvernés tellement déréglé dans la vie politique trouve là ses racines ; dans une organisation du travail fondée sur le privilège — pourtant hors de saison — de l’employeur de décider seul de l’objet même de l’activité de chacun. Je dis hors de saison car le réel ne disparaît pas et « se venge » sur le dos des consommateurs et des usagers et même compromet l’avenir de l’entreprise. Comme, dans le scandale Lactalis où l’entreprise a mis sur le marché du lait infantile contaminé par la salmonelle qui a provoqué une épidémie chez deux cents bébés, en raison d’un défaut d’hygiène d’installations qui ont dû finalement être fermées. Ici, le scandale sanitaire reliait santé publique et santé des salariés car en ne laissant pas le temps et les moyens aux salariés de faire bien leur travail, avec tous les contrôles sanitaires nécessaires, on peut dire que c’est la qualité empêchée du travail qui empoisonne le lait consommé par les nourrissons. Et la pérennité de l’entreprise est en cause. Le réel résiste sous des formes toxiques, à tous les sens du terme. Il n’est pas exilable.

Comment les directions en arrivent-elles à donner ces ordres intenables ?

Parce que la loi du marché selon eux l’impose. Volkswagen veut devenir le premier groupe mondial, le marché états-unien est décisif et pour le conquérir il y a des délais à tenir. C’est le moteur de la décision de direction. Cette question du délai se pose toujours, quel que soit le système social dans lequel on fonctionne, mais elle entre en conflit avec les moyens dont on dispose — les processus de conception technique, la capacité productive des structures etc. Bref il y a là un conflit entre le temps et les autres critères de qualité. La déréalisation consiste à « pasteuriser » ce conflit de critères criant par des décisions fondées sur son refoulement. La direction ne veut pas savoir. Et le travail concret devient le dépotoir de tous ces conflits de critères indiscutables, à charge pour les ingénieurs concernés d’opérer la transmutation de ce déni en success story. Et c’est là que s’engendre l’univers morbide de la faute. Les salariés en font souvent une maladie ou compensent par des attitudes de bravades qui relaient le déni. Mais cette morbidité laisse aussi son empreinte sur la société. In fine Lactalis ou Volkswagen — on parle maintenant de Audi, la voiture allemande de référence — y laissent leur réputation, ce qui affecte encore leurs salariés.

Alors que peut votre psychologie du travail ?

C’est un outil qui permet de contrer ces processus afin de ramener ce réel dans l’espace de la controverse. Nous cherchons, mes collègues et moi, à réveiller l’échange entre salariés contre l’unité factice de ces adhésions en agissant contre ces collections identitaires fictives. On peut leur opposer la genèse et l’histoire de collectifs assumant les divisions du réel, capables de supporter et même de développer l’usage des conflits autour de lui pour mieux faire le tour des questions. On ne peut jamais faire tout bien et, s’il s’agit de bien faire, il va falloir supporter de faire des choix, d’arbitrer, d’opter. Il faut donc fabriquer l’instruction publique de la division du réel, sachant que le réel de l’activité divise mais que cette division, regardée en face, peut réunir. Nous sommes à cet endroit précis, très proche de ce que Nicole Loraux a explicité en analysant le rôle de la tragédie grecque dans son ouvrage La cité divisée. Le spectacle de la division permet de se réunir et de purger ensemble la violence des émotions qui en surgissent, et de fabriquer in fine la cité commune dans l’expérience de la division. La tragédie apprend à vivre ensemble avec ces divisions comme moteur. L’activité divise les travailleurs dans le monde, avant de les diviser dans leurs têtes. Ils peuvent construire l’illusion d’une unité factice. Mais on peut leur permettre d’expérimenter que ne pas être d’accord est une richesse et que le conflit est à la fois à la source des affects et de l’intelligence collective. Même si les gens peuvent perdre beaucoup d’énergie à ne pas en parler, personne n’est d’accord sur la définition du travail bien fait. Ce désaccord existe parce que dans le réel, cela se discute vraiment « ce qu’il faut faire ». On ne peut pas toujours faire en même temps la quantité et la qualité, la santé et la performance, la sécurité et la vitesse, chiffrer et déchiffrer. Même dans sa propre activité chacun a ses arbitrages. Nous passons notre temps à arbitrer entre des critères qui s’opposent entre eux. Le monde est agonistique et le psychologue du travail peut faire du conflit la source du développement des sujets, de la production de la société. Le conflit non seulement n’est pas mortel, mais une activité sans conflit est une activité sans possibilités de développement.

« Il s’agit non seulement de résister mais aussi de gagner en puissance. Agir sur le réel dans le con it pousse le pouvoir dans ses retranchements et permet une pratique civilisée de l’insubordination, d’étendre son rayon d’action. »

Quels sont ces possibles ouverts par le conflit ?

Le management moderne cherche à fabriquer de l’activité sans conflit et sape les possibilités de développement de cette activité au profit d’une efficacité productive pré-digérée, saturée « d’idées fixes ». Mais l’efficacité « pour de vrai » est autre chose que de remplir des objectifs. L’efficacité, en cours d’activité, c’est l’opérateur qui génère des objectifs non prévus à l’avance, une efficacité dynamique, chacun découvrant de nouvelles possibilités inattendues, et c’est comme cela que les activités humaines se développent : par la technique, les arts, la pensée. Une efficacité véritable est toujours reliée à un processus de créativité. Elle allie les objectifs prévus et imprévus. Il faut donc dans les collectifs respecter ces deux faces de la création par le libre examen. Le reste n’est qu’une mauvaise pragmatique, morte. Si la « performance » inclut cette créativité, alors disons qu’il n’y a pas de santé sans performance, c’est-à-dire sans inattendu. Certes, les attendus comme les inattendus sont discutables et doivent être discutés. Tout inattendu n’est pas bon pour la santé, certains sont destructeurs. Mais s’ils deviennent l’objet de la délibération, ils deviennent source de santé.

Selon vous ce type de conflit a-t-il partie liée avec la politique ?

Oui car cela vient bien sûr subvertir la subordination et les identifications nécrosées. Aussi, à cet endroit, l’activité peut être considérée comme une ressource politique, car la discussion sur les critères est une forme de délibération conflictuelle qui instruit la décision. L’activité est une triade vivante : il y a du conflit entre les sujets, les objets de l’activité et ses destinataires. L’objet est toujours déjà occupé par quelqu’un. Aussi le conflit est-il entre les éléments de cette triade, mais aussi dans chacun des éléments. On peut avoir un fétichisme de l’objet si on ignore qui l’occupe déjà. L’objet est donc un fait polémique ; une voiture en construction est un fait polémique. C’est ce que le management veut faire disparaître. La vitalité subjective est enracinée ou déracinée de ces conflits. C’est pourquoi les idéalisations factices sont dangereuses. Le collectif peut alors devenir un groupe fermé autour de la performance factice. Le métier du psychologue du travail se porte à la rencontre du réel difficile à digérer, pour fabriquer de la division liée, au sens de Nicole Loraux. La démocratie ce n’est pas simplement la possibilité de voter, c’est avoir les instruments pour faire le tour des questions, pour se rapprocher autant que possible de ce qui échappe dans le réel regardé comme une « ligne de fuite », dans ce qu’il peut avoir d’indigeste et pourtant de nécessaire à l’alimentation de la vie personnelle et collective. Pour moi, la psychologie du travail est ainsi une psychologie du réel et pas une psychologie du sujet autarcique. La vie et le développement sont à ce prix.

Mais les managers sont-ils les seuls à vouloir escamoter ce réel ?

On pourrait le croire, mais nous ne devons pas être impressionnés par la domination. Le plus souvent, la servitude est cherchée plus que subie : c’est en général pour se protéger des conflits du réel, se protéger des surprises du réel, et ça demande de l’énergie ! Construire et instituer la division par la multiplication des critères de qualité est un moyen de supporter les irritations du réel et d’en faire quelque chose. Notre objectif est de permettre à des opérateurs, à des salariés de faire l’expérience vitale d’une liaison nouvelle, de ce que la division de soi avec soi et avec les autres a de profondément liant, de fabriquer ainsi une conscience publique divisée autour de faits de métier polémiques, irritants mais excitants et qui peuvent alors faire l’objet d’une création que je n’hésite pas à qualifier d’efficace. Cette créativité retrouvée fabrique de la puissance sociale, de la dignité, du désir. Ce développement du pouvoir d’agir fonctionne alors comme une vraie recharge pulsionnelle. Ce n’est pas sans lien avec ce que Freud appelle le travail de culture, celui qui consiste à intégrer l’intraitable dans le lot culturel commun en le décapant ensemble, pour gagner sur ce qu’on pourrait appeler les terres étrangères du réalisable. Mais ce qu’on gagne sur cet inconscient-là, ce qu’on gagne à ces divisions est un territoire exposé et toujours fragile qu’on ne peut défendre qu’en s’y attaquant. L’institution de cet infini est au principe du désir qui garde vivante la conscience professionnelle.

Mais ce désir lui-même ne risque-t-il pas d’être détourné vers les intérêts du seul capital ?

Quand on a ce désir-là dans ces processus de délibération ou d’unité divisée, on peut justement faire autorité contre le pouvoir. On construit l’énergie qui consiste à pouvoir non seulement résister, mais agir contre et avec le pouvoir. On agit sur le réel en faisant autorité, ce qui pousse le pouvoir dans ses retranchements. C’est ainsi que l’on fabrique une pratique civilisée de l’insubordination. Il ne s’agit pas d’avoir le pouvoir à la place de ceux qui l’avaient pour faire ce que l’on veut, mais de produire ce travail de façon à étendre le rayon d’action dans le réel des collectifs de travail. Ce désir fabrique ce rayonnement des sujets, ce plaisir qui est puissance d’agir. Pour notre équipe, il s’agit de se porter à la rencontre de ce rayonnement-là et d’allonger ce rayon d’action. On ne peut combattre, résister ou diriger que si on a pris soin de cette puissance sociale. Cette conquête du pouvoir d’agir est au cœur de l’allègement du contrôle managérial sur la production.

Vous pensez que le désir institue un rapport de force ?

Dans « rapport de forces », le mot rapport est aussi important que le mot force. Il faut entrer en rapport avec des forces multiples dans la perspective d’une « coopération conflictuelle ». On a remarqué que quand les collectifs entrent dans des rapports institués, les directions objectent avec leurs propres critères et poussent ces collectifs dans leur retranchement. C’est alors qu’ils gagnent vraiment sur les terres étrangères.

Mais l’objectif repose sur l’hypothèse d’un monde commun, or cette conception n’est pas celle du néolibéralisme.

Si du côté des directions il n’y a plus ce principe éthique d’un monde commun, on peut imaginer et surtout éprouver dans l’action que le monde commun du réel n’a aucunement disparu et, qu’au contraire, si ceux qui travaillent en prennent soin, une génération de droits civiques nouveaux peut se porter à sa rencontre, faits de droits inédits sur son activité professionnelle et même d’un droit à la coopération conflictuelle en rupture avec le monopole actuel de l’employeur. Mais il y a une condition à cela : que le monde des travailleurs et ses organisations syndicales et politiques regardent l’action concrète pour soigner le travail comme un objectif immédiat, le centre de gravité même d’une liberté de mouvement à assumer tout de suite sans subordonner cette liberté à la conquête préalable d’un État supposé tout puissant. Je pense à Saint-Just qui disait de manière tragique en 1794 qu’on croit malheureusement avoir tout fait quand on a une machine de gouvernement. C’est encore pire de penser qu’on pourra tout faire quand on aura cette machine entre les mains. La qualité du travail humain est un bien public à entretenir ensemble, maintenant, pour qu’un monde commun renaisse.

On retrouve en quelque sorte ici la situation de l’émeute Réveillon en avril 1789. Elle conduit in fine les ouvriers de cette manufacture de papiers peints, violemment opprimés par une baisse des salaires, puis réprimés dans le sang, à réclamer que la Constitution s’ouvre sur une déclaration des droits de l’homme et du citoyen, afin que la vie de chacun soit respectée. Aujourd’hui, on peut aussi penser à ces entreprises en Inde ou au Bangladesh où le critère de sécurité est absent. Lorsqu’un incendie se déclare, le personnel est exposé sans vergogne à la mort violente. La commune humanité comme norme sociale ne doit-elle pas être un préalable ? N’est-ce pas ça qui achoppe, la commune humanité ?

Oui, il m’arrive de douter et de me demander si ce n’est pas trop tard, car le processus de décivilisation est suffisamment avancé pour que chacun ait intériorisé l’impossible. La question du « trop tard » est une vraie question. Mais elle peut servir à éluder les efforts actuels nécessaires. Je veux dire que le travail « soigné » a cette vertu de donner un accès privilégié à la conquête d’un monde commun divisé. En la matière, un certain « verbalisme » antilibéral peut malheureusement servir d’alibi aux impuissances de l’action.

« En s’engageant dans une coopération conflictuelle et un rapport de force professionnel au nom de la santé et de la liberté, le syndicalisme sort de deux écueils : la coopération sans conflit avec un management participatif sans horizon, et le conflit sans coopération, qui produit trop d’impasses. »

Aujourd’hui 37% des travailleurs n’éprouvent pas la fierté du travail bien fait, mais ils sentent très vite le désir de retrouver cette fierté. C’est pourquoi l’une des voies de passage vers ce monde commun passe par le travail. Je suis un lecteur attentif du livre de Bruno Trentin, La cité du travail [1]. La démocratie peut mourir d’être déracinée du travail, si la créativité du travail et même un professionnalisme délibéré ne redeviennent pas un bien public à cultiver maintenant pour faire entrer en lice de nouvelles forces sociales.

Si la subordination domine dans les organisations du travail, elle est subvertie dans les Scop par le fait que les coopérateurs ont des voix égales et discutent sur les fameux critères. Peut-on imaginer une psychologie du travail dans une situation de droits égaux et non pas de subordination ? Et par ailleurs, peut-on entendre le refus du travail comme refus de cette subordination ?

Les pratiques et les idéologies du refus du travail sont fondamentales. C’est certes le démon de la psychologie du travail, c’est-à-dire ce qui se met en travers. Mais disons-le, nulle raison d’être accroché à la centralité du travail car le travail n’est pas la source de bonheur : c’est la source de conflits vitaux et c’est sa grande vertu. Toutes les critiques du travail et même celles qui visent son abolition sont nécessaires. Ces positions libertaires permettent de n’avoir aucune illusion sur la supposée vertu du travail et nourrissent le travail de culture, la conquête de la liberté contre l’aliénation. Ce refus du travail a précédé le salariat, qui s’est installé contre une certaine liberté dans le rapport au travail. Le salariat comme solution, mais aussi comme dissolution, a conduit au chagrin du monde industriel. La crise du salariat est centrale, et faire de la psychologie du travail comme je viens de la décrire, c’est travailler contre le salariat et sa logique de subordination inscrite dans le contrat juridique. L’horizon est donc bien un dépassement du salariat. Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, il faut prendre très au sérieux l’existence des Scop, chacune dépassant la subordination par un bout. Mais au centre du travail salarié, cette dernière est devenue un risque pour la santé.

Cela interroge l’histoire du mouvement syndical, et en particulier l’histoire du compromis fordiste dans le rapport social. L’accès à la consommation a été troqué contre un renoncement à la santé ! Ce monnayage de la santé a fragilisé le mouvement syndical car l’organisation du travail a été laissée à la discrétion des dirigeants. Le compromis consistait à ne pas mettre son nez dans la boîte noire de l’usine pourvu qu’on ait accès à la consommation et à l’emploi. Mais il s’est accompagné d’une compromission sur la qualité du travail et la dignité professionnelle. La fabrique du monde commun de délibération dont nous parlons suppose de l’insubordination non seulement avec les employeurs, mais aussi à l’égard des institutions du mouvement syndical, même si c’est une insubordination bienveillante. Les vieilles institutions du mouvement ouvrier — sans même parler de la gauche politique — sont devenues elles aussi un obstacle au développement de la liberté telle que je viens d’en parler. La situation est bien sûr contrastée selon les lieux et les moments et elle a ses propres conflits de critères. Mais la conquête de nouvelles libertés vient en premier pour moi. Sinon rien ne sera préservé, même en matière d’égalité et de fraternité.

Comment les syndicalistes s’approprient-ils cela ?

C’est difficile, mais on a inventé quelque chose dont je m’honore et même si l’avenir n’est pas écrit. Nous avons été sollicités par la direction de Renault Flins, et nous avons conditionné notre entrée dans la situation au fait qu’elle accepte d’organiser le conflit de critères avec les organisations syndicales, et de rénover les modalités du « dialogue social ». Nous voulions faire une sorte d’expérience de régénération sous la force d’un rappel des opérateurs, des ouvriers. À partir de l’analyse du travail commencée dans une seule unité s’est imposée l’idée qu’il fallait élire des référents sur des mandats de six mois et qu’ils participent à des commissions tripartites où se trouveraient un représentant syndical, un représentant de la direction et l’un d’entre eux. Cent trente référents-métiers ont été élus par leurs collègues en plus des représentants syndicaux et des dirigeants. Pour les syndicats aussi, c’est une révolution indigeste qui fait discussion, au bon sens du terme. Car traditionnellement les représentants syndicaux sont les seuls représentants du personnel et donc du travail. Faire entrer en lice d’autres interlocuteurs, ces référents du travail collectif, constitue une solution et un problème à la fois. La direction de l’entreprise va bien sûr tenter de faire de ce dispositif un dispositif managérial comme un autre, nous le savons, c’est prévisible, surtout si le syndicalisme n’en fait pas un instrument d’action. Et c’est tout l’enjeu de notre travail avec le syndicalisme. Cet enjeu vise à faire la démonstration qu’il n’y a rien à perdre pour lui à s’engager dans ce type de coopération conflictuelle appuyée sur un rapport de force professionnel co-construit sur les chaînes au nom de la santé et de la liberté. Certains syndicalistes le comprennent bien et pas seulement chez Renault puisque nous faisons aussi d’autres expériences dans un EHPAD ou à la mairie de Lille.

Mais qu’est-ce que cela permet ?

Cela permet de sortir de deux écueils pour dénouer des questions concrètes de travail : la coopération sans conflit avec un management participatif sans horizon et le conflit sans coopération, qui renvoie à demain la solution des problèmes. Dans les deux cas, le réel en fait les frais. L’une et l’autre de ces déréalisations augmentent les conflits de personne, la querelle sociale nécrosée avec, à la clé, la violence. Or avec les référents-métiers, on peut remonter de ces querelles à la « dispute » — au sens médiéval du terme — sur le métier. Le travail empêché redevient une source d’énergie pour l’action instituée. Les référents font tenons et mortaises. Ce n’est jamais simple. Mais ce travail d’institution du conflit est précieux.

Quel rôle joue alors le droit du travail ?

Le code du travail défendu en 2016 et encore lors de la promulgation des ordonnances est un code compensatoire. Du fait de la subordination salariale, il donne des droits pour se protéger. Or cette compensation s’est faite aussi sur le dos du réel de l’activité, refoulé du code du travail. Il faut maintenant développer les droits des travailleurs sur leur activité et penser un droit du conflit et non plus un droit de réparation. Pour le moment, les opérateurs sont expropriés de leur travail et de leurs responsabilités et ce modèle n’est plus viable même pour la santé publique. À l’opposé du modèle français, le cas Volkswagen démontre la crise définitive de la cogestion allemande. Elle existe depuis 1945, et fabrique une coopération sans conflit. La tradition du mouvement syndical allemand laisse passer le réel à la trappe. Elle laisse les travailleurs seuls pour se débrouiller avec des situations impossibles.

Pour quel système de relations professionnelles faut-il se battre ?

Les dispositifs que nous expérimentons construisent des espaces de réciprocité et de conflit où « l’on médite des travaux », comme dit Saint-Just, et ce pour changer le travail. Le rôle des syndicats n’est jamais de cogérer. Il veille à maintenir les vertus productives du conflit entre les hiérarchies et les référents-métiers en se réappropriant eux-mêmes le travail réel, comme le font également les directions. Le travail dispose alors d’un vrai triangle institutionnel pour changer tout ce qui peut l’être, toujours sur la base de l’initiative des collectifs. C’est une voie possible pour le renouveau du système français de relations professionnelles.

Et comment faites-vous concrètement ?

À Renault Flins, 70 % des opérateurs sur chaîne sont des intérimaires. La direction affirmait qu’ils ne parleraient pas, ne pourraient même pas parler. On a commencé par faire la démonstration que c’était possible par l’organisation de confrontations croisées entre acteurs asymétriques. Il y eut une telle disputatio, que le doute n’exista pas longtemps sur la capacité de penser des travailleurs concernés. Des « délégués de classe » furent alors proposés par une opératrice qui devrait prendre une grande place par la suite dans cette expérimentation. L’ensemble des syndicats et la direction de l’usine ont joué le jeu jusqu’à aujourd’hui, non sans accrocs sérieux bien sûr. Je ne peux entrer dans les détails ici. [2] Mais le réel est moins escamoté, la santé et surtout la liberté y ont gagné même si la fragilité des expériences que j’évoque leur est consubstantielle dans le contexte actuel. Mais le conflit ne bascule pas ainsi dans la guerre. Car la guerre n’est pas une option.

La guerre civile met toujours en échec la révolution.

Oui et c’est pourquoi nous avons besoin de fabriquer cette insubordination civilisée.

Post-scriptum

Yves Clot, professeur émérite de la chaire de psychologie du travail du CNAM, est l’auteur de Le travail à cœur, La Découverte, Paris, 2008, et, avec Michel Gollac, Le travail peut-il devenir supportable ?, Paris, Dunod, 2014.

Notes

[1Bruno Trentin, La cité du travail, Paris, Fayard, 2012 (1re édition en italien en 1997).

[2On pourra lire à ce propos l’article de Jean-Yves Bonnefond, « Intervention et développement organisationnel en clinique de l’activité », Activités, 2017, 14-2.