être acérée entretien avec Lola Lafon
Lola Lafon s’est fait connaître en 2003 avec Une fièvre impossible à négocier. Suivent De ça je me console (2007) et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (2011). Son quatrième roman, La Petite Communiste qui ne souriait jamais, sort en 2014 et, plusieurs fois primé, rencontre un grand succès en librairie. Le dernier, Mercy, Mary, Patty, a été publié en 2017. Clémence Garrot a souhaité s’entretenir avec l’auteure en même temps que la militante.
Au départ de Mercy, Mary, Patty, une universitaire, Gene Neveva, est chargée de proposer son expertise dans le cadre du procès de Patricia Hearst, cette jeune héritière enlevée par un groupe d’extrême gauche en 1975. Comment en es-tu venue à faire de Patricia Hearst l’un des personnages de ton roman ?
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à Patricia ou Tania Hearst, je la connaissais déjà, mais peu, et surtout par l’image du poster qui la représentait en guérillera devant un serpent à sept têtes symbole de l’Armée de libération symbionaise (SLA), un mouvement armé états-unien. J’y ai vu un écho troublant à notre époque. Et pourtant cette histoire-là était ultra-racontée : la jeunesse de l’héritière, son enlèvement par un groupe d’extrême gauche et son ralliement apparent à ses thèses, jusqu’à sa participation à un hold-up. Jean Echenoz dit qu’un roman est la rencontre de deux sujets, un lieu et une personne par exemple. Pour ce roman, je suis partie d’un dialogue, un huis clos entre deux femmes qui discutaient d’une troisième. Je savais même qu’elles parlaient d’un procès, sans savoir encore duquel. La troisième femme, il fallait que je sache qui c’était. Les deux premières femmes ont pris corps : Gene Neveva, une universitaire américaine chargée de produire un rapport sur Patricia Hearst lors de son procès, embauche une jeune assistante, Violaine. Elles discutent ensemble des jours et des nuits entières de la troisième, Patricia Hearst, en s’appuyant sur des articles de presse et des enregistrements que la jeune femme a envoyés à ses parents depuis le lieu où la SLA la tient captive. Il y a enfin la narratrice, qui grandit dans le village de Violaine, et qui s’approprie toute cette histoire.
Il y a comme un décrochage entre Nous sommes les oiseaux, ton troisième roman, et La Petite Communiste puis Mercy, Mary, Patty, qui me semble plus nuancé, plus critique sur la question de l’émancipation : on passe d’une grande division, les aliénés d’un côté, les libérés de l’autre, à une sorte d’émancipation en puissance partout et chez tout le monde.
Les rencontres en librairies et dans les festivals ont apporté un changement, et sans doute la nuance dont tu parles. J’en fais énormément, dans des endroits très variés. Dans une ville, ou un village, ma venue est parfois un événement qui va drainer toutes sortes de gens, pas seulement ceux qui me lisent. Depuis La Petite Communiste, mes moments les plus militants, en tous cas les plus féministes, se situent là. J’ai rencontré des femmes de tous les âges, qui n’ont ni le costume militant, ni la parole militante, mais avec qui les discussions sur le corps, la liberté, d’autres choses, m’ont remuée. Face à une dame à la mine un peu bourgeoise, à Arcachon, qui se trouble d’un coup, les larmes aux yeux en évoquant la liberté perdue de son corps à quatorze ans… tu te dis que, peut-être, ces moments-là sont aussi politiques que d’autres qui se passent « entre initiées ». Les romans ne sont pas la place de la militance, j’aime trop la littérature pour la limiter ainsi, en revanche les rencontres si.
Jusqu’au troisième roman, l’influence militante était très forte, or on est obligé de garder une distance critique au militantisme et le changement dont tu parles vient peut-être aussi, non pas des déconvenues, pas nécessairement, mais justement du besoin d’aller plus loin dans la recherche de l’émancipation. Si à un moment donné, tu estimes avoir trouvé un ici qui est un lieu d’émancipation, tu es dans le paradoxe, par définition. Même dans les milieux qui la promeuvent, il faut batailler. Paradoxalement, les lieux militants ont pu être ceux qui laissaient moins de liberté au débat. Ça m’a frappé dans quelques grandes villes, j’y retrouvais un vocabulaire connu, on se « reconnaît » parce qu’on utilise la même langue. Ça arrive, parfois, de trouver des personnes qui arrivant dans le milieu militant s’expriment encore avec des trucs qui dépassent de tous les côtés : tu les retrouves un an plus tard et les angles sont arrondis. Le discours (quel qu’il soit) est appris.
« Il y a ce qui “se fait” et ce qui “ne se fait pas”. Qu’on emploie toujours les mêmes mots, qu’on s’interdise certaines formes, c’est un problème. La fiction, le poème, la nouvelle devraient retrouver leur place dans le tract, dans le politique. »
J’ai toujours eu du mal avec le purisme : je suis rentrée dans les milieux militants dans une « impureté » totale : je n’étais pas étudiante mais danseuse, j’aimais la fiction et la poésie, ce qui a été plutôt regardé de haut, je portais du rouge à lèvres… Et puis, j’avais grandi en Roumanie, un autre monde. Je ne venais pas du sérail et je me suis formée dans la douleur. En même temps, ça a bouleversé ma vie, c’est le collectif qui m’a sauvé la vie et ce n’est pas une figure de style. L’action collective a été centrale pour moi pendant vingt ans, j’y crois encore évidemment. Mais il est problématique que la langue soit soumise à tant d’injonctions en politique. Il y a ce qui « se fait » et ce qui « ne se fait pas ». Qu’on emploie toujours les mêmes mots, qu’on s’interdise certaines formes, c’est un problème. La fiction, le poème, la nouvelle devraient retrouver leur place dans le tract, dans le politique. On ne peut pas rester sur des trucs qui ne parlent qu’à des gens qui les ont déjà lus. Si la langue, les mots employés pour décortiquer nos aliénations sont excluants, quel sens ça a ?
Dans Mercy, Mary, Patty, j’ai eu le sentiment d’un travail très important sur ce que l’on appellerait dans une réunion politique la répartition de la parole, comme s’il fallait veiller à ce qu’aucun personnage n’en écrase un autre ou ne s’approprie son travail.
Je n’y avais pas pensé comme cela mais effectivement, en milieu militant comme n’importe où, il y a les petites mains et les grandes gueules, celles et ceux qui savent parler, c’est un rapport de classe difficile à dépasser, et qui a pu me rendre plus malade en milieu militant parce qu’il était nié. Bien qu’on attende plus du milieu militant, on ne peut en attendre d’être un refuge à toute épreuve.
Mon roman interroge le charisme, celui de Gene Neveva, de Patricia, de l’imagerie révolutionnaire. Je ne voulais pas laisser Patricia cannibaliser le récit. Or c’était une histoire de voix dès le début, parce qu’il y avait vraiment, concrètement, des archives, la voix enregistrée de Patricia Hearst que Gene Neneva et Violaine écoutent et qui fait irruption dans le roman. La distribution de la parole au cœur de Mercy, Mary, Patty était dans l’écriture comme une chorale, comme des voix qui devaient être à la même hauteur. S’il y en a une qui chante plus fort, ce ne sont plus des chœurs.
Gene Neneva initie Violaine à toute une culture politique (de la) critique. Sa manière de sortir sa jeune assistante de sa naïveté est ambivalente : fascination, séduction, mais aussi humiliation.
En effet, les échanges entre Gene Neveva et son assistante Violaine sont à la fois émancipateurs et écrasants. Neveva ne retourne peut-être aux États-Unis, une fois l’expertise sur Patricia finie, que parce qu’elle sait qu’en restant elle écrasera complètement Violaine. En même temps, que serait devenue Violaine sans sa rencontre avec Neveva ?
Mon éducation à la danse classique me fait penser que oui, malheureusement, on peut apprendre dans l’humiliation. Dans la danse, on n’a pas besoin de professeurs pour être humilié, on est humilié par rapport à ce qu’on rêve de soi-même, par rapport à ses limites, au regard de ce que l’on désire comme mouvement sans l’obtenir, le miroir… c’est un rapport à l’excellence, au détail. J’ai été élevée là-dedans, c’est mon éducation, et même si je peux avoir un regard critique aujourd’hui, ce côté obsessionnel me constitue.
C’est une discipline que j’ai choisie, sans que personne ne m’y ait obligée et je l’ai choisie contre l’avis des adultes. L’ambiguïté est là aussi, qu’arrive-t-il quand on choisit sa propre coercition et qu’elle nous libère ?
Je retrouve ce paradoxe derrière l’anorexie de Violaine.
En effet, je vois l’anorexie comme une stratégie de résistance, un message : on refuse de consommer ce qui est proposé comme nourriture et ce faisant, on se retrouve investie d’une puissance immense, puisqu’on n’a plus besoin de rien, du moins c’est l’illusion qu’on a. L’anorexie est un langage brutal, mais aussi paradoxalement un manque de mots. C’est plutôt un poing dans la gueule de ceux qui doivent faire face à un corps affamé. Il y a une volonté d’autocontrôle. Dans un monde que tu ne peux pas contrôler, au moins tu contrôles ton corps par ton alimentation. Violaine est acérée. Elle a faim. Immensément faim de verbes, de rencontres. Elle est en mouvement, elle est en mouvement tout le temps, et en même temps, elle va vers la mort, si elle ne rencontrait pas Neveva, la parole de Neveva, on ne sait pas ce qui adviendrait d’elle.
S’il y a des garçons anorexiques, il s’agit majoritairement de femmes. Les filles usent de très peu de mots pour exprimer leur dégoût, leur peine, trop peu. Quand je vois un corps amoindri comme ça, je pense à l’essai d’une Américaine que j’avais lu quand j’écrivais La Petite Communiste et qui disait ceci : un jeune homme grandit avec l’injonction de prendre de plus en plus de place, même musculairement, pour pouvoir s’affronter le mieux possible à ce qui va lui tomber dessus, et une petite fille, à un moment donné, comprend l’injonction absolue pour devenir une femme de rétrécissement, d’amaigrissement et d’affaiblissement musculaire. Avoir des muscles, même si des milliers de comptes Instagram disent que c’est très beau, en vérité ça ne correspond pas à l’idéal proposé ; l’idéal, ce n’est pas la fille à biceps.
« Dans mes moments de paranoïa complotiste féministe, je me dis que l’injonction aux femmes de maigrir n’est pas innocente : on est occupées, très occupées, on nous occupe à mort. »
L’anorexie de Violaine est une arme, contre ses parents, contre le monde avachi, résigné, des adultes et en même temps, malheureusement, tout ce temps que Violaine passe à compter ce qu’elle ingère, à devenir une sorte d’usine à savoir comment devenir la plus affolante possible de maigreur, elle ne le passe pas à faire autre chose, elle ne le passe pas à créer quoi que ce soit. Dans mes moments de paranoïa complotiste féministe, je me dis que l’injonction aux femmes de maigrir n’est pas innocente : on est occupées, très occupées, on nous occupe à mort. Évidemment que l’on peut prendre de la distance par rapport aux injonctions mais on n’a pas la force de prendre cette distance à tous les âges. Cela me fait penser aux broderies que l’on mettait entre les mains des femmes pour qu’elles restent à la maison, ce n’est pas si différent.
J’ai le sentiment que ton féminisme porte en premier lieu sur la discipline des corps. Il y a par exemple une place spécifique dans tes derniers livres sur la puberté.
La puberté est l’occasion d’un virage : si l’illusion, quand tu es petite fille, a été d’espace et de liberté, il y a un moment où le regard des hommes dans la rue est vraiment un choc. Tu deviens une proie. En tout cas moi, j’ai le souvenir d’une sorte de passage.
Je m’intéresse au vieillissement, à la ménopause, le moment où « officiellement », tu cesses d’être une proie. Les magazines ou la médecine en font une sorte de drame à « compenser » par des traitements, on doit encore se soigner. D’ailleurs, le corps des femmes est constamment un corps à reformuler, refaire, modifier, limiter, raboter, désodoriser. Je crois qu’il y a aussi une sorte de soulagement à ne plus avoir ses règles par exemple. Sortir de ce rythme, de ce rapport au cycle, à la douleur et à l’enfantement. L’injonction à la maternité, qu’on soit hétéro ou pas, me frappe vraiment beaucoup. C’est un raz de marée.
La ménopause, c’est aussi, peut-être, un grand espace de liberté retrouvé, mais comme il n’est plus question de procréation, on le « vend » comme un amoindrissement de sa « valeur » sur le marché de l’hétérosexualité.
Aujourd’hui émergent beaucoup de mouvements d’affirmation du corps, sur lesquels je suis un peu partagée. À la fois je trouve ça formidable, primordial. Mais l’avocate du diable que j’abrite en permanence me souffle que le capitalisme s’en accommodera très vite, nos complexes ne sont que des nouveaux marchés, ils vendent à toutes les tailles. Il y a cette idée chez Barthes — qui n’est pas si facile à appliquer — qu’il faut se déprendre de soi. C’est un travail constant.
Parfois, j’ai peur de ne plus faire que cela, lutter pour me sentir mieux dans ce monde-là. Ce qui me fait peur, c’est la tentation de se créer une niche, d’exiger de ce monde qu’il rende la vie plus facile… Se concentrer sur ce que l’on mange, ce que l’on ingère, ce que l’on respire, rechercher la « qualité de vie ». Ça me fait vraiment peur de voir à quel point cet aménagement du capitalisme a pris le pas sur une vision politique du quotidien.
Quelle est ta position sur #metoo ?
Sur #metoo, je ne vais pas mettre un gramme d’ambiguïté : pour moi, c’est formidable, je trouverais malvenu de faire la fine bouche. Tout le monde attendait un grand mouvement social en France, il a surgi en réalité. Ma vie, celle de mes amies, auraient été très différentes s’il y avait eu #metoo. Croire que tu es la seule à avoir été agressée, être persuadée par l’agresseur que ce que tu dis n’est pas crédible, que tu n’as pas compris, qu’il n’y a pas eu viol. Penser que ce que tu dis n’existe pas parce que tu es la seule à le dire, etc. Ça n’aurait pas changé les conséquences d’un abus sexuel, d’un viol, mais ça aurait changé l’isolement et le silence dans lesquels on était il y a seulement dix ans.
Travailles-tu sur un roman en ce moment ?
Je suis très besogneuse, je réfléchis, je lis, je cherche… c’est un processus qui est long, et le temps de ça est incompressible. Au début, je me fais une discipline sportive, je fais de la matière, parce que ce n’est que quand j’ai de la matière que je sais ce que je ne veux pas faire.
Il y a des éléments qui travaillent longtemps. Après mes trois premiers romans, je me suis dit que je ne parlerais plus jamais des violences, du viol ; je me dis aujourd’hui que je n’en ai parlé que du point de vue de la victime. Si cela ne m’intéresse pas d’en parler du côté de l’agresseur, en revanche, j’ai envie d’écrire sur les réactions des gens autour. Qu’est-ce qu’un viol dans une famille ? Qu’est-ce qu’un viol dans un cercle d’amis ? Qu’est-ce que ça renvoie ? J’ai envie de travailler sur l’onde provoquée par le viol.
On ne choisit pas les sujets, ils s’imposent. Au fond, ce qui continue à me bouleverser, ce sont les filles, les femmes que l’on n’entend pas. C’est une obsession. Je suis troublée au-delà des mots par le nombre de jeunes filles qui viennent dans les salons, dans les rencontres, et qui me disent à moi ce qu’elles auraient dû dire à d’autres. Je ne dis pas ça parce qu’il ne faut pas me parler, bien sûr, mais je rêve d’une rencontre où il n’y ait pas une jeune fille qui vienne me dire : j’ai été agressée, j’ai subi un viol. Parce qu’en fait ça n’arrivera pas. À chaque fois qu’il y aura vingt femmes dans une salle, il y en aura dix-sept, dix-huit, qui auront quelque chose à raconter. Ça me renverse.
Le milieu militant n’est évidemment pas exempt, ce qui a été un choc pour moi. Par exemple, je ne suis pas pour ou contre le dépôt de plainte suite à un viol, je suis pour que les femmes fassent ce qu’elles ont envie ou besoin de faire. C’est horrible de porter plainte, mais l’injonction à ne pas porter plainte, parce que ce serait avoir recours à l’État ou à la police, est une injonction très lourde. On ne peut pas dire cela sans prendre ses responsabilités, surtout si c’est pour garder un agresseur dans les cercles militants. Dans les milieux militants mixtes, j’ai beaucoup rencontré ce genre de cas : on se substitue à la justice, on va voir les types… Je ne sais pas s’il y a une meilleure solution. Je sais qu’à un moment donné, je trouvais que l’injonction à l’autodéfense dans les milieux militants féministes était à la fois formidable et très dure pour celles qui n’avaient pas pu se défendre, parce que d’une certaine façon, ça voulait dire que dans tous les cas, on pourrait se défendre si on connaissait les bons gestes. Or c’est beaucoup plus compliqué que ça, parce que si c’est ton compagnon, comme très fréquemment et comme je l’ai vécu, par exemple, ou si c’est ton oncle, ton père… Tu ne vas pas lui casser le genou.
Ça, pour moi, c’est le sujet. C’est ce que l’on peut apprendre aux petites filles, et comment. Qu’est-ce que tu fais quand ce sont des gens que tu connais, qu’est-ce que tu fais quand ce sont les gens qui t’aiment qui s’avèrent être les plus dangereux ? Il me semble que c’est l’abus qui reste le plus tabou. Celui où l’on est ce que j’appelle « la mauvaise victime ». Celle qui a désiré un homme, qui est rentré dans son appartement, qui s’est déshabillée de son plein gré. Et qui a subi un viol. Je n’ai pas fini de m’intéresser à ça, ni d’écrire là-dessus.