Vacarme 84 / Cahier

erreur numéro bleu

par

0x0000004C FATAL_UNHANDLED_HARD_ERROR

Il y a quelque chose qui ne marche pas.

C’était fatal, depuis le temps que j’attendais, pleine d’espoir, face à ma barre de chargement. Et maintenant je ne peux rien faire. Mon doigt a dû glisser, un clic mal avisé, une touche de trop, la case qui fait déborder le tableau Excel, baver les lignes de code, fuir le pare-feu et fondre la mémoire vive. Il y a une seconde encore, les colonnes de chiffres défilaient, nettes et pures, noires et blanches, quand soudain tout a chaviré. L’écran, perdant sa profondeur, s’est figé comme un mauvais plat en sauce et n’offre plus à l’œil qu’une surface impénétrable, un cristallin brisé, bafoué, bleu.

Mon ordinateur et moi venons d’entrer en apnée, n’osant ni l’un ni l’autre bouger d’un octet. Son horloge interne a rendu l’âme, il est inutile de compter les secondes : on dirait un pixel extrait du Bigger Splash de Hockney, instantané étrangement apaisé d’un crash irrémédiable. En bordure du cadre une série de numéros et de mots compassés documentent l’accident, accompagnés, dans un dernier sursaut vital, d’un petit sourire de ponctuation triste, : ( deux points pour ouvrir une parenthèse sur un vide abyssal.

731 (0x2DB)
ERROR_WAIT_1

Peut-être que si j’attends, ça va passer.

Difficile de naviguer désormais, me voilà naufragée, cernée à angle droit par les contours de l’écran bleu piscine, rectangle lisse et remarquablement peu accidenté qui donne à la chambre plongée dans la pénombre de faux airs de nuit américaine. Les gens dans les vieux films ont toujours l’air si sereins, ils se permettent d’avoir des gestes lents, qu’est-ce j’peux faire, j’sais pas quoi faire, comme si rien ne pressait, sous la chaleur d’un filtre bleu qui empêche de voir le soleil. Mon rythme cardiaque ralentit à 24 images par seconde, et je reprends mon souffle.

732 (0x2DC)
ERROR_WAIT_2

Rien n’a bougé. Puisque j’ai tout mon temps, je commence à me demander, lentement, à quoi ce bleu-ci peut bien faire écran.

Dans la langue curieusement tragique des informaticiens, on parle d’« écran bleu de la mort », comme si on avait glissé en secret des cachets de cyanure à votre ordinateur, ou peut-être des sels d’argent. Et il faut avouer qu’il y a quelque chose de fascinant à observer le masque mortuaire d’un parfait miracle de technologie. De ce point de vue, le choix de la couleur relève d’un usage analgésique : le bleu apaise, il anesthésie et noie votre angoisse dans une tiédeur de mers du Sud. Tout va bien. Les développeurs veillent sur vous. Ici la mort est très douce, et il n’est nul besoin de s’inquiéter pour vos fichiers qui lentement s’asphyxient. Le bruit des touches de clavier s’est tu, le ventilateur s’est éteint, on n’entend plus que les moustiques qui, passant par la fenêtre entrouverte, croient encore à un carré d’eau stagnante et viennent s’y cogner comme à un hublot. C’est calme.

Presque comme une tombe.

0x000000EF CRITICAL_PROCESS_DIED

Il y a quelque chose qui ne marche pas, qui ne marche plus, et nous refusons d’y croire. Je me trompe, et ce n’est plus comme dans les vieux films : depuis quelque temps, l’écran bleu est devenu pour nous la surface de l’impossible, domaine de l’illusion et de l’immatériel, et sur les plateaux de tournage on entend souvent dire qu’il s’agit de la couleur la plus rare de la nature, comme si le ciel et la mer étaient exclus du champ cosmologique des effets spéciaux. Peu importe, finalement, que les fonds en aplats devant lesquels s’agitent flots de cascadeurs et comédiens recouverts de capteurs toujours fonctionnels soient vert chlorophylle, l’écran d’erreur a bien pour nous quelque chose de monstrueux.

« I am like the blue rose », déclare un personnage de David Lynch vingt-cinq ans après les premiers plans de Twin Peaks, comme un nouveau « rosebud » enfin éclos. Je suis comme la rose bleue, soit ce qui n’existe dans aucun jardin, la rose de nos écrans paralysés qui se désagrègent lentement sous l’action de la chaleur, comme le dahlia noir ou toute autre fleur baudelairienne dont le royaume n’excède pas les limites des paradis artificiels et des simulations graphiques sans odeur des ordinateurs.

L’écran bleu comme erreur de la nature, peut-être. Après tout l’erreur informatique est un impossible particulier, ce qui ne peut, ne doit jamais arriver au sein de cette mécanique si bien huilée qu’elle passe, sous son verre d’aquarium, pour un liquide quintessencié, un flux sans reflux suscitant une ivresse sans flacon. La machine est parfaite et docile, par les temps qui courent, obéissant à l’œil et au moindre tapotement de sa surface lisse, prête à des calculs si rapides qu’ils en sont invisibles. Son taux de productivité, jusqu’ici, était remarquable. Mais il y a quelque chose qui ne marche pas. Vous aviez une chaîne d’usine entre les mains et vous vous retrouvez soudainement avec un tableau d’art contemporain.

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ERROR_WAIT_3

En attendant, j’attends. Je regarde les 0 flotter comme des méduses et les bancs de 1 qui passent dans le lointain en me demandant à quoi rêvent les écrans bleus, pris dans leur stase zen, eux qui ne font rien, rien, rien du tout.

Il n’est pas si mal, finalement, ce tableau.

1904 (0x770)
ERROR_ALREADY_WAITING

En attendant, j’attends de découvrir que l’algorithmique n’est pas soluble dans la paresse, et qu’Internet n’est pas une mer mais une mare dont on voit surtout le fond. C’est calme. Presque comme une île. Plus j’y pense (et puis il faut bien passer le temps de chargement), plus l’erreur informatique me fait rêver à un pays où tout serait lent.

Attention, me dit-on hors cadre, (0xf0822 CBS_E_ILLEGAL_COMPONENT_UPDATE, « vous sortez des bornes du bon sens ») ceci n’est pas le ciel bleu de l’idéal, mais une couleur unie et civilisée ; d’ailleurs c’est la couleur que tout le monde préfère, sans que l’on ait vraiment eu la possibilité de songer aux alternatives ni même à son nom, un peu ridicule. Il faut le dire lentement : bleu. Comme une chose molle qui viendrait se coller au palais, un aspic sans saveur au colorant E13, unique remède, entend-on partout, à la mélancolie. Tout va bien. Une simple erreur de parcours, un imprévu, un mauvais calcul qui passera vite, puisque tout passe. Mais, vraiment, le véritable problème c’est ce contretemps fâcheux. Il faudrait vous y remettre, maintenant, tout ce travail abandonné à mi-parcours, plus vite, en mettant les bouchées doubles on pourra peut-être sauver les données. Si vous pouviez cesser de vous perdre dans la contemplation inutile de ce rectangle bleu, comme s’il avait plus à offrir que ses efficaces et concrets numéros d’erreur, CODE STOP : 0x000000F2 Une tempête d’interruption a causé l’arrêt des activités, des ralentissements sont à prévoir sur l’ensemble du pays, nous comptons sur les efforts de chacun pour que la gêne occasionnée ne soit que temporaire. Un peu de bleu de méthylène pour soigner les bleus du système, soufflez sur votre écran et embrassez pour plus d’efficacité.

Et sinon, vous avez pensé au télétravail ?

51 (0x33)
ERROR_REM_NOT_LIST

Peut-être que ce n’est pas moi, finalement, qui suis dans l’erreur.

En attendant, en attendant, en attendant, j’arrête d’écouter (23 % de chargement des suffrages exprimés), je ne fais toujours rien et je pense à mon île. Les codes d’erreur me parlent un anglais de croisière internationale, en caractères bleu iceberg sur fond de sac de congélation. Des mots qui ne se comprennent pas complètement, mais en les laissant fondre sous la langue on peut apprécier la poésie de l’erreur à sa juste valeur,

ERROR_BAD_ARGUMENTS 160 (0xA0)

Un problème de programme a engendré une surcharge d’arguments creux

ERROR_NOT_SUPPORTED 50 (0x32)

Il semblerait que votre machine ne supporte plus le système

ERROR_SHUTDOWN_IN_PROGRESS 1115 (0x45B)

Elle a décidé qu’il fallait que cela cesse

ERROR_GRACEFUL_DISCONNECT 1226 (0x4CA)

Et de prendre le temps de penser

ERROR_MEMBER_IN_GROUP 1320 (0x528)

Collectivement

ERROR_NO_INHERITANCE 1391 (0x56F)

Pour que quelque chose puisse changer.
Envoi :

0x000000A0 INTERNAL_POWER_ERROR

Le pilote en place rencontre une défaillance

ERROR_SUCCESS_REBOOT_INITIATED 1641 (0x669)

Il y a quelque chose qui ne marche pas. À croire que moi aussi je dysfonctionne, je n’ai pas rendu mon bilan, et à force d’accumuler le retard, je ne bouge plus qu’en décalage, comme un personnage mal animé. Qu’est-ce que j’peux faire, sinon tourner en rond dans ma piscine, qu’est-ce que j’peux faire, on y est bien mais on se cogne vite aux bords, qu’est-ce que j’peux faire pour échapper au blues.

Même si mon écran a fermé boutique j’ai tout de même laissé une fenêtre ouverte. Il y a beaucoup de monde, dehors, et c’est un peu moins calme. Ils chantent.

Je sais quoi faire. Je vais sortir marcher un peu.

Post-scriptum

Marion Lata enseigne la littérature à l’Université Paris 3. Dans sa thèse, elle s’interroge sur le pouvoir du lecteur dans la littérature et la théorie contemporaine, entre numérique et papier.