Vacarme 84 / Cahier

politique et poésie des déchets

lettre E précédée d’un extrait du journal de recherche

par

Ce texte est extrait d’un travail en cours consacré à la réhabilitation de la décharge de Fresh Kills à New York, à paraître en 2018. Il poursuit une réflexion politique et poétique déjà amorcée depuis le numéro 79 de Vacarme (printemps 2017).

Berlin, 30 avril 2018

[…] L’horizon vers lequel j’écris est celui de l’utopie. Écrivant, je regarde vers le possible d’une révolution, d’un déplacement, d’un jeu, d’une marge de manœuvre. Le réel, le présent, nous plongent dans la stupeur — ils nous excèdent, nous ne parvenons pas assez à les saisir, nous voyons bien ce qui se passe, mais nous ne le pensons pas encore exactement, n’ayant pas le fin mot de l’histoire.

Je cherche non pas la formule explosive qui ouvrira la voie, mais l’outil, le mot, la parole, qui me permette de reprendre mes esprits, avec l’intuition, ou l’espoir, que « déchet » pourrait être ce mot-là.

En arrière-fond, les questions informulées, sourdes, les mauvaises questions héritées du temps d’avant, celui qui se dissout maintenant, mais je n’en ai pas d’autres : la guerre est à venir ? Est-ce déjà la guerre ? Quand sait-on quand une guerre commence ? Peut-être : lorsque, de nouveau, le langage est miné. Lorsque les mots qui voulaient dire quelque chose sont, de nouveau, repris, récupérés, vidés de leur sens, jetés en pâture, broyés dans le bruit du temps.

Le « lexique poétique » entendait lister les mots du déchet, et, de plus en plus, cette crainte, ou cette évidence : le devenir-déchet des mots eux-mêmes.

Lors d’une tentative de traduction des mots du déchet entre l’anglais, l’allemand, et le français, se fait jour une parenté inattendue — quoique déjà aperçue dans des œuvres littéraires, et notamment chez De Lillo — entre bruit, et déchet : rubbish, en anglais dit à la fois le rebut et la camelote. Ce que l’on jette parce que cela a perdu toute valeur, et ce que l’on garde, mais relègue, pour la même raison — la peau de banane et le vieux cendrier orange dont plus personne ne veut. Je me demande si en allemand, on trouverait un terme équivalent, ayant également ce double sens. Mais non : je trouve de nouveau deux sens, en allemand. Müll (assez proche des ordures), et Gerümpel, que je ne connais pas. Le dictionnaire m’en apprend le sens — ensemble d’objets dans valeur — et le sens premier : en moyen haut-allemand, Gerümpel est un synonyme de Gepolter, qui signifie vacarme.

Ce que nous apprend le mot rubbish, c’est qu’il y aurait finalement deux choses à faire, avec le déchet-camelote : l’utiliser, en le détournant de sa fonction première [1], ou bien le détruire. […]


Énergie Aux marges, nous dit Mary Douglas dans Purity and Danger, on relègue l’impur, la souillure, tout ce qui ne peut être ordonné au sein d’une structure sociale, et tout ce qui, en tant que tel, représenterait une menace pour cette même structure. Pourtant, « les marges, lieu de danger et de fragilité, recèlent aussi une forme d’énergie ».

Ce qui est relégué aux confins, sous couvert de saleté ou de dangerosité, peut aussi se convertir en attribut du pouvoir et se trouver mobilisé lors de cérémonies rituelles. Il est toujours un moment, dans la vie des sociétés primitives auxquelles elle se consacre — et dont les pratiques symboliques ne diffèrent pas essentiellement des nôtres — où la souillure revient dans la partie. Alors, incidemment, se dévoile l’illusion d’un ordre sans faille, d’une pureté exemplaire :
« Toutes les fois que nous imposons à notre existence un modèle rigoureux de pureté, elle devient inconfortable au plus haut point ; et si nous nous y tenons jusqu’au bout, nous débouchons sur des contradictions, ou encore sur l’hypocrisie. Car ce qui est nié ne disparaît pas pour autant, cet aspect de nos vies, qui n’est pas conforme à nos catégories, existe bel et bien et réclame notre attention. »

Enfance L’enfance, la toute petite, comme âge encore sans loi, où n’existe, entre les objets, les matières, les choses, aucune hiérarchie. La feuille, la plume sont ramassées par terre, glissées dans la poche, portées à la bouche. Rien n’est encore sale — rien n’est propre non plus.

Et je revois l’enfant avec ses petits cubes de bois colorés, me tendant l’un, puis aussitôt tendant sa main ouverte pour que je le lui rende, et, quelques jours plus tard, modifiant le jeu à l’improviste, alignant côte à côte tous les cubes que je lui rends, créant un ordre qui n’existe que pour lui, et qu’il s’amusera, dès la ligne achevée, à détruire.

Exotisme Le déchet, est-ce toujours l’autre ? On trouve, en français comme en allemand, la même racine de la « chute ». Déchet, Abfall (fallen, tomber) ce qui, après découpe, reste, ce qui n´appartient pas au « tout », mais serait nécessaire à sa définition : de l’autre côté de la limite, de l’autre côté du ciseau, ou du couteau qui sépare l’os, bientôt jeté, de la viande.

L’autre côté du mur, la périphérie de la ville, c’est bien souvent là que se retrouvent les déchets, stockés, brûlés, relégués loin des yeux, loin du cœur. Dans les mêmes zones pourtant, incertaines, opaques, on vient chercher un visage autre de la ville, loin de la domestication des espaces verts protégés, adaptés aux loisirs familiaux inoffensifs, à la détente du couple-deux-enfants en fin de semaine (c’est tellement agréable). Pour ceux que rebute la récréation organisée, l’arpentage des friches recèle des trésors, des mystères, des expériences « authentiques ». Je me demande pourtant dans quelle mesure ces expériences mêmes, et le récit qu’on peut en faire en littérature, ne relèvent pas d’un exotisme de la marge — partant, dans quelle mesure le déchet lui-même, quand on prétend lui redonner valeur, n’est pas soumis à la même approche vaguement esthétisante ou romantique, comme dernier refuge d’une authenticité perdue.

Comme antidote à une telle posture, je trouve seulement : « le déchet, c’est nous ». En témoignent les chiffres effrayants de la pollution plastique, non seulement le « sixième continent » si spectaculaire, mais surtout les microparticules de plastique qui logent désormais en nous, dans nos organismes. Et je songe qu’à construire une figure de l’autre comme déchet, celui que la société a absolument rejeté, détruit, nié, on en oublie peut-être le mépris qui s’exerce quotidiennement à notre encontre, le mépris pour le monde dans lequel certains espèrent encore, et un mépris plus grand encore pour la colère de ceux qui refusent d’y renoncer.

Post-scriptum

Poète et traductrice, Lucie Taïeb est maître de conférences en littérature comparée à l’université de Brest. Elle a notamment publié Territoires de mémoire - L’écriture poétique à l’épreuve de la violence historique, Classiques Garnier, 2012.

Notes

[1C’est ce que Walter Benjamin se propose de faire, dans ses Passages, avec le « déchet de l’histoire ».