Vacarme 84 / Cahier

après la prise du pouvoir

mobiliser la créativité politique des favelas brésiliennes

par

Marielle Franco lors de la grève générale du 28 avril 2017. Photo Marcelle Benedita.

mobiliser la créativité politique des favelas brésiliennes

Marielle Franco (1979-2018) se définissait fièrement comme « produit de la favela ». Née dans le Complexo da Maré, un ensemble de favelas de Rio de Janeiro, elle s’est politisée sous la double influence de l’expérience quotidienne de la militarisation et des abus contre les droits des habitants de communautés pauvres, et d’un séminaire tenu par la gauche catholique dans son quartier, qui préparait des jeunes comme elle à entrer à l’université. Mère à 19 ans d’une petite fille, elle obtient son diplôme de sociologie en 2002 à l’Université Catholique de Rio, où elle est boursière, puis elle soutient un diplôme de 3e cycle sur les effets de la politique de sécurité publique de l’état de Rio sur les favelas. Activiste, elle est élue deux ans plus tard, avec le plus grand nombre de voix, au conseil municipal de Rio. Sa trajectoire est représentative des transformations du Brésil (augmentation du nombre des pauvres et non-blancs à l’université, de la participation politique des femmes), sa figure (femme, noire, « favelada », bisexuelle) est l’expression parfaite de la promesse d’un autre futur pour le pays. Son assassinat le 14 mars 2018, téléguidé par des intérêts encore non-élucidés, mêlant le crime organisé et la police, est symptomatique du moment actuel, où les forces de la réaction ont mis à profit la crise du système politique et les erreurs du Parti des Travailleurs pour essayer de bloquer définitivement ces flux de changement.

La mise en accusation de la première femme présidente du Brésil a été un acte autoritaire, bien que la totalité de la machine légale ait été mobilisée pour la justifier. D’un côté : Dilma Rousseff, la présidente, une femme qu’une partie non négligeable de la population considérait comme de gauche. De l’autre : Michel Temer, un homme, blanc, vu par beaucoup comme incarnant la droite, membre à part entière de la classe sociale dominante. À la suite du renversement de Dilma, la balance des forces au Brésil s’est déplacée du côté des composantes les plus conservatrices de la classe au pouvoir. Ce qui a impliqué des changements sociaux significatifs dans la sphère du pouvoir d’État et dans l’idée que s’en fait l’opinion publique, à un moment où les inégalités s’accroissent, et où augmentent le reniement des droits, l’extension de la discrimination et la criminalisation des jeunes femmes et hommes déshérité·es — et surtout les femmes noires pauvres. Le processus démocratique ouvert en 1985 à la fin de la dictature militaire est maintenant étouffé, tandis que s’annonce une nouvelle crise qui pose de sérieux défis à la gauche.

Ce texte tente d’analyser la condition sociale des femmes brésiliennes dans cette conjoncture, en gardant trois choses à l’esprit. Premièrement la considérable variation des positions des femmes dans une ville comme Rio — dans leurs perspectives culturelles, leur vie quotidienne et leur activité politique, leurs situations socialement déterminées. Deuxièmement, les femmes noires des favelas sont confrontées à des inégalités qui les distinguent des femmes d’autres couches sociales — celles de la classe moyenne, et celles qui n’ont pas à travailler pour vivre. En ce sens, bien plus qu’analyser la position des femmes en général, mon souci principal est ici d’identifier la position des femmes qui souffrent non seulement du machisme institutionnel de la société brésilienne, mais aussi du racisme structurel qui est ici hégémonique. Troisièmement, je veux attirer l’attention sur les femmes qui travaillent dans les conditions les plus précaires et les plus difficiles. C’est le cas de la majorité des femmes des favelas et d’autres districts urbains marginalisés, qui néanmoins continuent de représenter une force énorme de créativité et d’inventivité, avec la capacité de surmonter leurs conditions de vie par leurs luttes quotidiennes et leurs formes d’organisation locale. C’est au travers de ces multiples activités que les femmes jouent maintenant un rôle central dans les villes comme Rio de Janeiro.

Ce sont quelques-unes de ces conditions spécifiques de la vie des femmes des favelas qu’on doit prendre en compte quand on examine les différents niveaux d’inégalité sociale, économique et culturelle. Les quartiers manquent de ressources et d’infrastructures gouvernementales, il n’y existe que très peu de transports publics ce qui rend difficile l’accès aux zones où sont concentrés les principaux centres d’enseignement, de travail et de culture, ce qui a un impact sur le temps disponible pour l’étude, les loisirs et la vie familiale. Ensuite, les différences de classe s’exercent aussi dans les favelas, même si tous les habitants sont des travailleurs ; la précarité des conditions de travail et des contrats pèse de différentes façons. Toutes et tous sont exposé·es à une violence meurtrière, et subissent l’expérience de la discrimination et du stigmate. Enfin, insistons de nouveau sur la créativité de ces femmes, née du besoin de dépasser leurs conditions objectives et d’exiger des espaces alternatifs pour les activités artistiques, éducatives et politiques, ainsi que pour différentes formes de travail de subsistance. Développer une analyse fondée sur cette situation objective complexe, tout en prenant en compte les facteurs subjectifs imposés dans les arguments et narrations idéologiques, et dans le pouvoir institutionnel des discours dominants, est un exercice crucial pour comprendre et intervenir dans la conjoncture actuelle.

Après cette brève esquisse de la catégorie de « femme favelada », nous devons illustrer comment ces femmes vivent, ressentent et agissent quotidiennement, confrontées aux effets du récent « coup » de droite. L’urgence de la vie a toujours été pour ces femmes une réalité. Elles ont vécu les conséquences de la prise de pouvoir sur les droits, et la sanction de politiques visant à interdire et dominer. Dans l’histoire du Brésil, les périodes de « bien-être social » ont été obtenues de haute lutte plutôt que concédées par le pouvoir. Bien que le machisme institutionnel ait été l’un des piliers de la formation sociale du pays, les femmes noires faveladas sont aussi confrontées à d’autres formes de domination. Mais la situation politique actuelle, caractérisée par le durcissement du pouvoir en place et la prééminence du mâle blanc autoritaire-conservateur, intensifie cette dynamique.

Tandis que le vécu de ces inégalités, tout au long de l’histoire du pays, a plus d’impact sur les périphéries et les favelas, ces femmes ne font cependant pas montre de passivité — contrairement à la façon dont elles sont représentées dans le discours dominant et les medias. Elles ont joué un rôle central dans la lutte pour des politiques publiques qui contestent les inégalités et élargissent les dimensions humaines des droits civiques. Ainsi, elles ont imposé des changements au niveau des quartiers, qui se revendiquent avec force comme lieux pour l’émergence de l’imagination populaire et des relations sociales. Par leur engagement, qui va des arts aux pratiques sociales et politiques dans les quartiers marginalisés, elles font résonner leur présence à travers la ville. Il faut rappeler que les périphéries et les favelas ne sont pas séparées de la ville et en font partie. Ce qui les distingue des autres quartiers c’est la façon dont les résidents de ces communautés s’organisent, contournant la faiblesse des investissements publics.

Au cœur des histoires de vie de ces femmes — tout particulièrement les noires et les métisses, qui sont la majorité — il y a l’instinct de survie, pour elles et leurs familles. Elles construisent des réseaux de solidarité visant à aider à vivre et à renforcer la dignité. Tout en supportant le poids de l’organisation sociale inégalitaire du Brésil, elles sont aussi celles qui produisent les moyens de sa transformation, étendant la mobilité dans toutes les dimensions. En ce sens, ce sont elles qui seront le plus fortement pénalisées dans la conjoncture actuelle, tout en étant à une position centrale pour résister. Le terme « survie » s’entend ici bien au-delà du maintien de la vie — même en ces temps de vague croissante de féminicides au Brésil (en 2015, deux-tiers des victimes étaient noires). La survie implique aussi les conditions de logement, la nourriture, la santé, l’habillement, l’école, le travail, les moyens de transport, l’accès à la culture ; elle excède toute définition économique, pour inclure la vie dans toutes ses dimensions. Aujourd’hui, les corps des périphéries sont les principales cibles de l’exploitation et du contrôle imposé par l’ordre capitaliste — remplaçant le « corps des travailleurs de l’industrie ». Dans ce contexte, les femmes noires des périphéries, tout particulièrement des favelas, peuvent être les agents essentiels du progrès démocratique, de la coexistence avec la différence et de la victoire sur les inégalités.

Bien que l’activisme culturel et le militantisme politique de ces femmes tiennent au départ à des questions locales, et soient intimement liés aux conditions objectives et subjectives de leurs vies, les victoires locales qu’elles ont remportées ont un impact sur toute la ville. Il y a de nombreuses femmes faveladas remarquables, dont les actions transcendent l’environnement qui pèse sur leurs vies. Ce n’est pas tant qu’il s’agisse d’individus particulièrement brillants ou spéciaux : c’est une question de trajectoires, de rencontres, de perception de soi et des autres, d’opportunités et d’engagement dans les questions de société. Vu positivement ce phénomène, qui s’amorçait déjà avant la prise de pouvoir par la droite, pose à la gauche le défi de maintenir sa dynamique pour pouvoir surmonter la vague conservatrice qui balaie aujourd’hui le Brésil.

Cependant un nombre considérable de femmes faveladas voient avec méfiance la participation à la politique. Elles n’approchent pas ceux qui ont accès aux institutions étatiques — vus par la majorité comme faisant partie des rangs de l’élite politique. Elles sont de plus en plus nombreuses à le penser, au moment où les classes dominantes martèlent que le problème le plus grave c’est la corruption, pas les inégalités. Plus ce discours s’installe, plus il y a de gens qui rejettent toute participation à la politique et voient dans « les politiciens » la cause principale de la corruption. Les mesures pour les pauvres ont rarement été une priorité au Brésil. Ce qui renforce la prééminence de la peur, de la non-implication dans les décisions politiques, avec pour conséquence d’alourdir l’atmosphère autoritaire et d’abaisser le niveau de participation, en particulier au vote (comme le prouve l’augmentation des votes blancs et des abstentions). La méfiance envers la classe au pouvoir a toujours existé — la certitude qu’aucun changement ne dure, que tout est temporaire et à court-terme. Avec la prise de pouvoir de la droite ce sentiment s’est renforcé dans l’imagination populaire et est devenu un obstacle aux avancées démocratiques, que nous devons surmonter.

Le chômage et le travail précaire ont toujours prédominé dans les favelas, bien que la solidarité ait permis de créer les conditions de la résistance. De même que la certitude que nous ne pouvons nous arrêter, que la vie est une lutte permanente, cet environnement produit ses propres ressources pour dépasser ces limites immédiates et vaincre à une échelle plus large. Bien que les avancées de ces dernières années soient maintenant sévèrement menacées, il serait faux de dire que rien n’a changé, que tout reste tel qu’il était. Malgré l’insuffisance des écoles et des centres de santé de jour, les maigres perspectives d’emploi, le peu d’accès à l’art, aux études de langues et aux ressources de l’histoire, ces périphéries urbaines produisent de toute évidence de multiples formes d’intelligence — et les femmes occupent une place de premier plan dans ce processus. La tâche de la gauche au 21e siècle est d’accroître ce potentiel, en créant des discours qui mettent en avant la liberté, la participation et l’activisme émancipateur des femmes noires faveladas.

L’incertitude pesant sur le programme d’assistance sociale Bolsa Família [1] laisse déjà prévoir que les nécessiteux vont revenir mendier sur les marches des églises. Intensifié par la prise de pouvoir de la droite, le sentiment de manque de débouchés et d’absence de perspectives nourrit le pessimisme et le refus de voir au-delà du lendemain. Dans ces conditions, il est encore plus important pour la gauche de reconnaître les réussites des femmes noires et faveladas, et leur puissance de transformation : contestant les manières de voir, de sentir et de penser dans un monde en perpétuel changement, localisant les actions des femmes noires — tandis qu’elles luttent pour surmonter les effets du racisme institutionnel — dans ces espaces contestés : là est le défi.

Contrebalançant l’apathie et le cynisme, d’autres éléments pulsent à travers Rio de Janeiro, distincts de ceux qui prédominent au niveau national. L’élection historique (par 46 000 voix) d’une féministe noire, favelada et à gauche, comme conseillère contredit la logique de la prise de pouvoir par Tremer. Cela souligne qu’il est vital d’occuper les espaces de pouvoir, en particulier les institutions, en participant aux élections et en contestant la méritocratie autoritaire pour casser autant que possible le contingent de mâles blancs qui dominent ces lieux. Les stéréotypes associés au fait d’être une femme, et les attentes sur comment nous devons nous conduire, sont les facettes d’un discours institutionnel hégémonique qui demeure profondément conservateur. Ce mouvement réactionnaire en est au début de sa dynamique, comme le suggèrent les résultats aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Sur la scène internationale, les guerres et les persécutions sont des formes de contrôle, chacune pire que la précédente, imposées aux corps exclus de « l’autre ». Le discours trompeur de la « crise économique » sert à cacher la régression des droits, laissant les favelas, et particulièrement les femmes noires pauvres, encore plus vulnérables devant la violence et le racisme institutionnel qui imprègnent profondément le Brésil.

Le gouvernement Temer, illégitime, autoritaire et conservateur, étend la mainmise des élites politiques et économiques qui dominent le Brésil. C’est pourquoi la répression policière s’est intensifiée, face aux protestations populaires, en même temps que le discours de la guerre à la drogue, qui frappe au cœur des zones périphériques. Les contre-réformes concernant le travail et la sécurité sociale sont d’autres exemples de l’offensive sur les droits, qui frappe surtout les femmes, tout particulièrement celles qui vivent de leur travail ou dépendent du travail de leur famille pour survivre, les femmes faveladas à l’échelle du pays. Dans cette conjoncture, qui favorise le bonapartisme et l’expansion de l’autoritarisme conservateur, la première réponse doit être d’aller de l’avant par des actions immédiates et fortes, de construire le soutien aux campagnes qui réagissent aux événements, telles que Élections directes maintenant — qui rappelle les mouvements Diretas Já [2] du début des années 1980 — ou Pas un droit en moins [3]. Ensuite, de défendre les vies contre la violence meurtrière et lutter pour la dignité humaine. Troisièmement, de développer des politiques qui sapent les stratégies du capital au Brésil. Quatrièmement, de renforcer le récit de la coexistence dans des villes comme Rio, pour influencer l’imagination publique en faveur d’un désir de vaincre les inégalités. Enfin, positionner dans tout le Brésil ceux des marges et des favelas comme acteurs centraux. Bâtir des structures qui aident à l’empowerment des femmes noires pauvres pour leur assurer un rôle de citoyenneté active, et gagner une ville de droits : c’est fondamental pour la révolution dont le monde contemporain a besoin.

Merci à Rodrigo Nuñes

Post-scriptum

Traduit de l’anglais par Isabelle Saint-Saëns.

Cet article a été publié une première fois en brésilien : « A Emergência da Vida para Superar o Anestesiamento Social frente à Retirada de Direitos : O Momento Pós-Golpe pelo Olhar de uma Feminista, Negra e Favelada » in Tem Saída ? Ensaios críticos sobre o Brasil, coord. Winnie Bueno, Joanna Burigo, Rosana Pinheiro-Machado et Esther Solano, 2017 ; puis en anglais : « After the Take-Over - Mobilizing the Political Creativity of Brazil’s Favelas », New Left Review, 110, mars-avril 2018, https://newleftreview.org/II/110/ma....

Notes

[1Le programme Bolsa Família d’assistance sociale, introduit en 2006 par le gouvernement du Parti des Travailleurs de l’ex-président Lula, accorde des aides aux familles à bas revenus, à condition qu’elles acceptent d’envoyer leurs enfants à l’école et de les faire vacciner.

[2À la fin de la dictature militaire en 1983-1984, le mouvement Diretas Já demandait des élections directes. Ce fut, jusqu’aux manifestations de 2013, la plus importante manifestation nationale de l’histoire du Brésil, qui rassembla tout le spectre de l’opposition au régime, depuis les libéraux jusqu’au PT et aux mouvements sociaux.

[3Pas un droit en moins est le nom donné par le CUT, la plus importante fédération syndicale, à la campagne lancée en 2016 contre les réformes proposées par le gouvernement Temer (gel des dépenses sociales, réforme du travail, réforme des retraites). Ce mouvement a largement dépassé le CUT lui-même.