Actualités

À la merci d’un courant violent la Grèce après l’accord du 21 juin

par

Dimitris Alexakis livre une réflexion immédiate sur l’"événement" que devrait constituer selon certains l’accord de l’Eurogroupe sur le sort de la Grèce. À l’aune de l’expérience récente des Athéniens, la suspicion, ou tout du moins, une véritable attention critique semble pourtant de mise. La méditation claire et argumentée ouvre ici à une conclusion glaçante.

De Berlin à Athènes, les propos tenus ces derniers jours par les dirigeants européens précisent la situation qui sera celle de la Grèce au sortir de l’été [1] et justifient une lecture de l’accord conclu ce 21 juin à rebours des déclarations célébrant « la fin de l’Odyssée » (Moscovici), la « renaissance » grecque (« Le Point »), la concorde européenne retrouvée.

L’accord de l’Eurogroupe prévoit un rééchelonnement sur 10 ans d’une part conséquente de la dette grecque [2], une extension de la maturité des titres contractés auprès du Mécanisme européen de stabilité, un « coussin de sécurité » de 15 milliards d’euros faisant office de réserve de précaution et le reversement au compte-gouttes des bénéfices réalisés par la BCE sur ses titres de dette hellénique. Ces dispositions sont conditionnées par l’obligation faite aux autorités grecques de dégager au cours des années qui viennent un excédent primaire correspondant à 3,5% (puis à 2,2%) du PIB, objectif ne pouvant être poursuivi qu’au prix d’un prolongement à durée indéterminée des politiques d’austérité [3].

Sur les questions cruciales de la dette, du financement, de la souveraineté, de la politique sociale et du « retour de la croissance », le tableau semble être le suivant :

▶ Un pays surendetté, tenu de contracter de nouveaux emprunts pour rembourser les emprunts antérieurs, dont la dette s’aggravera mathématiquement à moyen et long terme et dont les excédents resteront dédiés au désendettement. Rien de neuf, donc, sinon le fait que le ratio dette / PIB obtenu après huit années d’austérité sévère [4] signe l’échec des politiques imposées par le FMI et les instances européennes. En Grèce, sous des formes chaque fois différentes, le refrain d’une « sortie des mémorandums » ponctue l’actualité politique depuis le début de la crise. L’accord de l’Eurogroupe s’inscrit dans cette logique et doit d’abord être lu comme une énième tentative de camoufler l’échec initial. Le déni originel (faire comme si l’État grec n’était pas en faillite mais simplement confronté à un défaut ou une pénurie de liquidités) est reconduit : il s’agit à présent de faire comme si cette dette était soutenable alors que l’imposition d’une politique frappant croissance et productivité à la racine et grevant lourdement le produit intérieur brut ne cesse de l’accroître. La figure qui s’impose n’est pas celle d’Ulysse revenant au pays natal après dix ans d’errance [5] mais celle de Sisyphe.

▶ Un pays à la merci des marchés et qui devra s’acquitter de taux d’intérêt plus élevés que ceux qui lui étaient demandés dans le cadre du « programme d’assistance » qui s’achève. Comme l’indique Olivier Passet, la question des taux d’intérêt réels et des écarts de crédit est plus que jamais au cœur des divergences et des fractures de la zone euro. Les pays du sud à fort taux de chômage subissent actuellement, selon les termes de cet analyste, une « double peine » : des taux d’intérêt nominaux plus élevés, qui intègrent « une prime de risque sur la dette souveraine », « pénalisent l’investissement » et « freinent la croissance ». Dans le cas de la Grèce, deux précédentes ventes d’obligations test ont été réalisées à des taux trois fois supérieurs à ceux assurés dans le cadre des programmes soutenus par la BCE ; ces taux pourraient s’avérer plus importants encore à partir de la fin août.

Les agences de notation, qui ont joué un rôle-clef dans le déclenchement / dévoilement de la crise [6], continuent de situer la Grèce dans la catégorie des États à risques. Certains investisseurs seront dissuadés d’investir dans les obligations grecques ; d’autres exigeront un rendement élevé, variant en fonction de la conjoncture et de la conformité du gouvernement grec aux orientation néo-libérales. Après avoir légèrement rehaussé la note de la Grèce, les analystes de Moody’s et de Standard & Poor’s rappellent que l’accord serait tenu pour caduc si le gouvernement venait à remettre en cause les mesures austéritaires passées et à venir. À compter du 21 août, les diktats de la Troïka seront simplement remplacés par ceux des fonds d’investissement et des agences de notation ; le commandement sera directement exercé par « les marchés », mais son contenu ne changera pas.

▶ Une politique économique « sous étroite surveillance » (à défait d’être « sous tutelle ») et sans marge budgétaire réelle. Si les revues régulières opérées par la Troïka ne sont plus à l’ordre du jour, le Premier ministre grec n’a pas obtenu le « Clean Exit » demandé mais une « surveillance renforcée » ; les initiatives du gouvernement grec continueront d’être scrutées à la loupe [7]. Le thème de l’indépendance recouvrée (« la Grèce peut désormais se libérer de la tutelle européenne ; les sacrifices consentis par la société grecque, soutenus par la solidarité européenne, ont porté leurs fruits ») est d’ailleurs accueilli sur place avec ironie, indifférence ou scepticisme.

▶ La poursuite des politiques d’austérité (coupes sur les retraites, abaissement du seuil d’imposition au détriment de foyers à revenus modestes ou faibles jusqu’alors exemptés) demeure la condition sine qua non des dispositions ouvrant la voie au refinancement de la Grèce sur les marchés. Le pays devra, selon le FMI, persister sans dévier sur la voie des réformes ; toute « dépense sociale ciblée » devra être approvisionnée par la diminution des pensions et l’abaissement du seuil d’imposition ; l’accent devra être mis sur « l’amélioration de la compétitivité », donc sur « la dérégulation du marché du travail ». Aux antipodes des envolées lyriques du commissaire français à l’économie, le ministre des finances allemand précisait ces jours-ci devant le Bundestag [8] que les réformes ne s’arrêteraient pas avec l’achèvement du troisième mémorandum. « Nous veillerons à ce que la Grèce poursuive la politique (…) entreprise ces dernières années. »

▶ Les chiffres attestant d’un « retour de la croissance » doivent être replacés dans le contexte qui est le leur : récession de longue durée, chômage structurel élevé, baisse de près de 30% du PIB en huit ans. Comme le remarque par ailleurs O. Passet, la reprise du sud n’offre que « l’illusion d’une convergence retrouvée en Europe » : « [Les pays périphériques] sont certes repartis d’un point de vue conjoncturel » mais « il s’agit d’un effet de rebond mécanique après une purge sans précédent ». Avant d’affirmer que ce mouvement est pérenne, il conviendrait de scruter « les moteurs de long terme de la croissance », où « le constat est sans appel » : « toujours pas le moindre souffle de productivité ». Rien d’étonnant à cela, puisque ces pays ont vu migrer nombre de leurs jeunes diplômés [9] et ont sacrifié « plusieurs années d’investissement stratégique ». Seuls les pays du cœur et du nord de l’Europe disposent en définitive de « la puissance de feu budgétaire » qui leur permettrait de faire face à un choc ou un retournement conjoncturel. Si la Grèce est en fort excédent, cet excédent « restera dédié au désendettement » ; or, « la faiblesse du parachute budgétaire participe dans les récessions à l’érosion du potentiel de croissance. »

L’accord de l’Eurogroupe peut être effectivement interprété comme un « tournant » [10]. Les formules de « sortie de crise » ou de « fin des mémorandums » n’en sont que l’emballage, mais la « sortie sur les marchés », elle, est bien réelle, et rappelle la mise à l’eau d’un navire dont chacun sait qu’il risque d’émettre un signal de détresse dès sa sortie au large. Peut-être les dirigeants européens ont-ils simplement voulu saisir au vol une occasion favorable (« l’amélioration conjoncturelle » évoquée plus haut) et « risquer une sortie » ? On peut cependant remarquer qu’en cas d’accident, de choc ou de retournement, la Grèce ne pourra désormais plus s’en prendre qu’à elle-même, le débat sur la responsabilité de l’UE dans la fragilisation de l’économie locale et dans l’opération initiale de renflouement de banques privées par de l’argent public étant (une fois de plus) escamoté.

« Stocker les problèmes pour les renvoyer à plus tard » : le diagnostic établi par l’association Finance Watch dans une étude sur les créances douteuses publiée ces jours-ci s’applique de toute évidence à cette fausse sortie de crise. Les dirigeants européens tablent-ils sans le dire sur une restructuration future de la dette grecque, lorsque les circonstances politiques seront réputées plus favorables, que les contribuables allemands, hollandais ou français et leurs parlements respectifs seront mieux disposés à envisager une remise de dette réelle [11] ?

Le tableau est pour l’heure celui d’un pays condamné à long terme (l’engagement sur le solde primaire court jusqu’en 2060 !) à une forme de stagnation, durablement étranglé par ses obligations de remboursement et qui n’aura d’autre choix, au nom du maintien dans la zone euro et du service de la dette, que de continuer à pressurer la main-d’œuvre locale, à brader ses richesses, ses territoires et son potentiel touristique, dans le sens d’un tourisme de masse aux conséquences sociales (Airbnb) et environnementales désastreuses [12]. La Grèce des mémorandums fait d’ores et déjà l’objet d’un gigantesque transfert de titres de propriété et cette tendance, plutôt que d’être freinée par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement se réclamant de la « gauche radicale », s’est considérablement accentuée à partir de juillet 2015.

S’il n’est pas certain que la confiance des marchés revienne, la défiance des citoyen.ne.s, elle, ne cesse de monter. À partir de l’écrasement des négociations de l’été 2015, cette défiance s’exprime en Grèce comme dans le reste de l’Europe à travers toutes les variantes de l’exploitation politique du sentiment national — du souverainisme au néo-fascisme. Confrontée à ce qui lui apparaît comme un courant porteur, une partie de la gauche se laisse entraîner dans le piège par ressentiment, « anti-germanisme » voire refus de la défaite et de la mélancolie [13] ; comme si, à partir de l’écrasement de la gauche grecque, l’initiative et la dynamique politiques avaient basculé de l’autre côté de l’échiquier politique et comme si les signifiants nationaux étaient parvenus à occuper la place, laissée vacante par la défaite de 2015, qui était auparavant celle des revendications de justice, de solidarité et de préservation des ressources naturelles.

Ce délitement impose de procéder à une analyse précise des causes de la défaite grecque. Si le gouvernement grec a effectivement perdu la partie en juillet 2015, c’est d’abord, à mon sens, pour avoir perdu la bataille de l’opinion européenne ; pour n’avoir pas su contrer la propagande massive qui, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas ou dans les pays baltes, est parvenue à neutraliser la conscience de classe (intérêts et ennemis communs) de retraité.e.s modestes ou pauvres, de précaires courant de mini-jobs en mini-jobs, d’employé.e.s miné.e.s par la crainte du chômage, pourtant confronté.e.s, quels que soient les pays, aux mêmes maux. La logique néo-libérale l’a d’abord emporté sur ce terrain, rien d’autre que celui des classes sociales, en parvenant à retourner les classes moyennes et populaires des pays créanciers contre les classes moyennes et populaires des pays endettés, en encourageant le ressentiment d’une infirmière allemande à l’égard de sa camarade grecque (ou portugaise, italienne, espagnole…) et en instrumentalisant à cette fin le sentiment national (caricatures racistes de tel quotidien hollandais, couvertures du « Spiegel », sarcasmes de tel éditorialiste du « Monde » imitant l’accent grec sur les ondes de France-Culture, sortie ouvertement raciste du président de l’Eurogroupe, refrain en boucle : travailleurs vertueux du Nord appelés à payer pour le Sud fainéant…). Une offensive idéologique fondée sur l’opposition nord / sud et sur l’application d’une grille de lecture morale aussi simpliste qu’efficace (« Il faut toujours payer ses dettes ») [14] à la réalité complexe, opaque au plus grand nombre, des mécanismes contemporains de l’endettement, est ainsi venue se greffer sur les déséquilibres structurels de la zone euro, et les a renforcés.

La manœuvre de longue haleine consistant à instiller des signifiants et des préjugés nationaux afin de diviser celles et ceux qui se trouvent également en butte, à travers tout le continent, au démantèlement de l’État-providence n’est pas que le fait de l’extrême-droite : elle est au cœur de la stratégie de domination néo-libérale et s’est avérée particulièrement payante dans le cas de la Grèce. Ce constat devrait, a contrario de l’illusion nationaliste, nous engager à rechercher les voies d’une alliance de classes porteuse des expériences, revendications et initiatives politiques des victimes de l’austérité.

(Athènes, 5 juillet 2018)

Le titre de cet article est emprunté au très beau roman d’Henry Roth Mercy of a Rude Stream (éd. de l’Olivier, 1994, pour la traduction française). Le présent texte fait suite à un article publié le 25 juin sous le titre Souveraine dette.

Post-scriptum

Cet article a été publié le 5 Juillet 2018 sur le blog de Dimitris Alexakis, Ou la vie sauvage.

Notes

[1Arrivée à échéance du troisième Mémorandum, d’un montant de 86 milliards d’euros, signé par le gouvernement grec quelques semaines après le référendum de juillet 2015 par lequel près de 62% des votants avaient rejeté un plan de mesures analogue.

[2Lire à ce sujet L’Europe propose à la Grèce un plan de sortie irréaliste, Martine Orange, Mediapart.

[3Lire à ce sujet L’Europe propose à la Grèce un plan de sortie irréaliste, Martine Orange, Mediapart.

[4La dette grecque se monte aujourd’hui à 320 milliards d’euros, soit 179% du PIB.

[5Lire à ce sujet le texte publié par Pierre Moscovici sur son blog au lendemain de l’Eurogroupe du 21 juin.

[7En particulier par le Mécanisme européen de stabilité.

[8Le Parlement allemand a validé ce vendredi par un scrutin nominal l’accord de l’Eurogroupe sur la Grèce par 410 votes pour, 226 votes contre et 7 abstentions.

[9Comme le rappelle Michel Husson dans un article récent à propos de la Grèce : « Environ un tiers de la population de 15 à 29 ans, pour une bonne partie des personnes qualifiées, a quitté le pays » (Un long calvaire s’annonce pour la Grèce, « Alternatives économiques »).

[10Selon l’expression de Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, dans un entretien au « Figaro ».

[11Lire à ce sujet l’entretien accordé par Klaus Regling, directeur du Mécanisme européen de stabilité, au journal « Ta Nèa » : la surveillance de la Grèce « devra se poursuivre jusqu’à ce que tout l’argent soit remboursé ». Jusqu’en 2060 ? « Oui. La Commission arrêtera quand 75 % auront été remboursés, mais pas nous. Nous surveillerons jusqu’à l’échéance finale. »

[12À propos de l’importance cruciale du secteur touristique, lire Michel Husson, Un long calvaire s’annonce pour la Grèce, « Alternatives économiques ».

[13C’est notamment le cas, en Grèce, de la prise de parole du compositeur Míkis Thèodorákis, figure historique de la gauche grecque, lors d’un rassemblement organisé par la droite, l’ultra-droite et l’Église orthodoxe contre la proposition de résolution du conflit sur le nom de la Macédoine ; cette intervention publique a malheureusement reçu le soutien de l’ancienne présidente du Parlement grec sous le premier gouvernement Tsípras, Zoé Konstantopoúlou, et de certaines figures emblématiques de la contestation des politiques d’austérité, au nom de la défense d’un « grand mouvement populaire ».

[14Lire à ce sujet l’introduction de Dette : 5000 ans d’histoire (David Graeber, éd. Les Liens qui Libèrent, 2013, pour la traduction française).