Vacarme 85 / Cahier

Dazibao domestiques

par

La famille Saniette est une famille ordinaire et extraordinaire qui illustre à merveille le dicton populaire : « les parents dépressifs font les ados mous ». Voyant peu à peu la parole s’effondrer entre ceux-ci et ceux-là, cette triste famille a tenté de sauvegarder un semblant de lien en passant par l’écrit afin de combler l’incommunicabilité inter-générationnelle qui semble les avoir saisis. Nous avons tenu à publier quelques-uns de leurs dazibao qu’ils se sont efforcés de produire. Âmes trop sensibles s’abstenir.

À nos fils

Nous, vos mère et père, avons décidé de vous reprendre en mains car nous sentons que vous partez complètement en sucette ou demeurez complètement handicapés ou encore restez de sales petits princes bourgeois et paresseux (choisissez la bonne interprétation). À cette fin, nous publierons régulièrement des dazibao (= affiches morales ou politiques en chinois placardées dans les rues) à toute fin de vous élever à nouveau vers la justice et les comportements droits. Ils tiendront à la fois de l’ordre public, du conseil exigeant et du how to.

Notre premier dazibao s’intitule « Comment ranger une assiette sale ».

Vous prenez l’assiette sale sur la table, sur le bar, dans votre lit, vous posez dessus couteau, fourchette, cuillère, pots de yaourts vides, emballages Picard, etc., et lui faites subir une translation conséquente vers la cuisine.

Une fois dans la cuisine, vous ne vous contentez pas (PLUS) de la translater de la table jusqu’au bar ou du bar jusqu’au plan de travail de la cuisine. Ça, PLUS jamais !

Vous allez d’abord vers la poubelle, appuyez sur la pédale (surtout pensez à appuyer sur la pédale), et une fois ouverte (pas AVANT), vous faites glisser dans la poubelle à l’aide d’un couvert sale jusque-là présent sur l’assiette tous les détritus sales qui s’y trouvent (d’où le nom de l’assiette) : restes de lardons, pelures diverses, grains de riz, emballages, etc. (ATTENTION : une cuillère ou une fourchette en métal n’EST PAS un détritus).

Puis vous allez vers le lave-vaisselle (c’est une machine pratique qui se trouve entre l’évier et le tiroir à casseroles, vous la reconnaîtrez facilement) et vous déposez l’assiette dans les rayons idoines et les couverts de même.

(ATTENTION : vous vérifiez avant que le lave-vaisselle ne contient pas de la vaisselle propre ; si c’est le cas, relisez le dazibao no 24 « Comment vider un lave-vaisselle plein et propre »).

Le tout en chantonnant « quelle joie de participer à ma hauteur à la vie de la communauté et de ne pas être un parasite de droite ».

En cas de grosse, grosse paresse, mais seulement de nuit, de manière parcimonieuse et sans le dire à votre mère, vous pouvez balancer l’assiette dans la cour de récréation de la maternelle. Mais, encore une fois, NE PAS EN ABUSER.

L. (votre mère) et P. (votre père)


ne soyez plus l’esclave de votre téléphone portable

Nous savons bien, ô nos fils, que vous avez une conscience aiguë de votre dépendance tout aussi aiguë à ces petites machines si addictives qui constituent la pointe avancée du capitalisme digital dans les esprits de chacun et le facteur n° 1 d’abrutissement de toute votre génération. Mais vous ne parvenez pas à vous empêcher d’y passer trop d’heures par jour. Et ça vous désole. On le sait, on le voit. Voici donc quelques conseils mûrement réfléchis, suivez les un par un et vous serez un jour des hommes libres.

1. Évitez coûte que coûte de l’utiliser au réveil et au coucher. C’est là où il est le plus toxique pour vos petits neurones. Préférez toujours lire quelques pages ou écouter la radio ou encore une discussion joyeuse et matinale avec votre mère (puisque votre père, ce crevard, soit dort, soit ne peut/veut pas parler). En plus, ça empêchera votre mère de plonger directement dans son ordinateur.

2. Achetez-vous un réveil et laissez votre téléphone dans la salle à manger quand vous allez travailler dans votre chambre (si jamais ça vous arrive) ou vous coucher (vers 20h45 pour A. avant de s’endormir vers 2 heures, vers 4 heures du mat’ pour S. avant de s’endormir au milieu de sa série Peaky thrones flash de Papel — pour en finir avec l’addiction aux séries, cf. dazibao no 47).

3. N’hésitez pas à l’éteindre de temps en temps. Si, si, c’est possible, il y a un bouton pour ça.

4. Essayez de vous convaincre que non, vos vies, vos ami·es, vos relations ne sont pas si formidables que ça et qu’un SMS laissé sans réponse, un rendez-vous manqué ou une image de Snapchat perdue ne changera pas grand-chose à la marche du monde comme de votre vie (et même peut-être rien). Au contraire, vous découvrirez que seuls les esclaves sont en permanence disponibles aux injonctions du dehors.

5. Faites confiance à votre culpabilité inconsciente. Par exemple écrasez votre chargeur sans le faire exprès (l’effet n’est pas immédiatement visible mais ensuite très efficace) ; ou encore allez jouer avec aux toilettes et faites-le tomber dans la cuvette en vous disant « oh merde, je croyais que c’était l’iphone de papa ».

6. Solution plus radicale : enfilez-le vous dans le cul pendant une heure ou deux. Cette fois, triple bénéfice, immédiat et médiat : A. pendant le temps imparti vous ne pourrez pas l’utiliser (ou très difficilement) ; B. il puera tellement à sa sortie que vous aurez bien moins envie de l’utiliser, surtout devant vos ami·es ; C. vous aurez vraisemblablement tellement mal au cul que ça vous donnera peut-être à méditer sérieusement sur la vanité des biens matériels.

7. Solution archi-radicale : si aucune des solutions précédentes ne fonctionne, vous pouvez expérimenter la seule efficace à 100 % — la nuit, et sans le dire à votre mère, balancez votre portable dans la cour de la maternelle. De surcroît, si jamais vous parvenez à viser juste et à toucher l’assiette sale balancée la veille, vous pourrez toujours vous dire que les Dieux sont avec vous.


Comment souffrir sans tirer la gueule

Ô nos fils, vos parents et moi (le narrateur), avons bien conscience de l’âge difficile que vous traversez, empli de chagrins, d’empêchements et d’emmerdes : les boutons qui poussent de partout, les déceptions en cascade (de vos ami·es, de vos amours, de votre crevard de père, de votre merveilleuse mère qui vous préfère à la télé, de la vie et pire que tout : de vous-mêmes), les râteaux comme s’il en pleuvait, les échecs et les mauvais résultats qui tombent comme à Gravelotte, les possibilités qui se restreignent à mesure que les années passent, l’horizon de vendeur chez Tati qui se précise glandage après glandage, et puis la destruction de la planète et la fin du monde qui attend tout au bout du rouleau… Oui, c’est rude : il y a bien de quoi souffrir et pleurer et désespérer. MAIS pas de quoi tirer la gueule… Voici comment faire.

1. Souvenez-vous avant toute chose des mots de Spinoza : il n’y a pas une chose que l’on fasse par passion [c’est-à-dire en souffrant et en étant passif] que l’on ne puisse faire activement et guidé par la seule joie. Ce qui signifie qu’on peut très bien se planter, se vautrer, glander, pleurer, lutter contre l’injustice, combattre pour sauver sa peau, etc., tout en étant joyeux, actif, vivant.

2. Tirer la gueule est autant une plaie pour l’autre que pour soi-même.

3. Souvenez-vous des mots que Pascal n’a pas prononcés mais qu’il aurait dû dire au lieu d’écrire toute son apologétique à la con : faites semblant de sourire et bientôt vous sourirez.

4. Être triste peut être noble, être rêveur, absent, vulnérable merveilleusement émouvant. Mais tirer la gueule est tout autre chose, c’est cracher sa tristesse à la face de l’autre, c’est bas, toujours minable.

5. 90 % des passagers du métro tirent la gueule mais être un passager du métro n’est pas un idéal du moi. Et pour les autres, c’est dur le soir de rentrer chez soi et de se croire encore dans le métro. Pensez un peu aux autres bande d’égoïstes.

6. Souvenez-vous des mots qui ont changé ma vie et que pensa un jour votre mère alors qu’elle se regardait dans le miroir : « Mais t’as pas fini de tirer la gueule, bécasse ? ». Ces mots, elle ne les prononça pas, mais je pus quand même les lire sur son front. Voulez-vous aussi être des bécasses ?

7. Ou bien ceci : vous êtes contents quand vous ressemblez à votre père le jour de son anniversaire au moment de recevoir des cadeaux ?

8. Pensez aux grands personnages historiques qui passaient leur vie à tirer la gueule : Agamemnon, Job, Ponce Pilate, Torquemada, Staline, Hitler, Francis Cabrel. Vous voulez vraiment être le Francis Cabrel de la rue des Envierges ?

9. Rappelez-vous ceci : là où il n’y a pas d’espoir, il n’y a pas de désespoir.

10. Et si ça ne marche pas, encore cela : l’humour (donc aussi la joie et la bonhommie) est la politesse du désespoir. Soyez donc un peu polis bande de sales jeunes.

11. Les jeunes cons qui tirent la gueule font les vieux cons qui tirent la gueule. Ça fait envie ?

12. Enfin, n’oubliez jamais la grande leçon du grand-père de Josepha à son enterrement : le plus sage des sages n’est pas le plus savant ni le plus juste des hommes, mais seulement celui qui apporte de la bonne humeur à la communauté.

Le narrateur


la recette du bonheur

Tout d’abord je tiens à préciser que je ne la détiens absolument pas et que tout ce qui va suivre n’est que l’imagination d’une utopie familiale. Comme nous le savons tous, cette famille manque sacrément de joie de vivre (une excursion à 6 heures au sein des S. suffit à confirmer cette théorie) ; en allant de S. qui n’est jamais là (et lorsque qu’il est là répond par monosyllabes) à A. qui est tapis dans sa chambre tel un ermite (mieux vaut qu’il le reste !) en passant par P. l’associable (qui n’accepte aucune intrusion dans son « bureau » au risque de se faire pourrir la gueule) et L. la crevée (qui quand elle ne corrige pas ses milliers de copies, se laisse mourir sur son lit). La situation est catastrophique. Ainsi je propose un certain nombre de solutions, ma foi plus ou moins efficaces mais qui auraient tout de même le mérite d’être de potentielles solutions.

1. Ou la règle d’or. Éviter tout contact humain avant midi (15 heures pour le week-end).

2. Regarder moins de séries policières norvégiennes pour savoir si Blount a vraiment tué Ingeborg et plus de films conviviaux et familiaux comme Borat ou Y a-t-il un pilote dans l’avion ?

3. Arranger nos emplois du temps : ne pas croiser maman le jeudi soir, ne pas parler à papa avant son café, ne pas parler à A. du tout…

4. Buter deux ou trois gosses de la maternelle par jour ; ça fait le sport de la journée et nous permet d’extérioriser nos pulsions les plus sombres.

5. Acheter une carabine à plomb pour A. et P., afin qu’il puisse enfin passer de très belles journées père-fils à chasser le pigeon.

6. Cesser de regarder les matchs de rugby de l’équipe de France, sauf de la catégorie des moins de 20 ans.

7. Vivre en Anarchie.

8. Travailler plus pour être fier de soi (évidemment).

9. Passer plus de temps à danser nu sous la pluie.

10. Faire des barbecues en invitant tout le quartier afin de retrouver cette bonne humeur populaire si peu existante chez nous.